Lorsque le Colonel Mouammar Kadhafi tenait la Libye, il n'existait pas de trafics de migrants. Le programme de la Ligue du nord et du nouveau ministre italien de l'intérieur, M. Matteo Salvini, a pour objectif de renvoyer les migrants dans leur pays d'origine. Comment envisagez-vous les contacts avec l'Italie, notamment pour atténuer le trafic d'êtres humains et réduire les flux à destination de l'Europe ?
Frédéric Desagneaux.- Je vais revenir sur les différents points évoqués en regroupant mes réponses.
Sur les élections, personne ne nie que les organiser soit un vrai défi surtout dans la situation où se trouve la Libye. Je voudrais cependant rappeler que l'objectif de la tenue d'élections est au coeur de la démarche des Nations unies et de son Représentant spécial Ghassan Salamé dont le plan d'action a été endossé par le Conseil de sécurité en septembre dernier. C'est donc notre feuille de route collective. Ensuite, c'est l'aspiration du peuple libyen qu'il a manifestée en s'inscrivant largement sur les listes électorales, ce qui marque un saut quantitatif considérable par rapport aux années antérieures. Il l'a manifestée à travers les différentes réunions organisées dans le cadre du processus de conférence nationale par le Représentant spécial, processus auquel les maires ont été associés car les municipalités par leur cohérence et parce qu'elles sont en adéquation avec les souhaits de leur population, sont un point d'appui important dans le processus de réconciliation nationale. Les élections sont donc considérées par les Nations unies et par les Libyens comme nécessaire pour sortir d'un statu quo que chacun s'accorde à considérer comme insupportable.
Alors on peut discuter du séquençage, pourquoi organiser des élections présidentielles et législatives en même temps et non l'une après l'autre ? D'abord organiser les élections le même jour, c'est permettre d'en assurer plus facilement la sécurité. Ensuite, c'est le meilleur moyen de s'assurer d'une bonne participation. C'est aussi garantir de ne pas avoir à courir le risque que l'instance élue en premier fasse tout pour empêcher celle de l'instance dont l'élection interviendrait postérieurement. Enfin, les instances actuelles sont dysfonctionnelles et se récusent leur légitimité. Le seul moyen d'en sortir est l'élection de nouvelles instances législatives et exécutive qui seront toutes deux légitimes puisqu'elles procéderont du vote du peuple libyen.
Le calendrier est effectivement exigeant, mais se fixer un calendrier c'est se donner les moyens de parvenir à l'objectif. La date du 16 septembre pour les arrangements constitutionnels est une première étape. Sans entrer dans le détail de la situation juridique, les projets de textes concurrents sont légions. C'est précisément le sens de la mission confiée à Ghassan Salamé à travers ses contacts, et nous soutiendrons nous-mêmes ces efforts, de trouver une base constitutionnelle acceptable et recueillant l'adhésion du peuple libyen. Ensuite, il faudra trouver une solution pour les lois électorales, il y a là aussi déjà trois projets concurrents, qu'il faudra parvenir à unifier. Sur ce point, il y a un autre acteur important, c'est la Haute Commission électorale qui a été la cible d'un attentat le 2 mai dernier. Le président de cette instance avec lequel notre ambassade est en contact régulier nous a dit clairement qu'il adhérait à l'objectif du 10 décembre, qu'il le pensait tenable pourvu que les acteurs coopèrent. Il a procédé au processus d'inscription sur les listes électorales de façon très transparente. Il s'agit d'une instance indépendante et efficace, ce n'est pas un hasard qu'elle ait été la cible des terroristes. Une des options pour rapprocher le point de vue des deux chambres qui vont être à la manoeuvre pour adopter la base constitutionnelle et les lois électorales, c'est l'organisation d'une navette par le truchement de la Haute Commission électorale de manière à établir un dialogue qui n'existe pas aujourd'hui entre les deux chambres.
Sur les questions sécuritaires et les milices qui prolifèrent et ne sont pas naturellement prêtes à perdre le contrôle de leurs positions de pouvoirs, de forces armées et de captations de ressources, il se trouve que Ghassan Salamé et ses équipes travaillent depuis longtemps sur ce sujet, sont en contact avec un certain nombre de ces groupes et ce qu'il nous dit, à propos des chefs de ces milices et leurs miliciens, c'est qu'une grande partie d'entre eux aspirent à intégrer de nouvelles structures de forces de sécurité légitimes, officielles, soit à retourner à la vie civile. C'est à cela qu'il faut travailler. Il existe par ailleurs, s'agissant de la réunification des forces de sécurité, un processus qui est conduit par l'Égypte. Il y a déjà eu six sessions entre des représentants des deux armées, l'une dépendant du gouvernement de Tripoli, l'autre du Maréchal Haftar à l'est. Leurs chefs d'état-major ont participé au mois d'avril à la dernière réunion au Caire. Nous soutenons ce processus. Il y a également un travail de planification sur la démobilisation et la réintégration des miliciens.
