Je commencerai mon propos en vous livrant directement le fond de ma pensée : ce projet de loi ne changera rien pour l'agriculteur. Pourtant les espérances étaient fortes. Après avoir entendu le discours du président de la République à Rungis, toute la profession agricole s'est montrée unanimement enthousiaste autour de ce que laissait entendre le Gouvernement : assurer une rémunération de l'agriculteur à son coût de revient. Il n'en sera rien demain.
Le premier créateur de la valeur en agriculture, c'est l'agriculteur. Pour parvenir à augmenter son revenu, il doit jouer sur le prix de ventes de ses produits et réduire ses charges d'exploitation. D'autres facteurs sont à prendre en compte dans cet équilibre : les aides de la politique agricole commune (PAC) par exemple, les aléas climatiques, le poids des normes, etc.
Le projet de loi prétend résoudre la question du revenu agricole en n'abordant que la question du prix. C'est illusoire. Comment le faire d'ailleurs alors que ceux qui dictent le prix aujourd'hui sont quatre centrales d'achat regroupées, sans que cela suscite de réaction de la part des autorités de concurrence, alors même qu'est lourdement sanctionné le fait pour des vignerons des Côtes du Rhône de se réunir afin de discuter des pratiques tarifaires ? C'est choquant.
Je m'étonne de la volonté du Gouvernement d'assurer un juste revenu au producteur par des mécanismes qui, très hypothétiquement, parviendront à donner un petit surcroît de revenu au paysan alors que, dans le même temps, il perd une négociation capitale sur le budget de la PAC qui se traduira par une baisse immédiate, directe et certaine de la rémunération des agriculteurs.
Les agriculteurs attendaient une loi agricole, comme on en a connue par le passé. Ils ont eu une loi contractuelle et alimentaire. C'est peut-être la racine de leur déception.
Le volume du projet de loi qui est soumis à notre examen a quintuplé au cours de son examen à l'Assemblée nationale, passant de 17 à 93 articles. Alors que le Titre I relatif à l'équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire était initialement deux fois plus important en volume que le Titre II sur le volet alimentaire, il est désormais structuré autour de 24 articles contre 63 articles pour le Titre II. De l'usage du doggy bag à la reconnaissance de la chocolatine, en passant par les fromages fermiers affinés hors de l'exploitation ou l'abrogation d'une loi de 1957 sur la Clairette de Die, les sujets abordés auront parfois éloigné les débats de l'ambition première de la loi : assurer un revenu décent à nos agriculteurs en organisant un partage équitable de la valeur.
Cette inflation législative a de quoi étonner. Alors même qu'il propose de limiter le droit d'amendement par un contrôle renforcé des irrecevabilités constitutionnelles dans son projet de révision constitutionnelle, le Gouvernement n'use pas des instruments qui sont d'ores et déjà à sa disposition, pas plus qu'il n'incite sa majorité à le faire, pour améliorer la qualité, l'intelligibilité et la normativité de la loi. Le décalage entre la posture et la pratique apparaît de ce point de vue saisissant !
Ces questions procédurales ne porteraient pas à conséquence si elles n'avaient rien changé au contenu d'un texte pourtant très attendu par la profession agricole. Or, faute d'avoir été recentrés sur leur objet premier, les débats à l'Assemblée nationale ont laissé l'amère impression aux agriculteurs qu'ils étaient les grands oubliés de « leur » projet. C'est pourquoi notre commission doit s'attacher à revenir à l'essentiel.
Nous avons entendu 154 personnes pendant plus de cinquante heures d'auditions. Nous retirons de tous ces discours une leçon : les agriculteurs ne sont pas dupes mais attendent que les choses changent. Tout en étant conscients des limites d'un texte fort peu systémique, nous avons travaillé, avec la rapporteure Anne-Catherine Loisier, à consolider les éléments de réponse apportés par le Gouvernement aux difficultés du monde agricole en gardant une seule ligne directrice : plus de revenus, moins de charges, et une politique de l'alimentation pragmatique.
