Intervention de Vincent Capo-Canellas

Commission des finances, du contrôle budgétaire et des comptes économiques de la nation — Réunion du 13 juin 2018 à 9h00
Contrôle budgétaire — Modernisation de la navigation aérienne - communication de m. vincent capo-canellas

Photo de Vincent Capo-CanellasVincent Capo-Canellas, rapporteur spécial :

Inutile de vous dire que ces retards se sont accompagnés de surcoûts, le budget total du projet, encore annoncé à 500 millions en 2015, représentant désormais quelque 850 millions. Il n'est du reste pas impossible que la DSNA demande des crédits supplémentaires à l'occasion du prochain projet de loi de finances afin de pouvoir conclure son avenant avec Thalès... C'était en tout cas l'intention de la DSNA le mois dernier. Elle mène en ce moment des négociations tendues avec Bercy, dont nous verrons les résultats dans les semaines à venir.

Pour ma part, je considère que la DSNA doit impérativement mener à terme ce projet pour l'échéance 2022-2023 sans plus chercher d'échappatoires et prévoir des solutions transitoires pour améliorer au plus vite l'équipement de ses centres.

Il faut aussi tirer les leçons de cet échec et revoir en profondeur l'organisation de la direction de la technique et de l'innovation de la DSNA, trop peu réactive et repliée sur elle-même, alors que les innovations de rupture se multiplient dans le domaine aéronautique et qu'il faut développer des liens toujours plus étroits tant avec nos fleurons industriels qu'avec des start-up. La direction de la technique et de l'innovation (DTI), éloignée du centre de Toulouse, paraît trop souvent déconnectée de certaines réalités du contrôle aérien.

La DSNA doit également apprendre à gérer des projets en partenariat avec les industriels, en achetant aussi souvent que cela est possible des produits « sur étagère », beaucoup moins onéreux, plutôt qu'en développant des produits « cousus main », ce qui est son habitude, et en évitant de surspécifier les projets au point de sans cesse les complexifier, ce qui retarde leur mise en service. C'est un reproche récurrent adressé à la DSNA par les différents interlocuteurs que j'ai entendus.

S'unir à d'autres prestataires de la navigation aérienne pour peser face aux industriels est une autre manière intéressante de partager et d'amortir les coûts des programmes, ce qu'ont bien compris la plupart des homologues européens de la DSNA, qui sont parvenus à mettre en service un système analogue à 4-Flight depuis déjà deux ans au Royaume-Uni et en Allemagne.

Pour l'heure, la seule véritable collaboration de la DSNA avec un autre prestataire de la navigation étrangère, en l'occurrence l'ENAV italienne, n'est pas une franche réussite, puisque le programme Coflight qu'elles financent ensemble a débuté en 2002 et est loin d'être achevé.

J'en viens à présent au dernier point de mon rapport, à savoir les ressources humaines, l'autre levier que doit mobiliser la DSNA pour faire face à la hausse du trafic aérien et à son caractère de plus en plus saisonnier. Se pose en particulier la question de l'adaptation du temps de travail des aiguilleurs du ciel.

Les ingénieurs du contrôle de la navigation aérienne (ICNA) sont des fonctionnaires de catégorie A. Ils sont environ 4 000 en France, dont 3 500 travaillent effectivement dans les centres de contrôle, les autres travaillant dans d'autres services de la DGAC.

Sélectionnés à l'issue des classes préparatoires aux grandes écoles, ils reçoivent une formation de trois ans à l'École nationale de l'aviation civile, l'ENAC, puis continuent à se former pendant deux ans dans leur centre de contrôle d'affectation avant d'être jugés aptes à contrôler des vols.

Si cette durée de formation est sans doute un peu longue par rapport à ce qui se pratique en Europe, il ne fait aucun doute que les contrôleurs français sont des gens passionnés qui disposent d'un bagage technique de haut niveau.

