Intervention de Emmanuel Besnier

Commission des affaires économiques — Réunion du 20 juin 2018 à 9h30
Audition de M. Emmanuel Besnier président du conseil de surveillance du groupe lactalis

Emmanuel Besnier, président du conseil de surveillance du groupe Lactalis :

Madame la Présidente, Mesdames et Messieurs les Sénateurs, je tiens à vous remercier pour votre invitation. Vous avez entendu Michel Nalet le 26 janvier dernier au sujet de notre accident sanitaire sur le site de Craon. Vous lui aviez reproché mon absence. Je pense que c'était pourtant la meilleure personne pour répondre à vos questions sur la crise à ce moment. Ma volonté n'était pas de me soustraire à vos questions.

Je suis particulièrement intéressé à commenter le projet de loi agricole que vous allez examiner ces prochains jours. Lactalis est en effet le premier acheteur de lait en France auprès de plus de 15 000 producteurs dans 73 départements. Nous collectons entre 20 et 25 % du lait en France. Nous sommes aussi le second employeur pour l'agro-alimentaire avec là aussi 15 000 collaborateurs répartis sur tout le territoire Français. Entreprise ayant son siège social à Laval, nous participons aussi largement à l'aménagement du territoire puisque nous opérons à travers 70 sites de production en France, au milieu des campagnes. Nous sommes aussi le premier intervenant pour les AOC laitières et fromagères, les fromages au lait cru et sur les produits laitiers biologiques. Leader mondial des produits laitiers, nous collectons aussi du lait dans une cinquantaine de pays différents et avons une bonne connaissance du secteur laitier au niveau mondial.

S'agissant de Craon, je tiens à préciser qu'il s'agit bien d'un accident. Que toutes nos analyses libératoires sur produits finis étaient conformes. Depuis l'intervention de M. Nalet au Sénat, nous avons identifié l'origine de la contamination qui a eu lieu suite à des travaux au 1er trimestre 2017. Ces travaux sur les structures du bâtiment de la Tour n°1 ont libéré la salmonelle. Des équipements amovibles sur le bas de cette tour, ajoutés uniquement pour produire des petites séries, ont alors été contaminés. La poudre a alors elle-même été contaminée, de manière très sporadique. Nous avons été alertés par les autorités d'une possible contamination le 1er décembre au soir. En fonction des éléments à notre disposition, nous avons retiré les premiers lots dès le 2 décembre. Il est important de dire qu'à partir de cette date, il n'y aura plus aucun cas de bébé malade. Tous les nouveaux cas révélés ultérieurement sont des bébés ayant été malades avant le 2 décembre. Nous avons réalisé par la suite deux autres retraits le 10 décembre, à la suite de l'arrêté ministériel, sur les fabrications de la tour n°1 depuis le 15 février - avec un complément de 5 lots oubliés le 12 décembre - et un dernier retrait le 21 décembre sur les produits de la tour n° 2. Pour ce troisième retrait, à la lumière des éléments en notre possession aujourd'hui, nous pouvons dire que les produits de la tour n°2 n'étaient pas contaminés. Enfin nous avons étendu ce rappel à tous les produits fabriqués à Craon quelle que soit la date, afin de pallier les difficultés rencontrées par nos clients ; et ce, alors que ces produits ne présentaient pas de risque. Au total nous aurons fait un retrait rappel sur plus de 40 millions de boîtes dont plus de 12 millions en France. Tout au long de ces semaines, nous n'avons eu d'autres préoccupations que d'arrêter les conséquences de cet accident pour éviter qu'il n'y ait de nouveaux bébés malades autres que les 38 identifiés par Santé publique France, et 3 à l'étranger. Nous avons effectivement eu l'autorisation pour effectuer des tests sur la poudre adulte le 31 mai dernier. Ceci est une première étape avant le redémarrage de l'activité poudre infantile que j'espère rapide.

Nous avons pris un certain nombre de mesures pour garantir que cela ne se reproduise pas : d'une part, la fermeture définitive de la tour n°1 qui est à l'origine de la contamination en 2005 et en 2017. Nous ne redémarrerons notre activité que dans la Tour n° 2 qui est une tour mise en service en 2013 ; d'autre part, des travaux importants, avec la refonte du zoning, des sas et des protections associées ainsi que les règles d'hygiène sur le site ; ensuite, un plan d'analyse renforcé qui devrait conduire à ce que notre poudre infantile soit probablement la plus analysée en France et enfin, une répartition de nos analyses entre deux laboratoires. Toutes ces mesures ont bien évidemment été présentées et partagées avec les autorités. C'est dans ce cadre uniquement que nous pensons redémarrer.