Le projet de loi est divisé en trois titres principaux. Le premier concerne la redéfinition des relations contractuelles entre, d'un côté, l'agriculteur et son transformateur, et, à l'autre bout de la chaîne, entre le transformateur et le distributeur. Le second contient des mesures en faveur d'une alimentaire saine, durable, de qualité et accessible à tous. Le dernier, ajouté lors des débats à l'Assemblée nationale mais fort peu fourni, traite de la question de la simplification dans le domaine agricole.
La philosophie du Titre 1er est d'inciter à la structuration de l'amont de la chaîne au sein d'organisations de producteurs ou d'associations d'organisations de producteurs pour peser davantage dans les négociations commerciales. Ce projet s'inscrit dans un mouvement d'ensemble initié au niveau européen avec le règlement Omnibus, fin 2017. À cet égard, nous devons être vigilants. Si le droit agricole peut déroger au droit de la concurrence au sein des organisations de producteurs, les interprofessions y demeurent soumises avec quelques aménagements. Toute tentative qui consisterait à donner aux interprofessions les pouvoirs laissés aux organisations de producteurs (OP) serait contraire au droit européen, et donc invalide. Pour faciliter les regroupements des producteurs, et assurer une meilleure visibilité à l'agriculteur, le contrat est un outil pertinent. Depuis la loi de modernisation de l'agriculture de 2010, c'est une voie privilégiée par le législateur, ce dont témoignent les récents ajustements proposés avec la loi Sapin II en 2016. Ce projet de loi s'inscrit dans ce mouvement d'ensemble en distinguant trois phases : le contrat entre l'agriculteur et son premier acheteur, relevant du code rural et de la pêche maritime, le contrat entre le transformateur et le distributeur et, enfin, les pratiques du distributeur envers le consommateur, qui relèvent du code de commerce.
L'article 1er réécrit l'ensemble du dispositif contractuel en vigueur entre l'agriculteur et son premier acheteur. Il opère cinq modifications principales. Premièrement, tous les contrats écrits portant sur la vente de produits agricoles seront soumis aux prescriptions minimales définies à l'article L. 631-24 du code rural et de la pêche maritime. Aujourd'hui seuls les contrats écrits conclus dans les secteurs à contractualisation obligatoire y sont soumis. Cela peut avoir des conséquences sur certaines filières ayant recours à des contrats particuliers. La capacité à rendre obligatoire la contractualisation n'est pas modifiée : il faudra toujours un accord interprofessionnel étendu ou, à défaut, un décret en Conseil d'État.
Deuxièmement, le producteur sera obligatoirement à l'initiative du contrat dans les secteurs où la contractualisation écrite a été rendue obligatoire. Il pourra, comme aujourd'hui, exiger une proposition écrite de l'acheteur dans les secteurs où la contractualisation n'a pas été rendue obligatoire. Je rappelle à cet égard que le fait que le contrat soit proposé par le producteur ne change potentiellement rien puisque la proposition ne fait qu'ouvrir une négociation.
Troisièmement, pour les producteurs ayant confié un mandat de commercialisation à une OP, la conclusion d'un contrat individuel est obligatoirement précédée et subordonnée au respect des stipulations d'un accord-cadre écrit entre l'OP et l'acheteur.
Quatrièmement, alors qu'elle faisait référence à des indices publics, la formule déterminant le prix devra prendre en compte des indicateurs : les prix de marché et leur évolution, la qualité des produits, et un ou des indicateurs de coûts de production.
Enfin, par un effet de construction du prix en cascade, les contrats signés avec l'aval devront également prendre en compte ces indicateurs utilisés dans le premier contrat.