Sur la question toujours sensible de leur rémunération, il importe de mettre les choses en perspective. Si celle-ci peut paraître élevée pour des fonctionnaires de catégorie A, elle demeure raisonnable quand on la compare aux moyennes européennes. Le coût salarial par heure de travail d'un contrôleur aérien en France est en effet de 101 euros, alors qu'il est de 225 euros en Allemagne, 216 euros à Maastricht, 163 euros en Espagne ou 133 euros au Royaume-Uni.

Le véritable problème des contrôleurs aériens français par rapport à leurs homologues européens, en particulier ceux du nord de l'Europe, est leur productivité, qui est nettement plus faible. À Maastricht, ils sont payés deux fois plus cher, mais ils sont deux fois plus productifs !

Cette situation s'explique principalement par leur organisation du travail, qui est très rigide et ne s'adapte pas suffisamment aux caractéristiques du trafic.

Les contrôleurs aériens sont répartis en équipes et ces équipes travaillent un jour sur deux à l'occasion de longues vacations réparties sur des cycles de douze jours, ce qui fait six jours de travail sur douze.

Cette façon d'élaborer les tours de service conduit fréquemment à des sous-effectifs dans les salles de contrôle lorsque le trafic est très dense comme en été, ce qui présente des risques en termes de stress ou de fatigue, et à des sureffectifs lorsqu'il est beaucoup plus calme, comme en hiver. Le même constat s'applique aux différentes heures de la journée, qui ne se valent pas du tout en termes d'intensité.

La DSNA a commencé à s'attaquer à ce problème en mettant en place des expérimentations dans les centres volontaires, qui consistent à renforcer les effectifs l'été grâce à un rythme de travail de sept vacations par cycle de douze jours et à les réduire l'hiver. Il faut savoir que les négociations ont lieu centre par centre, celui d'Aix-en-Provence étant particulièrement rétif.

Les résultats sont spectaculaires, puisqu'on observe une réduction de 35 % des retards l'été dans les centres en-route qui les ont mises en place, et ce alors que le trafic augmente fortement.

Il faut donc pérenniser ces expérimentations et continuer à moderniser l'organisation du travail des contrôleurs aériens, qui est encore très loin d'être optimisée.

Dans cette perspective, le dialogue social à la DSNA et, plus largement, à la DGAC, gagnerait à être repensé. Organisé autour de coûteux protocoles triennaux (des primes pour plus de flexibilité), il semble avoir atteint ses limites et conduit à une variété de situations locales qui n'est pas satisfaisante.

La DSNA doit également proposer à ses contrôleurs aériens un projet véritablement mobilisateur. Cela implique naturellement de leur fournir le matériel dont ils ont besoin, mais également de leur redonner la fierté d'être les aiguilleurs du ciel de la deuxième puissance aéronautique mondiale. Eu égard à l'excellence de leur formation (l'ENAC a noué des partenariats dans le monde entier, dont le centre de Maastricht), il suffirait qu'ils soient de nouveau convaincus du dynamisme de leur administration pour que la culture de la performance soit partagée par la très grande majorité d'entre eux. Il existe là sans doute des marges de progrès.

Sur la question des effectifs, qui fait l'objet de revendications de la part des syndicats, que j'ai rencontrés, il ne faut pas se montrer fermé.

Pendant longtemps, la Commission européenne a demandé que les coûts soient maîtrisés et donc qu'on recrute moins de contrôleurs. Or le trafic augmentant, il faudrait sans doute desserrer l'étau et former quelques contrôleurs supplémentaires pour y faire face.

Or les effectifs des contrôleurs aériens ont diminué de 6,3 % depuis 2010 et ce mouvement de baisse se poursuivra jusqu'en 2020 en raison de nombreux départs à la retraite. Il peut donc être pertinent d'augmenter le nombre d'entrants à l'ENAC, sous réserve toutefois que cela ne se fasse pas au détriment des efforts de productivité.

Dernier enjeu que je me dois évoquer, et qui est étroitement corrélé aux points dont je viens de parler : les grèves des contrôleurs aériens.