S'agissant des recommandations de votre commission à la suite de l'accident de Craon, tout ce qui va dans le sens d'une meilleure gestion du risque sanitaire me semble positif. Pour ce qui est de la transmission des auto-contrôles, je voudrais rappeler qu'il faut veiller à ce que l'industriel reste responsable de la mise en marché des produits et faire attention à ne pas transférer ses responsabilités à l'administration. Avec la transmission de ces résultats positifs dans l'environnement des usines, l'administration va être noyée par l'information. Sera-t-elle en mesure de la traiter ? Je pense qu'il est important pour les autorités de rester concentrées sur le plan de maitrise sanitaire (PMS). Bien veiller à ce que l'ensemble des sites industriels français aient un PMS suffisant et adapté à chaque produit pour garantir un risque minimum.

Je suis d'accord avec la commission sur la nécessaire évolution, voire à terme le remplacement du Gencod actuel par un système permettant une meilleure identification des lots. Mais les procédures de retrait ou rappel ne peuvent que rester au niveau des lots. Nous devons donc travailler avec la distribution sur ce sujet.

Il me semble aussi important, comme vous l'avez proposé, de mettre en place une plateforme unique et officielle récapitulant l'ensemble des rappels sur le territoire français pour mieux informer le consommateur.

À la lumière de cette crise j'ai évoqué aussi lors de la commission d'enquête à l'Assemblée nationale un point qui n'a pas de rapport avec la loi agricole mais qui pourrait être discuté à une autre occasion. À savoir, pour la poudre infantile premier âge et vu la fragilité des bébés de moins d'un an, ne serait-il pas opportun d'abaisser le seuil d'alerte par les autorités sanitaires ? Il faut aujourd'hui 8 malades sur une même semaine pour déclencher cette alerte. Ne pourrait-on pas avertir le fabricant à chaque cas pour qu'il puisse investiguer en profondeur ?

Concernant nos comptes, nous sommes une entreprise 100 % familiale et non cotée. Nous n'avons pas de nombreux actionnaires extérieurs qu'il faut informer. C'est pourquoi d'ailleurs beaucoup d'entreprises familiales ne publient pas leurs comptes. La non-publication des comptes est un avantage concurrentiel et une protection de l'entreprise face à des concurrents étrangers qui n'ont pas les mêmes contraintes. Je ne suis pas contre le dépôt des comptes mais contre leur publication. Le Parlement a lui-même reconnu le risque lié à la publication en votant en 2013 la possibilité pour les petites entreprises de déposer leurs comptes et d'opter pour la non-publication afin de maintenir le secret des affaires. Cette bonne disposition pourrait être étendue aux entreprises familiales, car les risques sont les mêmes pour une petite entreprise et une grande. Par ailleurs l'administration fiscale dispose de toutes nos informations comptables. Nous avons régularisé et déposé les comptes du Groupe Lactalis cette année.

J'ai demandé à Michel Nalet de participer activement avec l'Observatoire de la formation des prix et des marges pour déterminer les informations nécessaires à leurs travaux. Lactalis ne peut travailler seul avec l'Observatoire de la formation des prix et des marges. Au sein de de notre filière, la Fédération nationale des industries laitières (FNIL) a engagé un travail pour avoir un questionnaire auquel chaque entreprise pourra répondre. Cette démarche est en cours et il n'y aucune volonté de notre part de blocage de ces travaux.

S'agissant de la loi pour l'équilibre des relations dans le secteur agricole, je crois qu'il faut commencer par expliquer un peu plus le sujet de la fixation du prix du lait. C'est un sujet très complexe qui mériterait beaucoup de temps. Lactalis a beau être un acheteur important, nous ne faisons pas le prix du lait et nous sommes dans un marché européen et mondial concurrentiel. Le marché mondial n'est d'ailleurs pas toujours négatif. Depuis deux ans, c'est l'envolée du prix du beurre au niveau mondial qui a permis la revalorisation du prix du lait et non pas le marché des produits vendus en France en grande distribution.

