Au Conseil européen de juin dernier, la France a accepté, en contrepartie de la limitation à douze mois du travail détaché, de sortir du dossier le secteur routier, qui reste donc en cours de discussion. C'est le secteur ou le détachement est massif et difficile à organiser, compte tenu de la mobilité des travailleurs.
La révision de la directive de 1996 renvoie à l'adoption d'une lex specialis les modalités d'application du régime du détachement au secteur du transport routier. La France était favorable à ce que la directive relie plus explicitement les deux questions. Elle s'est heurtée à l'intransigeance des pays du Groupe de Viegrad, mais aussi de l'Espagne qui a subordonné en octobre dernier son vote sur le compromis à la distinction des deux régimes. Le texte initial de la Commission européenne ne prévoyait pas non plus un alignement complet. Ce renvoi constitue néanmoins un véritable apport puisqu'il clarifie la situation du secteur du transport routier, considéré par certains États membres comme ne relevant pas du régime du détachement des travailleurs. Seuls quatre pays - Allemagne, Belgique, Espagne et France - appliquent aujourd'hui les normes relatives au détachement au transport routier de marchandises.
En 2017, 880 295 attestations de transport ont été produites par des entreprises étrangères en France. Elles représentent 81 % des déclarations de détachement. Les entreprises qui détachent le plus sont polonaises - près de 213 000 attestations - espagnoles, pour 105 000 attestations environ, et roumaines, avec 99 000 attestations environ. Les chauffeurs sont essentiellement polonais, pour près de 171 500, roumains pour 145 500 et ukrainiens pour près de 91 000.
La lex specialis est contenue dans le paquet « Europe en mouvement » que la Commission européenne a présenté il y a un an. L'objectif affiché de l'ensemble du paquet est de moderniser la mobilité et les transports européens, afin d'aider le secteur à rester compétitif tout en garantissant une transition vers une énergie propre et la numérisation. La Commission européenne entend, dans le même temps, réduire les formalités administratives pour les entreprises, lutter contre le travail illégal et offrir aux travailleurs des conditions d'emploi et des temps de repos adéquats dans le secteur du transport routier
Les négociations sur ce paquet font apparaître deux groupes de pays : le premier constitué du groupe de Viegrad auxquels s'ajoutent essentiellement la Bulgarie, l'Espagne les pays baltes et le Portugal entend garantir les parts de marchés acquises par leurs flottes au sein de l'Union européenne. La Pologne est ainsi le premier pavillon routier européen et réalise à elle seule près de 28 % de l'activité de transport routier de marchandises au sein de l'Union européenne, le secteur représentant 10 % de son PIB. L'Alliance du routier, créée à l'initiative de la France le 31 janvier 2017 et composée de l'Allemagne, de l'Autriche, de la Belgique, du Danemark, de l'Italie, du Luxembourg, de la Norvège - au titre de l'Espace économique européen - et de la Suède, vise à une réduction des distorsions de concurrence entre les États membres et une véritable convergence en matière sociale. La Grèce a rejoint l'Alliance en mai 2018.
S'agissant du détachement, le paquet prévoit deux types d'application. Ces règles viseront les opérations de transport international dès lors qu'elles sont égales ou supérieures à trois jours sur une période d'un mois calendaire, hors transit. Ce calcul, rétroactif, apparaît complexe et difficilement applicable. Le droit français est aujourd'hui plus protecteur puisqu'il applique les normes européennes en matière de détachement aux opérations de transport international dès le premier jour passé sur le territoire et non au bout de trois jours. Si le texte était adopté en l'état, il pourrait être difficile de maintenir la norme française.
Les règles en matière de détachement concerneront également le cabotage. La Commission propose aujourd'hui une dérégulation complète en la matière. Actuellement, un camion peut, à l'issue d'une livraison internationale, effectuer trois opérations de cabotage sur une période de sept jours dans l'État de livraison. Ce serait illimité. On observe ainsi des phénomènes de cabotage permanent. La Commission européenne propose aujourd'hui de supprimer le nombre d'opérations de cabotage mais réduit la période pour effectuer celles-ci. Dans un délai de cinq jours, un transporteur pourrait donc effectuer autant de livraisons qu'il le souhaite, les opérations de cabotage pouvant également viser les pays limitrophes.
