Je vous remercie. C'est un honneur pour moi d'être auditionné par votre commission, trois mois à peine après avoir pris mes fonctions d'envoyé spécial pour la France.
Cette audition est l'occasion de faire un point sur la situation présente en Libye, de revenir sur la genèse, le déroulement et les résultats de la conférence internationale qui s'est tenue à Paris le 29 mai et d'envisager la suite et les perspectives.
Je commencerai par un cadrage liminaire : nous avons une ambassade en Libye, avec à sa tête une ambassadrice de France en Libye, positionnée à Tunis, mais qui se déploie de plus en plus sur le terrain à travers des déplacements réguliers, et dont les effectifs montent en puissance.
Pour ma part, je suis en charge du portage politique et diplomatique de l'action de la France sur le dossier à travers des missions, contacts, concertations avec nos partenaires régionaux, européens, internationaux intéressés par le sujet libyen. Ceux-ci sont assez nombreux mais ne tirent pas toujours dans le même sens ; j'y reviendrai.
La France participe à plusieurs formats de concertation : P3+1, P3+3 (Italie Egypte, Emirats), P3+3+3 (Algérie, Tunisie, Arabie Saoudite), Quint européen... C'est à ce titre que je me suis d'abord rendu à Tunis concomitamment avec les membres du groupe de travail de votre commission.
Quelques mots tout d'abord sur la situation en Libye.
Ce qui frappe, ce sont les fondamentaux : division, prédation, instabilité, insécurité. Le pays est profondément divisé, atomisé en de multiples pôles. La division dépasse de loin la fracture Est/Ouest car chaque camp est parcouru de divisions internes. Ainsi, derrière la division schématique entre le gouvernement d'entente nationale (GEN) du Premier ministre Sarraj et l'Armée nationale libyenne (ANL) du maréchal Hafter se cachent des réalités locales complexes, des alliances volatiles et des convergences d'intérêts.
À l'Ouest, le GEN est contraint de soigner ses relations avec les pôles politiques, économiques et armés que sont notamment les milices de Tripoli et d'autres grandes villes.
À l'Est, l'ANL est fondée sur une alliance entre des militaires de métier, des miliciens, des brigades salafistes et des mercenaires, autour de l'objectif commun de lutte contre le terrorisme. Mais derrière cette unité se trouvent aussi bon nombre de rivalités entre gens de l'Est, entre tribus et entre courants idéologiques.
Au Sud, fragmenté, peu peuplé, les conflits en apparence intercommunautaires ont souvent une origine économique : la lutte pour le contrôle des ressources. Le Sud n'intéresse que peu le Nord et, oublié, est une zone refuge pour la criminalité et les groupes radicaux.
Le conflit libyen est fondamentalement un conflit de prédation, pour le contrôle du pouvoir, du territoire, des ressources. Cette économie de prédation s'est durablement installée. La démobilisation des milices sera difficile même si l'ONU prépare des plans. La Libye reste la voie migratoire principale vers l'Europe et les trafiquants prospèrent. La menace terroriste demeure sérieuse malgré des progrès.
Malgré ce tableau compliqué et loin d'être apaisé, le conflit libyen reste somme toute de basse intensité : 433 combattants et civils tués en 2017 mais 108 civils tués depuis le début de l'année. Le dialogue n'est jamais totalement rompu. Nous percevons aujourd'hui une certaine fatigue, favorable au dialogue, car les acteurs semblent avoir pris conscience de l'impossibilité d'une victoire militaire. La population libyenne veut dans sa grande majorité sortir de cette impasse, notamment à travers les élections.