Sur les questions financières et le rôle du panel des experts du Conseil de sécurité des Nations unies, au titre des résolutions du Conseil de sécurité, le Comité des sanctions a appointé un panel d'experts qui procède à des enquêtes et produit deux rapports chaque année, un rapport intermédiaire présenté au mois de janvier et un rapport définitif que nous attendons pour la fin juin. Ces rapports pointent un certain nombre de dysfonctionnements, d'irrégularités et de violations des dispositions des résolutions de sanctions du Conseil de sécurité, font des recommandations et demandent la coopération des Etats membres. Au sujet des sanctions financières dont nous savons bien qu'elles pourraient avoir un impact fort pour mettre à mal toutes les opérations de malversation, corruption et prédation, il y a plusieurs pistes qui sont étudiées à un stade préliminaire concernant l'identification des flux de capitaux libyens et la possibilité de désigner les individus ou entités qui se livrent à ces pratiques financières illégales et en interne. Nous commençons à y travailler au sein de nos administrations. C'est un dossier sur lequel Ghassan Salamé est très allant, mais également les États-Unis. Pour ce qui concerne la Banque centrale, il est indiqué dans la déclaration de Paris qu'il faut réunifier les entités, car il en existe deux, une à l'Ouest et une à l'Est. La question du remplacement du gouverneur dont le mandat a expiré en 2015 se pose et nous avons demandé aux présidents des deux chambres de s'accorder pour nommer un remplaçant au titulaire actuel. C'est évidemment très important compte tenu du rôle que joue la Banque centrale dans l'administration financière et budgétaire de la Libye.
Sur la question des migrations, les sanctions ne sont pas des arrestations mais la citation de six personnes afin de prendre des mesures de gel de leurs avoirs et des interdictions de voyager. La coercition exercée est le fait des autorités libyennes, notamment par les garde-côtes dont nous contribuons à la formation avec l'Union européenne à travers l'opération EUNAVFOR Sophia dont le mandat va être renouvelé dans les prochains jours. Pour mémoire, cette opération déploie 7 bâtiments navals, 4 avions de patrouille maritime et un drone ; la France fournit actuellement un navire et un avion. Au-delà de ce travail en mer, il y un travail à conduire à terre, notamment sur les frontières. L'Union européenne a mis en place la mission EUBAM qui est chargée de travailler sur la formation à la sécurisation des frontières et dans le domaine de la justice pénale et de l'Etat de droit. Évidemment, la situation ne lui a pas permis de se déployer sur le terrain, mais elle exerce ses missions de formation à Tunis, ce à quoi s'ajoute l'action menée par les Nations unies. On notera des développements positifs comme les réunions de coordination sur la sécurité des frontières qui ont regroupé les ministres de l'intérieur et des affaires étrangères et les chefs des services de renseignement du Niger, du Tchad, du Soudanet de la Libye. L'Union européenne contribue en soutien à des ONG, au HCR et à l'OIM à des projets dans le domaine de la protection des migrants, des déplacés et des réfugiés et à des programmes de développement local, notamment à travers un fonds fiduciaire d'urgence auquel 173 millions d'euros ont été consacrés. La France participe de cet effort. Elle participe également avec l'Union européenne au financement de la préparation des élections. L'Union européenne a consacré 5 millions d'euros à un programme d'assistance électorale piloté par le PNUD auquel nous avons contribué comme d'ailleurs les États-Unis. Par ailleurs, après l'attentat contre la Haute Commission électorale, la question de la réimplantation et de la sécurisation de son siège se pose et nous étudions les moyens de venir en soutien à cette Commission. Enfin, pour garantir la sincérité du scrutin, des observateurs européens pourraient être déployés si les conditions de sécurité le permettent. C'est une décision qui appartiendra à l'Union européenne.
L'Italie a un intérêt historique et légitime pour la Libye. Elle dispose d'une ambassade présente à Tripoli. Elle avait conçu une certaine amertume au moment où la France avait pris l'initiative de la réunion de La Celle Saint-Cloud en juillet 2017. S'agissant de la réunion du 29 mai, la presse italienne a certes émis des critiques. Le choix de la date n'a pas été conditionné par le déroulement de la crise gouvernementale italienne, mais à la suite d'une large concertation entre toutes les parties prenantes. L'Italie était représentée par une délégation du ministère des affaires étrangères et son ambassadrice à Paris. J'irai à Rome très rapidement et ne doute pas que tous les contacts bilatéraux permettront d'évoquer le sujet. Nous aurons la semaine prochaine une conférence téléphonique au niveau des cellules diplomatiques française, américaine, britannique et italienne pour échanger sur la mise en oeuvre des dispositions issues de la déclaration de Paris. L'Italie a été associée en amont et continuera naturellement à l'être pour faire aboutir les objectifs qui ont été décidés à Paris.
La nouvelle donne gouvernementale italienne impacte nécessairement la question des migrations et celle de l'accueil des réfugiés en Europe et de leur traitement par les différents pays. Je ne suis pas en charge de la question des migrations, il existe un ambassadeur thématique qui traite ces questions dans ses différentes dimensions, mais nous échangeons régulièrement et nous constatons que les questions migratoires font partie des éléments structurants de la crise libyenne. Bien entendu, la politique italienne aura un impact sur le dossier européen, mais peut-être aussi sur l'aspect libyen. Je note que dans son discours d'investiture devant le Sénat, le Premier ministre Conte n'a pas abordé la question de la situation politique en Libye.