La Commission justifie cette position en insistant sur la simplification qu'elle représente pour les autorités de contrôle. Dans le même temps, celles-ci se voient assigner des objectifs : la Commission souhaite qu'elles vérifient 2 % de l'activité de cabotage sur leur sol d'ici au 1er janvier 2020, puis 3 % à partir du 1er janvier 2022. La Commission indique que la révision en cours des normes relatives au temps de travail des transporteurs routiers devrait également relativiser le recours au cabotage. Il convient cependant de rappeler que le régime des opérations de cabotage vise le camion et non le chauffeur. Un changement d'équipage est donc parfaitement envisageable afin de limiter l'impact des obligations de repos à domicile envisagées.
De fait, une dérégulation complète du cabotage ne serait, par ailleurs, pas sans incidence sur le transport routier français, qui représente environ 700 000 emplois. Les différentiels de coût par rapport à la concurrence des pays de l'Est mais aussi de l'Espagne et du Portugal ont déjà progressivement conduit à une éviction du pavillon français des opérations de transport international. La part de l'international ne représente ainsi que 7 % des activités du transport routier mobile pour compte d'autrui français, là où elle dépasse 80 % en Lettonie ou en Slovaquie ou atteint plus de 60 % au Portugal et en Pologne. Les chiffres sont également éloquents lorsqu'on mesure l'importance du pavillon français dans les échanges internationaux en partance ou à destination de la France ; si la part atteignait 55,7 % en 1992, elle est aujourd'hui ramenée à 10,5 %. Les entreprises françaises se concentrent donc principalement sur le marché national où elles sont également concurrencées par les transporteurs européens dans le cadre des opérations de cabotage - d'où la sensibilité de ce secteur. Le régime actuel s'est traduit par une multiplication des opérations de cabotage par cinq sur la période 1999-2016. La France est donc un marché déjà largement ouvert, comme en témoigne l'augmentation de 17 % des opérations de cabotage en 2016 par rapport à 2015 - en un an seulement !
Une libéralisation complète renforcerait donc cette tendance et menacerait directement la survie du secteur, quand bien même seraient strictement appliquées les règles afférentes au détachement et le principe d'équivalence de rémunération. La structure de celle-ci diffère en effet d'un pays à l'autre, notamment en ce qui concerne le poids des charges sociales. Le salaire versé en France est constitué d'une part fixe évaluée à 77 % et de primes estimées à 23 % de la rémunération totale. Le salaire versé à un chauffeur bulgare est constitué à 76 % d'indemnités journalières qui viennent s'ajouter à un salaire fixe relativement bas, sur lequel sont calculées les cotisations. Le coût annuel d'un chauffeur routier est ainsi estimé à 20 348 euros en Pologne contre 47 000 euros en France.
Les ministres des transports français et allemand ont déjà indiqué, à la veille du Conseil Transports du 7 juin prochain, que les textes actuellement sur la table empêchaient d'aller dans le sens de l'application du principe simple : « À travail égal, salaire égal, sur le même territoire ». Il y a lieu d'appuyer la fermeté des autorités françaises sur ces questions tant les propositions de la Commission mais aussi les amendements de la Présidence bulgare ne remplissent pas les objectifs initiaux de renforcement des droits des conducteurs et de réduction des distorsions de concurrence.
Il convient de rappeler à ce stade que le compromis trouvé en trilogue, le 28 février 2018, par le Parlement européen et le Conseil sur la révision de la directive de 1996 sur le travail détaché garantit a minima l'application du régime de détachement aux chauffeurs tel que prévu par le droit européen actuel et à venir, une fois la révision définitivement adoptée. Ce qui permet, en l'espèce, de maintenir les dispositions prévues par le droit français, à savoir l'application du droit du travail français dès l'entrée sur le territoire. Au-delà de ces textes, il apparaît indispensable de lancer une réflexion sur l'élaboration d'un statut de travailleur hautement mobile, qui permettrait une uniformisation des statuts des chauffeurs routiers dans l'ensemble de l'Union européenne, destinée à juguler les distorsions de concurrence, garantir un niveau élevé de protection sociale et assurer une mobilité sûre et durable.
Notre proposition de résolution relaie ces observations. Nous souhaitons également que le transport combiné puisse se voir appliquer le régime du détachement, ce qui n'est pas le cas actuellement. Nous souhaitons enfin, en vue de renforcer les contrôles, que soit généralisé dès 2023 le chronotachygraphe numérique - le mouchard - qui permet de mieux vérifier les itinéraires et les temps de conduite. La Commission souhaite que cette généralisation n'intervienne qu'en 2034 alors que, de l'avis des experts, cette mesure peut largement être avancée.