Intervention de Bernard Roman

Commission de l'aménagement du territoire et du développement durable — Réunion du 22 mai 2018 à 17h00
Audition de M. Bernard Roman président de l'autorité de régulation des activités ferroviaires et routières arafer

Bernard Roman, président de Autorité de régulation des activités ferroviaires et routières (Arafer) :

Le pacte ferroviaire est enfin soumis à la sagacité du Sénat. Initialement le Gouvernement avait choisi de légiférer par ordonnances. La loi d'habilitation a été enrichie à l'Assemblée nationale et le sera encore davantage au Sénat. Vous venez d'évoquer la question sociale : l'Arafer n'a pas de compétence en cette matière. Je ne m'exprimerai donc pas sur les questions statutaires, même si je vous dirai un mot de la question du transfert des personnels. De nombreux sujets méritent d'être réglés directement dans la loi. Ayant été parlementaire pendant longtemps, je sais qu'il est exceptionnel que le Parlement puisse, dans le cadre très particulier d'une loi d'habilitation, faire un travail législatif normal en inscrivant dans le marbre de la loi un certain nombre de dispositions.

L'Arafer est une autorité publique indépendante qui a été créée en 2009 sous le nom d'Autorité de régulation des activités ferroviaires (ARAF) pour accompagner l'ouverture à la concurrence du marché de transport ferroviaire. Ses missions ont été étendues en 2015 et en 2016 au transport routier et autoroutier.

La première question posée est celle de la structuration du groupe ferroviaire. L'article 1er du projet de loi acte la transformation, à compter du 1er janvier 2020, du groupe public ferroviaire en un « groupe public unifié » avec une société nationale à capitaux publics, la SNCF, détenant intégralement deux sociétés nationales : SNCF Réseau et SNCF Mobilités. Ainsi une holding de tête regroupera le gestionnaire d'infrastructure et l'opérateur historique. Ce schéma verticalement intégré pose la question de l'indépendance du gestionnaire d'infrastructure. Les directives européennes 2012/34/UE et 2016/2370 posent des exigences fortes en matière. Certes, le projet de loi, en modifiant l'article L. 2111-9 du code des transports pour confier à SNCF Réseau l'exercice « de missions transversales nécessaires au bon fonctionnement du système de transport ferroviaire national au bénéfice de l'ensemble des acteurs de ce système », répond en partie à ces critiques. La ministre a aussi indiqué devant vous la semaine dernière, lors de son audition, que le Gouvernement serait amené lors de l'examen du texte au Sénat à clarifier la répartition des missions transversales entre la holding de tête et SNCF Réseau. Mais des interrogations importantes demeurent sur le périmètre des missions de la holding SNCF. Quelle maîtrise pour SNCF Réseau de ses ressources humaines ? Quelle maîtrise de ses systèmes d'information ? Quelle maîtrise de ses fonctions juridiques ? Aujourd'hui ces fonctions sont centralisées, gérées de manière transversale par l'établissement public de tête. Que se passera-t-il demain, en cas de conflit juridique entre SNCF Réseau et un autre opérateur ferroviaire, si le dossier est suivi par le service juridique de la holding qui détient par ailleurs SNCF Mobilités, c'est-à-dire un concurrent de l'autre opérateur ? Il importe donc de renforcer les garanties d'indépendance de SNCF Réseau dans la loi. L'indépendance concerne aussi la gouvernance : l'article 2 octies prévoit une incompatibilité entre les fonctions d'administrateur de SNCF Réseau et de SNCF Mobilités. Cependant, rien n'est inscrit au sujet des incompatibilités de fonctions entre le gestionnaire d'infrastructure et la holding de tête.