Comme nous avons tous pu l'expérimenter, les grèves des contrôleurs aériens constituent la hantise des compagnies aériennes et de leurs passagers, car elles perturbent gravement le trafic aérien. Le fait que la France soit la championne d'Europe toutes catégories de ces mouvements nuit considérablement à l'image de nos services de navigation aérienne et de notre pays. De 2004 à 2016, la France a enregistré 254 jours de grève des contrôleurs aériens, contre 46 pour la Grèce, 37 pour l'Italie, 10 pour le Portugal et 4 pour l'Allemagne. La France a donc connu 5,5 fois plus de jours de grèves que le deuxième pays figurant sur cette liste peu valorisante. Plus grave encore, chaque jour de grève en France a un impact sur le trafic aérien européen beaucoup plus important que pour les autres pays européens, puisqu'il est évalué à 35 000 minutes par jour de grève contre 1 800 en Grèce, 4 300 en Italie et 4 100 au Portugal.

Si la densité du trafic dans l'espace aérien français doit être prise en compte, ce phénomène s'explique avant tout par la propension des contrôleurs aériens français à faire grève toute la journée, là où leurs homologues européens ne font grève que quelques heures, ce qui perturbe nettement moins le trafic.

On estime ainsi que de 2004 à 2016, 67 % des jours de grève des contrôleurs aériens en Europe se sont produits en France et qu'ils sont responsables de 96 % des retards dus à ces grèves. Et je ne parle même pas des 652 annulations de vol par jour de grève !

L'une des spécificités des grèves des contrôleurs aériens français est la fréquence des conflits sociaux qui ne portent pas sur des revendications spécifiques à la DGAC, mais constituent des manifestations de solidarité avec le reste de la fonction publique, voire avec les salariés du secteur privé.

Il existe aussi de nombreux mouvements sociaux au niveau local. Lors de l'été 2017, les grèves survenues au centre en-route d'Aix-en-Provence ont ainsi considérablement perturbé le trafic aérien au sud-est de la France. Au printemps 2018, ces grèves se sont renouvelées plusieurs week-ends de suite. Nous avons pu ainsi observer comment les compagnies contournaient l'espace aérien couvert par le centre d'Aix, ce qui induit du temps de vol et des coûts supplémentaires. Ce qui n'empêche pas la réduction du nombre des vols, même si la DSNA fait des efforts surhumains pour minimiser les effets du conflit.

La situation sociale dans ce centre restant très tendue, la DSNA craint que l'été 2018 n'occasionne de nouveau de nombreux retards, voire des annulations de vol. Ne soyez pas surpris si vous rencontrez des difficultés cet été en vous rendant sur la Côte d'Azur ou en Corse !

Si le droit de grève des ICNA, garanti par la Constitution, doit naturellement être protégé, il convient toutefois de réfléchir à des solutions concrètes pour améliorer une situation qui cause beaucoup de dommages au secteur du transport aérien comme à la réputation de la France.

Les aiguilleurs du ciel sont déjà soumis depuis 1985 à un service minimum, qui permet de réquisitionner une partie d'entre eux pour garantir au moins 50 % du trafic. Parfois, il arrive que les contrôleurs soient présents en plus grand nombre que ce qui était prévu, puisqu'ils n'ont pas l'obligation de se déclarer grévistes préalablement, sans qu'il soit possible de revenir sur le programme de vol. Ainsi, paradoxalement, alors qu'il n'y a que deux ou trois grévistes, ce programme peut avoir été réduit à beaucoup plus forte proportion.

La loi Diard oblige les autres salariés du secteur aérien à notifier à leur employeur leur intention de faire grève ou pas au moins 48 heures à l'avance. Je considère qu'il faudra que nous légiférions le moment venu pour que cette loi s'applique également aux contrôleurs aériens en l'adaptant aux caractéristiques du service minimum auquel ils sont déjà astreints. Ce sujet est difficile, mais il faut l'affronter, car il faut éviter que la DSNA soit incapable d'anticiper le nombre réel de grévistes et contrainte de demander aux compagnies de supprimer beaucoup plus de vols que ce qui est nécessaire.

Telles sont les observations, qui font suite à une quinzaine d'auditions et à cinq déplacements, dont je souhaitais vous faire part.

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