Notre première préoccupation doit être de sécuriser le revenu du producteur. À cet égard, ce projet de loi ne doit pas aboutir à les rendre plus vulnérables encore au rapport de force déjà en place avec les industriels ou les distributeurs. L'Assemblée nationale a déjà considérablement renforcé la protection des producteurs en modifiant les modalités d'élaboration des indicateurs. Dans le texte initial, les parties pouvaient elles-mêmes créer leur propre indicateur, ce qui exposait les producteurs au fait de se voir imposer des indicateurs construits par la partie la plus forte. Désormais, les interprofessions diffuseront les indicateurs. À défaut, grâce à des amendements des députés, adoptés contre l'avis du Gouvernement, l'Observatoire de la formation des prix et des marges ou FranceAgriMer proposeront des indicateurs. Ils pourront également valider des indicateurs proposés, par exemple, par les parties ou par le médiateur. Les indicateurs utilisés dans les contrats seront donc fiables, neutres, incontestables. Cette rédaction issue de l'Assemblée nationale doit être préservée. Elle gagnerait à être précisée pour mentionner que les parties choisissent parmi les indicateurs diffusés par les interprofessions ou, après validation, par l'Observatoire de la formation des prix et des marges, ceux qui sont les plus adaptés au contrat. Toutefois, le fait d'avoir un indicateur de coût de revient porté à la connaissance du distributeur a un effet collatéral : il expose l'ensemble des producteurs à un SMIC agricole. Les bons élèves, ceux qui parviennent à mieux rémunérer leur producteur, seront rattrapés par la patrouille.
Enfin, certaines mesures de l'article 1er ajoutent de la complexité inutile pour les producteurs comme pour les industriels.
Je vous proposerai ainsi deux amendements sur cet article 1er. Le premier supprime l'obligation imposée aux producteurs de confier leur mandat de facturation à leurs organisations de producteurs. Le second fait disparaître la tenue d'un bilan du contrat trois mois avant son expiration, ce qui reviendrait à donner l'impression, dans certaines filières, d'être en négociation perpétuelle, exactement comme dans les relations commerciales entre un industriel et un distributeur.
Ce nouveau cadre nécessite une adaptation des sanctions applicables en cas de manquement aux nouvelles obligations. L'article 2 y procède, notamment en élargissant les sanctions aux producteurs. Je rappelle toutefois qu'aujourd'hui aucune sanction n'a été prise faute de moyens pour les constater. À cet égard, permettre aux agents de FranceAgriMer de constater ces manquements constitue une augmentation bienvenue des moyens de contrôle assurant une bonne applicabilité de la loi.
Un autre volet du projet de loi concerne les relations contractuelles entre le transformateur et le distributeur. L'article 10 habilite le Gouvernement à intervenir par ordonnance pour opérer divers aménagements dans les dispositions du code de commerce relatives à la transparence et aux pratiques restrictives de concurrence, afin de les simplifier et de les préciser. Il faut soutenir ces modifications. J'ai néanmoins estimé qu'il fallait améliorer certains éléments, notamment en ce qui concerne les refus des conditions générales de ventes ainsi que le régime des avenants. Je vous proposerai des amendements en ce sens. En outre, je vous présenterai un amendement qui a pour objet de mieux prendre en considération les délocalisations des négociations à l'étranger, en réaffirmant l'application du droit français face à ce qui constitue parfois des tentatives de contournement.
Il est nécessaire de pouvoir adapter ces contrats en cas de changement des circonstances économiques et de pouvoir régler rapidement des litiges portant sur leur exécution. Le projet de loi est d'ailleurs bien timide sur ces deux points. L'article 6 essaie d'améliorer l'efficacité de la clause de renégociation des prix. Cette clause est applicable sur certains produits susceptibles de connaître une fluctuation importante des matières premières. Le projet de loi, ce qu'il faut saluer, élargit le champ de la clause en retenant dans ces fluctuations les coûts de l'énergie. Mais il ne règle pas le problème principal : ces clauses de renégociation ne sont pas des clauses de révision de prix et, dans la plupart des cas, elles n'aboutissent pas, le distributeur voulant renégocier tout le contrat et non seulement les prix.