Au-delà de la gouvernance se pose une autre question importante, celle des relations entre les différentes sociétés de la holding. Des amendements concernaient ce point parmi les amendements déposés en vue de l'élaboration du texte en commission, mais ils ont disparu. SNCF Réseau, gestionnaire des gares, fera payer des péages à SNCF Mobilités, qui fera partie du même groupe. Il est essentiel de veiller à ce que la facturation entre des entités d'un même groupe soit la même que pour tous les autre opérateurs ferroviaires. Pour éviter les subventions croisées et les distorsions de concurrence, nous préconisons de nous inspirer de ce qui a cours dans le secteur de l'énergie : ces prestations doivent être doivent être facturées au prix régulé lorsqu'il s'agit de prestations régulées par le régulateur et au prix du marché lorsqu'il s'agit de prestations qui ne sont pas régulées. Si le texte reste muet sur ce point, les concurrents de la SNCF risquent de saisir l'Arafer dans le cadre d'une procédure en manquement, dénonçant des subventions croisées, invoquant le fait que SNCF Réseau fait payer à SNCF Mobilité ses prestations moins cher. Pire, l'Autorité de la concurrence pourrait aussi être saisie pour distorsion de concurrence. Il n'appartient pas à l'Arafer de se prononcer sur le choix d'organisation du groupe public ferroviaire mais notre mission est de nous assurer que toutes les garanties sont apportées à l'indépendance de SNCF Réseau. À cet égard, j'ai le sentiment que nous reproduisons la même erreur dans le ferroviaire que dans l'énergie, il y a quelques années. Les murailles de Chine que l'on construit pour garantir l'indépendance du gestionnaire d'infrastructure conduisent à des lourdeurs et des complexités considérables, alors qu'il aurait été beaucoup plus simple et moins coûteux d'opérer une séparation claire entre l'entreprise ferroviaire et le gestionnaire d'infrastructure en deux entreprises distinctes, éventuellement à capitaux publics.

Le deuxième problème concerne l'indépendance des gares, sujet déjà abordé dans la proposition de loi relative à l'ouverture à la concurrence du transport ferroviaire de voyageurs de MM. Maurey et Nègre. Il n'était pas possible de laisser les gares dépendre de SNCF Mobilités. La proposition du Gouvernement de rattacher Gares & Connexions à SNCF Réseau est pertinente. Il reste toutefois deux questions à régler. Celle du personnel tout d'abord : 17 000 personnes travaillent dans les gares dont plus de 15 000 qui dépendent de SNCF Mobilités. Pour que Gares & Connexions puisse se développer, elle doit avoir la maîtrise de son personnel et de l'ensemble des 17 000 agents nécessaires au fonctionnement des gares. La deuxième question est celle du foncier qui est géré aujourd'hui par d'autres entités de la SNCF : là aussi, il serait pertinent de transférer le foncier, au moment où l'on donne l'autonomie à Gares & Connexions. L'Arafer recommande en outre que les régions, autorités organisatrices de transport (AOT), qui le souhaitent puissent se voir déléguer la gestion des gares mono-transporteur. Il est incompréhensible de devoir multiplier des échanges entre les AOT et Gares & Connexions pour régler le moindre petit problème dans des gares où ne passent que des trains express régionaux (TER) !

Le troisième point concerne le calendrier de l'ouverture à la concurrence. Pendant la période transitoire, entre le 3 décembre 2019 et le 24 décembre 2023, le projet de loi autorise l'État à attribuer directement l'exploitation des services à SNCF Mobilités ou après mise en concurrence ; de même, les régions ou le Syndicat des transports d'Île-de-France (STIF) pourront attribuer l'exploitation des services directement à SNCF Mobilités, fournir eux-mêmes ces services, les attribuer à une entité in house, ou encore les attribuer après mise en concurrence. Ainsi le texte ne prévoit pas la possibilité pour une autorité organisatrice, pendant la période transitoire, d'attribuer directement un contrat de service à une entreprise ferroviaire autre que SNCF Mobilités. C'est contraire au droit européen. Le règlement européen OSP (obligation de service public dans les transports de voyageurs) dispose en effet que l'attribution directe peut être consentie à toute entreprise ferroviaire, quelle qu'elle soit. Dès lors, nous proposons qu'à compter du 3 décembre 2019, les autorités compétentes puissent avoir le choix de procéder soit à une mise en concurrence, soit à une attribution directe. Dans tous les cas, le monopole de SNCF Mobilités doit être remis en cause dès le 3 décembre 2019. Cette interprétation nous a été confirmée par la commissaire européenne aux transports en 2015.

Autre sujet, les dérogations, qui permettent de ne pas attribuer par appel d'offres les transports ferroviaires régionaux. Le texte en compte six ; quatre d'entre elles ne posent aucune difficulté : celles qui concernent les situations d'urgence, les régies, l'hypothèse où l'exploitant est aussi gestionnaire d'infrastructure et les petits contrats. Très peu de situations de ce type n'existent en France et dans ces cas-là, il n'est pas utile de procéder à un appel d'ouverture à la concurrence. En revanche, deux dérogations doivent être traitées avec précaution. J'ai lu certains amendements qui font penser que le Sénat ira dans ce sens. Il s'agit de l'exception de performance et des circonstances exceptionnelles. L'exception de performance permet, dans certaines conditions, lorsqu'un opérateur sortant dit qu'il peut faire mieux et moins cher, de ne pas ouvrir un appel d'offres et de signer une nouvelle convention avec lui. La question est de savoir comment on apprécie ces conditions. Certains amendements proposent que l'Arafer soit saisie pour avis en amont. Il convient aussi de définir des indicateurs pour apprécier si les objectifs qui ont été annoncés sont effectivement atteints, et donc aussi des sanctions si les obligations ne sont pas respectées. L'autre dérogation problématique concerne les circonstances exceptionnelles. Cette dérogation est prévue par le règlement européen OSP. La loi en reprend le texte, mais celui-ci ne donne pas de définition des circonstances exceptionnelles. Il appartiendra dès lors aux décideurs régionaux d'apprécier s'il y a bien une situation relevant des circonstances exceptionnelles. Ce flou entraine un risque de contentieux important.

