Pour visiter nos villages, centres-villes et centres-bourgs, objets de la proposition de loi sénatoriale que nous venons d'examiner, il faut des aéronefs, des aéroports, des équipages et des aiguilleurs du ciel. C'est d'eux dont je vais vous parler à présent, la commission m'ayant confié, en tant que rapporteur spécial du budget annexe de l'aviation civile (BACEA), une mission de contrôle budgétaire portant sur les grands enjeux de la modernisation du contrôle aérien français.
Le contrôle aérien est au centre de beaucoup d'enjeux, comme le Ciel unique européen. Il fait en outre l'objet de nombreuses critiques : grèves à répétition, salaires des contrôleurs, coûts supposés, obsolescence des systèmes. Qui n'a pas entendu les messages de l'équipage informant les passagers que le décollage était retardé en raison des instructions du contrôle aérien, ou subi une annulation en raison d'une grève des contrôleurs aériens ? J'ai souhaité dresser un état des lieux précis de la situation, loin des idées reçues.
Ce contrôle budgétaire a commencé en février 2017 et j'ai pu voir la direction générale de l'aviation civile (DGAC) évoluer positivement depuis cette date, à la suite de mes interpellations, qui ont exercé une utile pression. Si la DGAC a modifié son plan de vol, en particulier sur la question sensible des équipements du contrôle aérien, c'est probablement parce que certains lièvres avaient été levés...
En France, c'est la direction des services de la navigation aérienne (DSNA) qui est chargée du contrôle aérien. C'est une administration d'État, qui fait partie de la direction générale de l'aviation civile (DGAC). Elle gère l'ensemble des vols dans l'espace aérien français, qui est l'un des plus vastes, avec un million de kilomètres carrés, et le plus fréquenté d'Europe.
Les services de la navigation aérienne comprennent le contrôle au décollage et à l'atterrissage, exercé dans les 79 aérodromes français, le contrôle d'approche entre 600 mètres et 5 000 mètres, effectué dans les centres d'approche, et le contrôle en-route lorsque l'avion est en phase de croisière dans l'espace aérien supérieur.
Ce contrôle en-route, peu connu mais qui mobilise de nombreux contrôleurs aériens, est effectué dans les cinq centres en-route de la navigation aérienne (CRNA) d'Athis-Mons - le plus important car il gère la région parisienne -, de Reims - qui connaît des mouvements sociaux récurrents depuis l'année dernière - d'Aix-en-Provence, de Brest et de Bordeaux.
La DSNA est aujourd'hui sous forte pression car elle doit faire face tous les ans à une très forte augmentation du trafic - dont nous nous réjouissons - nettement plus importante que celle qui avait été anticipée. Elle a ainsi contrôlé plus de 3,1 millions de vols en 2017, un chiffre en hausse de 4 % par rapport à celui de 2016 et de 8,6 % par rapport à 2015.
Ce trafic est de plus en plus saisonnier. Alors que le trafic hivernal est relativement stable autour de 7 000 vols contrôlés par jour, il y a eu au cours de l'été 2017 174 journées à plus de 9 000 vols, dont 88 journées à plus de 10 000 vols et une journée à plus de 11 000 vols, ce qui constitue un record absolu en Europe. Il faut donc avoir des moyens techniques et des effectifs suffisants pour y faire face.
S'il est particulièrement net en France, ce phénomène touche également la plupart de nos voisins européens, dont les centres de contrôle aérien peinent eux aussi à suivre la cadence du trafic, ce qui se traduit par un déficit des capacités offertes aux compagnies aériennes et par une augmentation des retards. Malheureusement, ces tendances vont se poursuivre, voire s'amplifier cette année et dans les années à venir. Les inquiétudes sont très fortes pour cet été dans le monde aéronautique.
Pour répondre à ce défi et éviter de se heurter à un « mur de capacités », les prestataires de services de la navigation aérienne européens doivent donc actionner les deux principaux leviers qui sont à leur disposition pour augmenter leur productivité : moderniser les systèmes de navigation aérienne, un matériel de dernière génération offrant par définition des capacités pour « faire passer le trafic » nettement plus importante qu'un matériel vieillissant ; améliorer les ressources humaines, ce qui recouvre à la fois le nombre de contrôleurs aériens, mais aussi et surtout tous les aspects de l'organisation de leur travail.
