Monsieur le Président, mes chers collègues, les perspectives de cette LPM marquent un progrès, mais nous sommes loin du bouleversement radical que les premières déclarations du Gouvernement pouvaient laisser attendre, et ceci essentiellement pour trois raisons :
- Tout d'abord, cette LPM s'inscrit en réalité dans le prolongement du virage amorcé dès 2015, qui a consisté à stopper la chute des moyens et des effectifs. On le voit aussi dans le fait que beaucoup de programmes essentiels, comme Scorpion, n'évolueront en réalité, pendant plusieurs années, pas fondamentalement différemment de ce qui était prévu (Cédric Perrin a montré comment les réductions de trous capacitaires étaient plus modestes qu'espéré) ;
- La deuxième raison, ce sont les zones de flou dans lesquelles les difficultés pourraient apparaître. Je prendrai en particulier l'exemple du financement des OPEX. Vous le savez, la LPM prévoit de poursuivre la budgétisation progressive dans les crédits de la mission « Défense » du coût des OPEX. Au-delà de la provision inscrite, le surcoût sera financé par la solidarité interministérielle. Or l'expérience a montré que cette solidarité interministérielle pèse surtout, en réalité, sur un ministère : celui des armées ! Il faut donc prévoir une clause prémunissant les crédits de la défense et rétablissant une réelle solidarité interministérielle : nous vous présenterons un amendement en ce sens.
En outre, le calcul du coût des OPEX peut être amélioré, notamment pour intégrer les coûts indirects qui résulte de l'usure prématurée des matériels, dont nous savons qu'ils sont sur-sollicités dans les OPEX : nous aurons également un amendement sur ce point ;
- La troisième raison qui fait que cette LPM ne constitue pas, en elle-même, le tournant fondamental annoncé, c'est que cette programmation repose sur des paris :
o Le pari financier, tout d'abord : en gros, le Gouvernement présente sa trajectoire pour 2019-2021 ; pour 2022-2023, la copie sera revue en fonction de la situation économique, dans le cadre de la clause de revoyure prévue à l'article 6 du texte ; et pour 2024-2025, il y a une perspective de poursuivre sur la même lancée, mais plus hypothétique encore. Nous avons donc, en quelque sorte, 3 LPM en une, de moins en moins assurées au fur et à mesure qu'on s'éloigne dans le temps. Or la communication du Gouvernement en termes d'équipement des forces repose bien sur des objectifs théoriques en 2025 ;
o Second pari : celui des coopérations européennes. Celles-ci existent bien sûr déjà, mais la LPM explique qu'elles seront renforcées, et surtout qu'elles seront la solution à la rareté des crédits. L'idée paraît bien sûr séduisante. Mais il ne faut pas oublier que le succès n'est pas toujours au rendez-vous. A ce titre, je vous invite, mes chers collègues, à prendre connaissance du très récent rapport public thématique de la Cour des Comptes sur la coopération européenne en matière d'armement. Ce rapport, outre le fait qu'il offre une présentation claire des enjeux, rappelle aussi les nombreux écueils que la coopération européenne devrait éviter : il s'agit en particulier de fonder ces coopérations sur des négociations politiques claires et détaillées dès le départ, pour éviter de devoir renégocier en permanence de nombreux aspects des programmes, notamment le calendrier, les spécifications et la répartition des tâches.
Je souhaite développer ce point, car il nous paraît, au terme des auditions que nous avons menées, tout à fait fondamental : l'Exécutif ne ménage pas sa peine pour relancer la coopération européenne en matière d'armement. De facto, cette relance prend essentiellement la forme d'un rapprochement avec l'Allemagne, symbolisé il y a 15 jours par l'accord franco-allemand sur le Système de combat aérien du futur (SCAF). Certes, depuis le Brexit, nos coopérations capacitaires avec le Royaume-Uni n'ont plus le même dynamisme.
A l'inverse, l'Allemagne opère en ce moment une remontée en puissance militaire, symbolisée par son activisme en matière d'exportations de sous-marins, ou par les succès à l'export de ses matériels roulants. Mais, comme l'a dit notre président, la culture militaire et les objectifs de l'Allemagne restent très différents de ceux de la France. La coopération avec l'Allemagne pourra-t-elle être équilibrée sur le plan industriel, c'est-à-dire garantissant tout à la fois :
- La préservation de nos intérêts, et à ce titre, la question du partage des technologies doit être examinée avec attention ;
- La préservation de notre autonomie industrielle ;
- La définition d'objectifs communs, surtout en matière d'exportation des matériels, où l'accord de coalition allemand nous incite à la prudence ;
- La promotion de l'Europe de la défense dans la conception française, c'est-à-dire dépassant les égoïsmes nationaux qui aboutissent à l'exigence sourcilleuse du « retour géographique » (chaque pays voulant obtenir une partie du développement et de la production, en contrepartie de son engagement financier, quitte à ce que cette répartition ne corresponde pas à la réalité des compétences et se fasse donc au détriment de l'efficacité). C'est un des dangers bien soulignés par le rapport de la Cour des Comptes.
En conclusion, je dirais que ce texte contient certains aspects positifs, mais qu'il renvoie chacun à ses responsabilités : au Gouvernement, la responsabilité de tenir cette trajectoire de remontée en puissance qui pose question ; et au Parlement de s'assurer, par un suivi continu, que nous restons bien sur cette trajectoire.
Je vous remercie