Autre problème : l'accès à l'information et aux données. Nous partageons le même constat que MM. Hervé Maurey et Louis Nègre sur cette question essentielle. On ne peut rédiger un bon appel d'offres si l'on ne dispose pas de toutes les informations. Le texte prévoit que les entreprises ferroviaires titulaires d'un contrat de service public, les gestionnaires d'infrastructure et les exploitants d'installations de service transmettent à l'Autorité organisatrice des transports toute information relative à l'exécution du service et des missions « qui s'avère nécessaire pour mener les procédures d'attribution des contrats de service public ». Mais le terme « nécessaire » est juridiquement imprécis. Nous jugeons utile de supprimer ce terme pour que les entreprises sortantes ne puissent refuser de livrer des informations, au motif qu'elles ne seraient pas nécessaires. Nous voulons aussi inclure les données qui sont couvertes par le secret commercial ; celles-ci sont utiles pour configurer l'appel d'offres. Elles seraient évidemment protégées, comme le sont déjà les données à caractère confidentiel : l'Arafer manipule déjà quotidiennement des informations couvertes par le secret commercial et il n'y a jamais eu de fuite.

Sixième sujet : le nombre de salariés transférés. Tout le monde s'accorde maintenant pour dire que la proposition initiale, qui confiait au sortant le soin de fixer le nombre de salariés transférés, était mauvaise. Les propositions de votre rapporteur vont dans le bon sens. Il entend confier à l'Arafer le soin de valider, ou non, ce nombre. Il appartiendrait au régulateur, ou à l'AOT après avis conforme du régulateur, selon ce que vous déciderez, de le définir de manière définitive.

Enfin, dernier problème, la péréquation par les péages. Beaucoup a été dit sur les exemples étrangers et européens. Nous les avons étudiés et avons publié un livret consacré aux enseignements européens de l'ouverture du transport ferroviaire. Notre rapport est sans concession, indépendant, objectif, transparent. Nous ne comparons que ce qui est comparable. Beaucoup évoquent l'exemple anglais, mais les Anglais n'ont pas fait une ouverture à la concurrence, ils ont privatisé le secteur. Si on laisse de côté la Grande-Bretagne, nous constatons que partout le transport ferroviaire a augmenté de volume d'une manière considérable ; parfois le nombre d'usagers a doublé en dix ans ; partout l'opérateur historique a une activité plus importante qu'avant l'ouverture du marché ; partout le ferroviaire a gagné des parts de marché. La politique d'aménagement du territoire a fait l'objet de nombreuses questions à l'Assemblée nationale. Le Gouvernement défend l'idée d'un maintien de TGV pour desservir les territoires par le biais d'une péréquation des péages. Pour le Gouvernement, la libre organisation, ou open access, est la modalité d'organisation privilégiée des relations nationales. Les relations conventionnées n'interviennent qu'en complément, s'il est constaté que les services librement organisés sont insuffisants. L'objectif de la réforme est donc de mettre en place une péréquation entre TGV via le niveau des péages, de sorte que les péages seront ajustés à la rentabilité de chaque liaison. Ce mécanisme doit permettre d'assurer que les services librement organisés répondent aux besoins d'aménagement des territoires et de desserte des villes moyennes. Néanmoins, si cela ne suffisait pas, les régions ou l'État disposeraient de la capacité de conventionner des services supplémentaires. La ministre a cité l'exemple des lignes Paris-Lyon Paris-Chambéry lors de son audition la semaine dernière devant votre commission. Elle a indiqué que cette modulation des péages était possible, en lien avec l'Arafer. Nous sommes tout à fait favorables à un travail en ce sens avec la ministre. Chacun doit tenir son rôle : l'État fixe ses priorités stratégiques et sa politique d'aménagement du territoire ; l'Arafer rend un avis conforme sur la tarification et vérifie notamment qu'elle respecte les règles européennes. La modulation des péages paraît tout à fait envisageable. Elle concerne les redevances perçues en plus de la redevance de circulation, qui est calculée sur la base du coût directement imputable, c'est-à-dire du coût marginal de circulation d'un train supplémentaire sur le réseau. Les péages s'élèvent à deux milliards d'euros (soit entre 30 et 40 % des recettes du TGV. Le coût directement imputable, vérifié par l'Arafer, représente 20 % de cette somme. Les 80 % restants sont ce qu'on appelle la modulation. La ministre disait devant vous qu'il était possible de jouer sur cette part. Le critère qui est fixé par l'Europe, c'est la soutenabilité : plus une ligne est rentable, plus les péages sont chers. Si le Gouvernement veut maintenir des lignes non rentables- qui ne sont pas aussi nombreuses qu'on le dit : quand on dressera le bilan pour 2017, on verra que plus de 20 ou 30 % des lignes TGV sont à l'équilibre -, il faut que les péages soient le moins cher possible. Il serait donc possible d'agir sur 80 % des redevances, soit 35 à 40 % des recettes d'une ligne de TGV, c'est tout à fait significatif.