La France n'est pas seule, elle participe à l'édification du Ciel unique européen, construit depuis 2004 par l'Union européenne pour lutter contre la fragmentation de l'espace aérien européen. De nombreuses études, et en particulier des comparaisons avec les États-Unis, ont montré que le fait que chaque pays européen possède ses propres services de la navigation aérienne était extrêmement inefficace et engendrait des surcoûts considérables pour les passagers du transport aérien. C'est le souci des États européens de préserver leur souveraineté en matière aérienne qui explique historiquement cette situation.
Pour tenter d'y remédier, le Ciel unique européen vise à créer des règles communes en matière de sécurité, à améliorer la coordination opérationnelle entre les acteurs, à développer des solutions technologiques européennes dans le cadre du programme de recherche-développement SESAR (Single European Sky Air Traffic Management Research) et à réguler les prestataires de services de la navigation aérienne, afin d'exercer une pression pour plus de modernisation.
Il s'agit là d'une véritable révolution pour ces opérateurs placés en situation de monopole. Ils doivent désormais réaliser des objectifs qui leur sont fixés au niveau européen en matière de retards, de tarifs des redevances aériennes, de coûts unitaires et de performance environnementale. Cette surveillance nouvelle a permis de mettre en lumière les atouts et les insuffisances du contrôle aérien français, jusqu'ici difficiles à appréhender. La comparaison avec nos voisins est parfois cruelle.
Un bon point tout d'abord : la densité du trafic aérien qui survole l'espace français permet de réaliser des économies d'échelle, ce qui explique que la DSNA présente des coûts unitaires maîtrisés. Cette situation lui permet de proposer aux compagnies aériennes des tarifs de redevances de route compétitifs par rapport à ceux des autres grands pays européens.
La performance environnementale de la DSNA, mesurée par l'écart entre la route empruntée effectivement par un avion et la route la plus directe possible, est déjà moins satisfaisante, puisque celui-ci est supérieur de 20 % à la moyenne européenne.
Mais le gros point noir pour la DSNA est celui des retards : elle est à elle seule responsable de 33 % des retards dus au trafic aérien en Europe, alors qu'elle gère 20 % du trafic. Ces retards représentent une perte annuelle de 300 millions d'euros pour les compagnies aériennes, soit à peu près le quart de ce qu'elles lui versent sous forme de redevances. Cette situation s'aggrave chaque année et montre à quel point il devient urgent que les services français de navigation aérienne se modernisent.
Disposer de systèmes de navigation aérienne modernes permet aux contrôleurs aériens de faire passer beaucoup plus de trafic. Or, lorsque j'ai visité le centre de contrôle en-route d'Athis-Mons, qui supervise l'espace aérien de la région parisienne, j'ai été frappé par l'obsolescence d'un certain nombre de matériels et de logiciels.
Le plus visible et le plus incompréhensible de ces archaïsmes est sans conteste l'utilisation par les contrôleurs aériens de bandelettes de papier - les strips - qui leur donnent un certain nombre d'informations et sur lesquelles ils notent les instructions transmises aux pilotes des avions contrôlés. Cela fonctionne bien d'un point de vue opérationnel, mais nous place en retard par rapport à nos partenaires européens.
À l'heure du tout informatique et du tout électronique, une interface homme-machine aussi rudimentaire, également utilisée dans les centres en-route de Reims et d'Aix-en-Provence, surprend et laisse à penser que les contrôleurs aériens doivent disposer de matériels informatiques et électroniques beaucoup plus sophistiqués à leur propre domicile, tels que des simulateurs de vol !
Mais il ne s'agit là que de la partie émergée de l'iceberg. Car c'est tout le coeur du « bon vieux » système d'aide au contrôle aérien Cautra qui est désormais à bout de souffle. Cela explique du reste pourquoi les coûts de maintien en condition opérationnelle des systèmes de la DSNA ont explosé de 340 % en 15 ans et représentent désormais 136 millions d'euros par an.
