L'expérience que je vais partager est celle de psychiatre à l'hôpital, notamment psychiatre pour enfants et adolescents.
À la demande de la préfecture de Paris, nous accueillons depuis plusieurs années des mineurs ou de jeunes majeurs radicalisés qui ont été signalés soit par le numéro vert, soit par les commissariats. En général, ces patients ne sont pas fichés S. Certains de ces jeunes s'apprêtaient à partir en Syrie - quelques-uns ont été arrêtés à la frontière. D'autres ont des connexions avec des recruteurs.
Notre travail de prise en charge s'inscrit davantage en prévention par rapport à un niveau élevé de radicalisation avec des projets de départ et des actes sur le sol français.
Dans un article qui va bientôt paraître, nous faisons un premier constat de ces deux premières années - 2015 à 2017 -, portant sur 34 sujets. Les jeunes filles sont surreprésentées par rapport à la population générale djihadiste. En effet, au sein de cette dernière, on trouve entre 25 et 30 % de filles, 20 % de mineurs et 30 % de convertis. La population que nous avons suivie est ainsi à la fois plus jeune - puisque nous travaillons sur des mineurs et des jeunes adultes - et plus féminisée. Au suivi de ces 34 jeunes s'ajoute celui de leurs familles et entourages. Parmi ces patients, 20 % sont dans des situations n'ayant pas de rapport avec la radicalisation, 50 % sont en situation de vulnérabilité par rapport à la radicalisation et 30 % sont dans une situation de radicalisation avérée.
Le signalement se fait par le numéro vert, souvent par les parents ou l'entourage, lorsqu'ils constatent un changement d'attitude : port du voile, connexion avec des personnes paraissant suspectes, etc. Notre travail est double : il s'agit à la fois d'évaluer la situation et de faire de la prévention.
En outre, depuis peu, nous recevons des jeunes revenants des zones de conflit, à la demande du juge des enfants du tribunal de Bobigny. Nous suivons actuellement un jeune dont les parents et les frère et soeur sont décédés sur place ; une fratrie de 3 enfants ; une fratrie de 4 enfants. Les parents sont ou bien morts ou bien incarcérés dès leur retour en France.
Y a-t-il chez les jeunes radicalisés une pathologie psychiatrique expliquant leur démarche ? C'est très complexe à dégager. Environ 20 % des cas sont des cas de pathologie à proprement parler et peuvent être à l'origine d'une affiliation à un leader charismatique qui les a happés. Dans 80 % des cas, nous sommes dans une zone grise dans laquelle se trouvent beaucoup de jeunes pendant cette période de fragilité qu'est l'adolescence : de nombreux adolescents se laissent mourir de faim, d'autres restent chez eux et refusent de sortir. Toutefois, beaucoup, une fois cette période passée, reprennent une vie normale.
Beaucoup de ces patients sont dans une quête, dans la mélancolie adolescente, avec des problèmes d'abandon ou de maltraitance psychologique, parfois des antécédents d'abus sexuels. À cela peut s'ajouter, pour de jeunes Français d'origine maghrébine, un questionnement sur leur trajectoire et celle de leur famille, leur positionnement subjectif dans cette dernière. Tout cela peut redoubler les motivations des jeunes à se venger. Ce que l'on constate, c'est que, souvent, ces jeunes se radicalisent dans un processus de revanche, de rédemption ou de rachat.
Il y a une extrême hétérogénéité des parcours et des profils. Certains sont des jeunes de banlieues, d'autres non. Certains viennent de familles aisées, et d'autres pas. Au final, il n'y a pas de profil type. Mais ce que l'on constate de manière unifiée, c'est qu'une fois qu'ils ont mis le pied dans l'engrenage de l'endoctrinement et de la radicalisation, les recruteurs sont très habiles. Ils perçoivent les motivations différentes en fonction des profils et savent adapter à chacun une trajectoire de radicalisation. Ils ont ainsi un sens de la psychologie extrêmement fin : à certains, ils vont promettre la rencontre du prince charmant, à d'autres la possibilité d'une action humanitaire et devenir les nouveaux « mère Theresa », à d'autres encore la rédemption ou encore la richesse ou la gloire. En outre, une fois que les jeunes sont dans ce mécanisme de radicalisation, on constate un « abrasement » : tous deviennent alors pareils. Une partie d'eux-mêmes semble fonctionner de manière quasi-automatique, ils tiennent un discours robotisé, avec des prêt-à-penser, comme s'ils ânonnaient des mantras. Plutôt que les convictions religieuses, ce qui joue un rôle, c'est la rupture qui leur est promise, l'accès à une rédemption, une transformation psychique et de leur cadre de vie.
Mon unité est une unité thérapeutique familiale. Les familles sont ainsi mobilisées. Nous cherchons à déterminer les points d'emprise dans leur histoire familiale, les passés de rupture et d'abandon. Ces dysfonctionnements ne sont pas toujours évidents. Dasch apparaît alors pour ces jeunes comme le négatif de cette appropriation familiale pathogène qu'ils avaient vécue.
Avec trois ans de recul, je dirai que notre bilan n'est pas trop mauvais. Nous faisons un travail pluridisciplinaire, à la fois psychiatrique, familial, social, de réinsertion, nous travaillons avec des imams et des repentis. Lorsque l'on conjugue ces travaux à différents niveaux s'adressant aux différentes strates de radicalisation, cela ne fonctionne pas trop mal. Nous avons quelques jeunes qui sont totalement sortis de la radicalisation. Toutefois, cela ne veut pas dire que ces jeunes ne sont plus en souffrance et donc qu'il ne faut plus s'en occuper. Mais le mirage de Daesh a été dissipé. L'une des raisons de ce bilan plutôt encourageant est que les jeunes que nous suivons sont au départ plus fragiles que d'autres radicalisés par conviction, et donc plus accessibles à cette démarche de prévention de la radicalisation.
Par exemple, nous suivons depuis trois ans un jeune qui a aujourd'hui 18 ans. Quand nous l'avons rencontré pour la première fois, il avait 14 ans. Il vient d'une famille « française de souche », plutôt aisée et bourgeoise qui a connu une séparation très passionnelle et houleuse, où l'enfant a été pris à partie par ses parents. En outre, il a subi un viol et des attouchements sexuels et n'a pas été protégé par ses parents. Il est devenu abuseur à son tour. Il s'est converti, s'est affilié à un recruteur et était prêt à commettre un acte sur le territoire pour obtenir une rédemption. Nous avons fait hospitaliser ce jeune pendant 6 mois. À sa sortie de l'hôpital, nous l'avons placé dans un séjour de rupture à l' où il a fait de l'humanitaire. Il est aujourd'hui confié à une structure d'accueil.