Dans ce but, en liaison avec SNCF Réseau, nous menons des travaux pour définir finement les segments de marché en prenant en compte les liaisons origine-destination de même nature. Nous pourrons bientôt déterminer, à partir de modèles économétriques, le calcul de l'élasticité de la demande par rapport aux tarifs, le tarif optimal pour stimuler, en fonction des objectifs du Gouvernement en matière d'aménagement du territoire, par rapport à la consistance du réseau ferroviaire, le maintien d'un certain nombre de dessertes ou l'arrivée d'entreprises nouvelles.

Ces travaux intéressent tout particulièrement le Gouvernement et laissent augurer une meilleure articulation entre les péages et les grands objectifs de la politique de mobilité et d'aménagement du territoire. Ce pourrait être le début d'un cercle vertueux qui permettrait de sortir de la logique strictement budgétaire et pour l'instant malthusienne qui a prévalu jusqu'à présent dans le monde ferroviaire.

Dernier point : même si c'est l'Assemblée nationale qui a fait en sorte qu'on ne remette pas en cause l'avis conforme du régulateur, le Sénat a pesé dès l'amont en ce sens. Je vous en remercie. En 2009, en 2014 et cette fois-ci, chaque gouvernement a proposé de remettre en cause l'avis conforme sur la tarification. Et chaque fois c'est le Parlement qui a rétabli cet avis conforme. Sans lui, nous ne serions pas en mesure de travailler sur une segmentation fine des tarifications des péages.

Pour la prochaine tarification du réseau pour 2019, nous allons travailler sur 15 catégories de péage pour les trains pour nous permettre d'arriver à cet objectif. La tarification 2018 comptait elle 135 catégories de péages : demander aux entreprises ferroviaires d'y voir clair - pour le fret comme pour les voyageurs - c'était impossible. L'avis conforme était donc essentiel. Restent les conditions dans lesquelles cet avis conforme doit être sollicité : des amendements ont été déposés visant à permettre au régulateur d'avoir le temps d'examiner ces propositions tarifaires de réseau.

Autre question essentielle : si l'Arafer ne valide pas une tarification, que se passe-t-il ? Il faut une tarification provisoire parce qu'il faut que les entreprises ferroviaires aient de la visibilité, mais si cette tarification provisoire est supérieure à la dernière tarification validée par l'Arafer, SNCF Réseau ne sera pas incité à faire une proposition plus performante. Nous souhaitons donc que cette tarification ne soit pas supérieure à la dernière tarification validée par l'Arafer.

L'Arafer a été créée par le Parlement et son indépendance consacrée. Une fois que les membres de son collège sont nommés, ils font leur travail avec des équipes extrêmement performantes, des experts qui sont à la disposition des assemblées. Moi-même, j'ai été de nombreuses fois auditionné. Tant la directive que la loi de 2014 indiquent bien que l'Arafer doit assurer ses missions au bénéfice des usagers, des clients, des entreprises ferroviaires.

Dans notre pays, on parcourt 1 000 milliards de kilomètres-passagers par an ; la part du train représente 10 %, un taux qui baisse chaque année depuis 2010. Réussir la réforme du ferroviaire est un énorme défi, pour faire en sorte que ce mode de transport attire de plus en plus et soit de plus en plus performant, sans que cela se fasse au détriment de l'entreprise historique.

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