Lors de la visite du centre de contrôle aérien en-route de Maastricht, géré par l'organisation internationale Eurocontrol, j'ai pris la mesure du gouffre qui sépare un centre moderne et performant de la grande majorité des salles de contrôle françaises. Pour ne reprendre que l'exemple frappant des strips, le centre aérien de Maastricht est passé à un environnement tout électronique - stripless - en 1992, il y a plus de vingt-cinq ans ! Et ses contrôleurs aériens possèdent bien d'autres outils de surveillance et d'aide au contrôle en avance d'un quart de siècle sur ceux de leurs collègues français, ce qui explique en partie le fait qu'ils soient deux fois plus productifs - il y a aussi des raisons tenant à l'organisation du temps de travail.
Du reste, comme j'ai pu le constater lors de mon déplacement à Bruxelles où nous avons rencontré de nombreux acteurs d'Eurocontrol et de la Commission européenne, cet important retard technologique ne passe pas inaperçu en Europe. La France, qui a longtemps fait montre d'un véritable leadership dans ce domaine, est tombée de son piédestal.
Cette situation inquiète de plus en plus les responsables européens, qui, s'ils saluent par ailleurs le rôle de la France dans différents programmes, dont SESAR, voient aujourd'hui celle-ci comme un « facteur bloquant » pour la modernisation technologique du Ciel unique européen.
Est-ce à dire pour autant que la DSNA est restée inactive pendant toutes ces années et n'a pas cherché à acquérir les nouveaux systèmes dont elle a besoin ? Bien au contraire, elle a elle-même conscience de l'enjeu et s'est lancée, parfois depuis longtemps, dans d'ambitieux programmes de modernisation technique destinés à modifier en profondeur le travail des contrôleurs aériens, tant dans les centres en-route que dans les centres d'approche et dans les tours de contrôle des aérodromes. A-t-elle réussi ? La réponse n'est pas nécessairement positive...
Cette multitude de programmes très coûteux, sur lesquels j'ai enquêté méticuleusement, peinent aujourd'hui à voir le jour et placent la DSNA dans une situation délicate tant vis-à-vis de ses propres contrôleurs aériens, qui peuvent faire des comparaisons, que des compagnies aériennes, qui ne veulent subir ni retard ni restriction de vols, ou de ses partenaires européens, de plus en plus impatients de les voir enfin menés à bien.
Sur les six grands programmes que la DSNA porte depuis parfois le début des années 2000, un seul a été mené à bien, alors que leur coût total est estimé à plus de 2,1 milliards d'euros, au rythme de 135 millions d'euros investis tous les ans environ.
L'un de ces programmes, en particulier, cristallise les attentes des contrôleurs aériens et révèle les carences de la DSNA dans la gestion financière et opérationnelle de ses projets de modernisation technologique.
Il s'agit du programme 4-Flight, système de contrôle aérien complet de nouvelle génération destiné à remplacer intégralement le vieux système Cautra en offrant aux contrôleurs aériens un environnement tout électronique et de nombreux nouveaux outils pour leur permettre de faire face à la hausse du trafic.
Le contrôle aérien doit gérer des flux et des aéronefs, et plus il dispose d'informations et d'assistance, plus il est en capacité de gérer la sécurité, les vols. À cet égard, l'environnement électronique est un atout.
Ce programme est conçu en partenariat avec Thalès Air Systems, dans le cadre d'un contrat-cadre signé en 2011. Alors que la mise en service de 4-Flight était prévue en 2015, elle a été repoussée une première fois à l'hiver 2018-2019.
Estimant que la version qui leur avait été livrée ne présentait pas suffisamment de garanties en termes de robustesse, d'assurance logicielle et de cybersécurité, les responsables de la DSNA ont annoncé un nouveau report du projet à l'hiver 2020-2021 et se sont lancés dans de nouvelles négociations avec Thalès. Celles-ci devraient bientôt se conclure, ainsi que je l'ai appris il y a quelques minutes, ce qui prouve que la pression parlementaire peut avoir quelques vertus... Mais elles ont été particulièrement difficiles, si bien que la DSNA envisage désormais une mise en service de 4-Flight à l'hiver 2022-2023.
À ce rythme, on peut craindre qu'il ne voie jamais le jour, rappelant des précédents funestes dans l'histoire des développements informatiques de l'administration française.