Quelques éléments alimentent une certaine dynamique positive :
- le succès des opérations d'enregistrement sur les listes électorales menées par la Haute commission électorale avec l'appui des Nations unies : 2,5 millions de personnes soit 56 % du corps électoral potentiel contre 1,4 million en 2014 et encore moins en 2012 ;
- le processus mené par la Mission des Nations unies de préparation d'une conférence nationale avec la tenue dans 27 villes de réunions publiques de dialogue inter-libyen qui ont permis à la population de s'exprimer sur toute une série de sujets sans violence ;
- la tenue des premières élections municipales à Zawiya (4ème ville du pays) avec un taux de participation de plus de 60 % sans non plus qu'on ait eu à déplorer d'incident
En sens inverse, deux développements récents suscitent notre préoccupation :
- au sud, la région de Sebha continue d'être le théâtre d'affrontements entre groupes tribaux, principalement les Toubous et les Ouled Sleimane sur fond de lutte pour le contrôle des divers trafics (armes, êtres humains, drogue etc...) ;
- à Derna, grande ville de l'est, l'ANL est à l'offensive, avec des moyens d'abord aériens puis terrestres, contre des « éléments terroristes ». Cela pose un problème humanitaire, dans la mesure où la population est prise au piège, et un problème politique vis-à-vis de la région de l'ouest, avec des risques de représailles entre milices.
Naturellement, deux éléments essentiels de la situation en Libye concentrent notre attention :
- la question des migrations. Sur l'ensemble de la Méditerranée, ce sont près de 42 000 arrivées qui ont été constatées depuis le 1er janvier de cette année. Sur ce total, 28 % concerne la Méditerranée centrale, soit environ 12 000 personnes. C'est une baisse sensible par rapport à la même période de l'an passé, mais la Libye constitue toujours le principal point de départ avec environ les deux tiers de départs de migrants d'Afrique à travers la Méditerranée.
La répartition nationale des migrants est la suivante : les Tunisiens représentent 22 %, les Erythréens 18 %, les Nigérians 7 %, les Ivoiriens et les Soudanais 5 %, les Pakistanais, Algériens et Guinéens 4 % et enfin les Maliens et les Irakiens respectivement 3 %.
L'office international de migration (OIM) a comptabilisé 700 000 migrants, dont 400 000 femmes dans le pays, mais ce chiffre est sans doute sous-évalué. Nombreux sont ceux qui sont détenus dans des camps dans des conditions souvent inhumaines, victimes de pratiques qui s'apparentent à de l'esclavage. S'y ajoutent les réfugiés, que le HCR évalue à 48 000.
Pour agir face au trafic d'êtres humains, la France a pris l'initiative avec les Pays-Bas, le Royaume-Uni, l'Allemagne et les États-Unis, en accord avec le gouvernement de Tripoli, de soumettre au Conseil de sécurité des Nations unies une liste de noms de trafiquants en vue de l'adoption de sanctions.
Je rappelle également les autres initiatives prises par la France : le sommet de Paris en juillet et celui d'Abidjan en novembre, ainsi que la création d'une task force entre l'Union africaine (UA), les Nations unies et l'Union européenne.
- deuxième sujet de préoccupation, naturellement, la menace terroriste. Deux groupes sont présents dans le pays : AQMI et Daesh. AQMI est présent en Libye depuis 2013, notamment dans la région d'Oubari. AQMI a développé une stratégie d'alliance avec les tribus et groupes locaux et mené des prises d'otages dans le secteur des champs pétroliers où se trouvent des compagnies étrangères. Toutefois, cette organisation a subi des revers importants, et notamment l'élimination de Mokhtar Belmokhtar en novembre 2016. Plus récemment, des frappes américaines ont eu lieu en mars dernier. Ces revers ont eu un impact significatif sur l'activité de cette organisation.
Quant à Daesh, il est présent depuis 2014 et, après avoir été délogé de Syrte et de Benghazi, il s'est réorganisé dans le désert, avec toutefois la permanence de cellules actives dans les grandes villes comme Tripoli et Misrata. C'est ainsi qu'une attaque a été menée contre la Haute commission électorale (HNEC) le 2 mai dernier.