Je vous proposerai un amendement pour que dans certains cas très précis une clause de révision des prix automatique soit instaurée. Dans certains cas, cela est nécessaire. Je pense par exemple aux produits composés à plus de 50% d'une matière première agricole dont les cours sont déterminés par un indice public, par exemple les pâtes ou la charcuterie. Quand le cours de la matière première augmente, les industriels ne parviennent pas à répercuter la hausse de leurs coûts de production sur les distributeurs qui, dans leur négociation annuelle, n'en tiennent le plus souvent pas compte. Il en résulte une contraction des marges, donc des investissements, d'industries françaises pourtant importantes pour nos territoires qui, depuis des années, ferment leurs portes. Mon amendement met en place un principe simple. Pour ces produits particulièrement sensibles, si cette matière première connaît une augmentation forte en cours d'exécution du contrat, le prix des contrats sera automatiquement révisé à la hausse. Toutefois, une fois que cette clause aura été enclenchée, si le prix des matières premières vient à baisser, ce que nous connaissons de plus en plus avec la volatilité accrue des marchés, alors les prix seront révisés à la baisse.
Le projet de loi n'aborde la médiation que timidement. Pourtant, en cas de litiges contractuels, la médiation joue un rôle capital. Le taux de réussite des médiations menées par le médiateur des relations commerciales agricoles est supérieur à 75%. C'est un outil qu'il faut sauvegarder en préservant l'indépendance et la neutralité du médiateur et en systématisant le recours à la médiation. Je proposerai un amendement en ce sens.
En cas d'échec de la médiation, les parties sont le plus souvent démunies. Face à l'engorgement des tribunaux, elles ne saisissent pas le juge qui, de toute manière, rendrait ses conclusions dans un calendrier peu compatible avec le temps des affaires. Je vous proposerai un amendement instaurant une procédure spécifique permettant aux parties, en cas d'échec de la médiation, de saisir directement le juge qui devra trancher rapidement le litige, en s'appuyant sur les conclusions du médiateur.
En bout de chaîne, le projet de loi réforme enfin les pratiques du distributeur avec le consommateur. Dans la démarche de reconstruction du prix du produit afin qu'il rémunère plus justement le producteur, les états généraux de l'alimentation ont abouti à une double mesure : d'une part, un relèvement du seuil de revente à perte ; d'autre part, un encadrement en valeur comme en volume des promotions. Ces mesures vont dans le bon sens... si tous les acteurs jouent effectivement le jeu ! Il y a malgré tout un vrai questionnement sur leur effet sur les prix, des estimations plus ou moins contradictoires circulant. Certains distributeurs ont même commencé à faire de la publicité à ce sujet...C'est pourquoi ne prévoir qu'une application limitée à deux ans est raisonnable, afin de faire le point avant de les prolonger.
Puisque ces mesures sont circonscrites dans leur objet et que leur contenu est connu, il n'y a aucune raison qu'elles soient incorporées dans notre législation par voie d'ordonnance. Je vous proposerai donc un amendement de réécriture globale permettant une application directe de ces dispositions, qui en plus, prend en considération la situation des denrées alimentaires dont le caractère périssable ou saisonnier est particulièrement marqué, et exige une évaluation du dispositif avant l'échéance de deux ans.
Enfin, le projet de loi habilite le Gouvernement à prendre des ordonnances pour réformer le modèle coopératif. Le projet devrait a minima modifier les conditions de départ des associés-coopérateurs, revoir les conditions de détermination de la rémunération des associés-coopérateurs et renforcer l'information de ces derniers dans la redistribution des gains. Ces orientations peuvent conduire à remettre structurellement en cause le modèle coopératif. Mais l'ordonnance ne s'arrête potentiellement pas là. À ce stade, le Gouvernement n'a pas précisément expliqué ce qu'il comptait faire avec cette ordonnance. Sa volonté oscille entre des modifications très circonscrites et ponctuelles et une refonte totale du « pacte coopératif ». Compte tenu de ces éléments, la demande d'habilitation à prendre par ordonnance des mesures du domaine de la loi reviendrait à signer un chèque en blanc au Gouvernement. En l'absence d'éléments complémentaires, je vous proposerai un amendement supprimant l'essentiel de cette habilitation, certains éléments méritant toutefois d'être conservés, notamment la réforme du Haut Conseil de la coopération agricole ou du médiateur de la coopération agricole.
Voici les grandes orientations que je propose à la commission concernant le Titre premier. L'enjeu est de s'assurer que ce projet de loi, qui à certains égards va dans le bon sens, ne fasse pas « pire que mieux ».