Il y a presque 100 ans, les autorités françaises ont décidé de maintenir en vigueur le droit local applicable en Alsace-Moselle, au moment de leur réintégration au sein du territoire français. Le droit local puise à plusieurs sources. Il comprend tout d'abord des dispositions françaises d'avant 1871 maintenues en vigueur en Alsace-Moselle, qui ont entre-temps été modifiées en France. On trouve également des dispositions propres au Land Elsass-Lothringen élaborées pendant la période de rattachement à l'Allemagne. Enfin, certaines lois fédérales allemandes applicables sur ces territoires pendant ladite période forment la dernière partie de ce triptyque juridique.
Ces législations ont été maintenues pour plusieurs raisons. Des raisons techniques tout d'abord : il fallait laisser une période d'adaptation à la population et aux praticiens du droit. Des motifs politiques ont également joué. Ainsi, le Maréchal Joffre avait déclaré en 1914 que la France allait recouvrer ces territoires, mais qu'elle allait respecter les traditions alsaciennes et mosellanes.
Le droit local a fortement évolué. Une très grande majorité du droit commun est en effet applicable dans nos départements. S'il n'est pas possible d'évaluer précisément cette proportion, je dirai qu'elle est de l'ordre de 95 %. En effet, une très grande majorité des textes qui régit le droit français aujourd'hui a été élaborée après 1918. En conséquence, le droit général s'applique majoritairement dans nos départements comme dans le reste de la France. Une part importante du droit local a été reprise par le législateur français par voie de codification. Nous sommes entrés dans ce que nous appelons la troisième législation : il ne s'agit ni du droit local d'origine, ni de la législation de droit commun mais d'un droit propre élaboré par le législateur français. Enfin, bon nombre des dispositions maintenues ont fait l'objet d'une réinterprétation dans un contexte européen et national. C'est notamment le cas pour le droit des cultes.
Le droit local porte mal son nom. Il s'agit d'un droit national, comme le reste du droit français, élaboré par le Parlement, mais propre à trois départements : le Bas-Rhin, le Haut-Rhin et la Moselle. 100 ans après, l'unification législative a été très largement réalisée. Ce qui subsiste constitue le noyau dur du droit local.
Les dispositions qui sont maintenues sont des dispositions techniques, dans un grand nombre de domaines - droit des associations, droit notarial, échevinage... - qui sont parfois plus favorables pour les intéressés et plus souples que le droit en vigueur dans le reste de la France, mais que celle-ci ne souhaite pas voir étendues. Ces dispositions maintiennent et renforcent la tradition locale, notamment en matière de culte, d'enseignement religieux, de repos dominical ou de chasse. Pour une partie importante de la population, elles sont ressenties comme un élément du patrimoine local. Le droit local répond à une réelle attente et est perçu comme utile.
Depuis 1918, le contexte a changé : en 1918, l'unité du droit était vue comme un objectif à atteindre. Aujourd'hui, la vision est beaucoup plus nuancée : il existe une certaine diversité juridique au plan local, qui n'est pas forcément une mauvaise chose. Je pense notamment aux territoires et départements d'outre-mer, à la Corse, à Paris ou au statut de la métropole de Lyon. Le droit local s'inscrit donc bien dans ce cadre général.
Depuis 2011, nous sommes confrontés à un problème de constitutionnalité. De 1918 à 1971, personne n'avait évoqué de problème de conformité à la Constitution du droit local. Une première réflexion dans certains domaines a été menée suite à la décision Liberté d'association de 1971. Mais dans sa décision Somodia de 2011, le Conseil constitutionnel a eu une approche très stricte. Selon lui, le principe constitutionnel d'égalité s'applique au plan territorial : la loi doit être la même pour tous. Certes, il peut y avoir des exceptions fondées sur des considérations d'intérêt général, ou sur des circonstances particulières. Mais le Conseil constitutionnel considère qu'il n'y a aucun intérêt général ou circonstance particulière justifiant le droit local. Cette décision a en même temps reconnu le droit local d'Alsace-Moselle comme un principe fondamental reconnu par les lois de la République, garantissant son maintien, mais uniquement ce maintien. Toute modification doit se faire dans le sens d'un rapprochement avec le droit français.
Cette décision a eu plusieurs conséquences. Tout d'abord un sentiment d'inégalité est apparu dans nos trois départements. Il y a des annonces sur une intégration de la Corse dans la Constitution, il existe un régime original pour l'outre-mer, et même des dispositions particulières pour certaines collectivités territoriales, acceptées par le Conseil constitutionnel. Toutefois, ce dernier n'a trouvé aucun motif en faveur du droit local.
En outre, elle a entraîné un phénomène de blocage. Les administrations se sont servies de cette décision pour dire qu'il ne peut y avoir qu'un maintien du statu quo, et qu'ainsi toute évolution du droit local est impossible.
Enfin, elle suscite une incertitude juridique. La jurisprudence du Conseil constitutionnel est en effet rétroactive, y compris pour des dispositions spécifiques intervenues depuis 1918. Dès lors se pose la question de savoir si toutes sont conformes à la Constitution. À titre d'exemple, le Conseil constitutionnel a invalidé en 2014 une disposition de droit local relative aux assurances, qui avait été introduite par une loi de 1991.
Aussi, à la veille d'une réforme constitutionnelle, nous souhaiterions que la décision Somodia soit remise en cause par une nouvelle disposition constitutionnelle. Nous avons imaginé deux formes possibles. La première est spécifique à l'Alsace-Moselle : les intérêts propres aux départements du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle seraient pris en compte par le maintien d'un droit particulier propre à ces départements. Cela permettrait au législateur de pouvoir reconnaître un intérêt particulier, qu'il pourrait faire évoluer s'il l'estime utile.
La deuxième formulation a un caractère beaucoup plus général : elle exclut du principe d'égalité le caractère territorial.