Pour toutes ces raisons, le Président de la République s'est saisi dès son élection du dossier libyen. Le rôle joué par la France en 2011 l'y incitait, mais aussi les responsabilités qu'assume notre pays en tant que membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies. C'est ainsi que la France a organisé le 25 juillet 2017 la réunion de la Celle-Saint-Cloud, qui a mis en présence pour la première fois les deux rivaux de l'Ouest et de l'Est du pays. De la même façon, le ministre des affaires étrangères s'est rendu à deux reprises en Libye, en septembre et décembre 2017. Cet effort diplomatique a débouché concrètement sur l'organisation de la conférence internationale du 29 mai à Paris, préparée en lien avec le représentant spécial du Secrétaire général des Nations unies, Ghassan Salamé, et organisée en concertation avec les principaux acteurs libyens et nos partenaires internationaux.
Comme l'a dit le Président de la République, nous sommes animés par un sentiment d'espoir, car les Libyens se sont inscrits en nombre sur les listes électorales, et parce qu'on ressent le souhait de la population de pouvoir avancer vers une transition. Ce sentiment d'espoir se conjugue avec un sentiment d'urgence, parce que le statu quo n'est pas tenable, qu'il profite aux prédateurs et aux trafiquants et qu'il menace la stabilité régionale. L'objectif de la conférence de Paris était donc de donner une impulsion au processus politique.
Le bilan de cette conférence est très positif, puisqu'il faut noter tout d'abord la présence autour de la même table des quatre principaux protagonistes libyens, ce qui est une première. Ensuite, la participation de la communauté internationale, à travers les membres du P5, les voisins de la Libye, les pays intéressés et les organisations régionales est un élément essentiel. Enfin, la conférence a débouché sur l'approbation d'un texte dont les principes ont été négociés avec et entre les différents participants libyens. Le contenu des engagements est d'abord l'adoption avant le 16 septembre d'une base constitutionnelle pour des élections, la tenue d'élections présidentielles et législatives le 10 décembre, l'ouverture d'une nouvelle campagne d'inscription sur les listes électorales, l'engagement à respecter les résultats de ces élections et à sécuriser les scrutins, l'unification des institutions et notamment de la banque centrale, ainsi que l'unification des institutions militaires et de sécurité. Dernier point important, il a été décidé d'organiser une conférence de suivi de la mise en oeuvre de cette déclaration de Paris.
La question qui se pose maintenant est naturellement la traduction concrète de tous ces engagements. Il faut relever d'abord que les réactions locales libyennes sont globalement positives, puisque trois des quatre participants ont affirmé publiquement qu'ils respecteraient leurs engagements, et réaffirmé que la solution passait par des élections. Il reste bien sûr des voix discordantes.
Ensuite, il va falloir tâcher d'associer certains acteurs qui n'étaient pas présents à Paris, notamment en invitant des délégations en France, notamment de la ville de Misrata. Mais il ne faut pas oublier qu'à travers les quatre délégations présentes à Paris, la diversité du pays et ses principales sensibilités politiques régionales étaient représentées.
Reste que plusieurs défis de taille se dressent devant nous : l'établissement des conditions politiques, légales et sécuritaires indispensables à la tenue d'élections ; le respect du calendrier agréé à Paris. Il faudra donc faire preuve de volontarisme. Chacun devra être mis face à ses responsabilités et les Etats associés à ce processus devront aussi s'engager pour qu'il réussisse.
C'est pourquoi il était important grâce à nos efforts à New York que le Conseil de sécurité des Nations unies, par la voix de son président, reconnaisse officiellement l'importance de cette déclaration de Paris et se réfère positivement à ses différentes dispositions, en appelant les Libyens à tenir leurs engagements.
Pour ma part, je me rendrai prochainement à Washington, à Rome, au Caire et dans le Golfe notamment.
La conférence de suivi, qui sera un élément important, pourrait se tenir après l'été. En bref, la France, qui a beaucoup oeuvré pour une amélioration de la situation en Libye, entend continuer à prendre des initiatives dans ce sens. D'ailleurs le Ministre Jean Yves le Drian envisage de se rendre en Libye cet été pour entretenir la dynamique. Il devrait notamment être accompagné par une délégation d'hommes d'affaires français car nous souhaitons relancer cette dimension de notre relation.