Il faut savoir que la France est un grand pays laitier et que 50 % du lait produit par les éleveurs français est exporté. Il y a deux types d'entreprises en France : celles qui achètent du lait et ne vendent qu'en France et celles comme Lactalis, et aussi souvent des coopératives, qui depuis longtemps ont accompagné le développement de la production des éleveurs et transforment les excédents laitiers. Sur cette partie du lait exportée, nous sommes soumis à la concurrence européenne et mondiale et il est impossible de se déconnecter du marché qui restera volatil comme pour toute matière première. Si nous voulons continuer de traiter ces volumes à l'avenir, nous ne pourrons pas être en dehors du marché. Notre prix du lait est donc une moyenne entre un prix du lait mieux valorisé pour les produits vendus en France et un prix du lait lié au marché qui n'est pas systématiquement mauvais. Lactalis est toujours montré du doigt, mais si l'on compare le prix du lait de Lactalis avec les coopératives qui font le même métier que nous, nous sommes au-dessus en moyenne annuelle. C'était le cas en 2016, en 2017 et à fin juin 2018. Nous sommes le premier industriel du bio en France, le leader des appellations d'origine contrôlée (AOC) et nous apportons ainsi une bien meilleure valorisation à des milliers de producteurs.

Nous partageons bien évidemment cet objectif d'une meilleure valorisation au producteur du lait mais nous sommes aussi dans un marché concurrentiel. Le projet de loi fait l'impasse sur cette partie de la production exportée qui ne peut être déconnectée du marché et de l'environnement européen.

On ne peut traiter du prix du lait sans se soucier des volumes et de leur évolution future. Ma préoccupation est que le secteur laitier ne devienne pas, comme le poulet ou le porc, un secteur où la France a perdu tout le pan de son activité internationale. De position exportatrice, nous sommes devenus déficitaires. Je ne voudrais pas que 50 % de la production laitière française disparaisse. C'est plus de 30 000 producteurs et encore plus d'emplois dans l'industrie. Attention à ne pas trop rigidifier le système ! On ne connaît que trop bien les résultats d'un excès d'encadrement d'un secteur dans une économie européenne ouverte.

Ce projet de loi traite essentiellement des relations contractuelles entre les acteurs du secteur agricole. En fait, cette partie est à nouveau un texte laitier et laitier privé. Je ne serai donc pas d'accord avec les amendements proposés pour que les coopératives ne rentrent pas dans les dispositions de la loi. Cela serait une distorsion de concurrence forte. Cette loi vise à l'amélioration du prix payé aux producteurs et exclure les coopératives qui sont les moins-disantes me paraît étonnant.

S'agissant des évolutions importantes du texte voté par l'Assemblée nationale, nous sommes d'accord pour renforcer les indicateurs de coût de production qui ne peuvent, toutefois, pas être uniquement imposés par l'interprofession comme cela est indiqué aujourd'hui. Il importe donc de ménager la possibilité pour les producteurs et les industriels de choisir des indicateurs qui leur soient propres. Dans le contrat de vente des industriels aux distributeurs, il est important de prévoir la prise en compte du prix aux producteurs également pour les marques de distributeurs (MDD). Ce n'est pas clair dans le texte actuel. Si ce texte est voté en l'état, nous devrons, pour ce qui nous concerne, nous mettre en conformité au 1er octobre prochain. Pour un groupe comme le nôtre - je veux vous rappeler que sur les 15 000 producteurs de lait avec lesquels nous travaillons au quotidien, environ 60 % des producteurs sont regroupés au sein d'organisations de producteurs (OP) qui sont au nombre de dix-neuf et 40 % des producteurs ont fait le choix depuis 2011 de ne pas adhérer aux OP - les modalités pratiques de ces règles de contractualisation en « marche avant » nous semblent opérationnellement difficiles à mettre en place dans des délais contraints et cela ne posera pas de problèmes uniquement de notre côté. Sachant que nombre de producteurs individuels auront du mal à rédiger un contrat, il faut prévoir la possibilité pour un producteur indépendant de demander à son acheteur de lui proposer un contrat.

Puisque les pénalités prévues sont lourdes, une chose est certaine : nous ne pourrons pas prendre de risque de collecter, si nous n'avons pas de réponse des producteurs dans le cadre des nouvelles dispositions contractuelles. La sanction de 2 % du chiffre d'affaires est disproportionnée et entrainera des positions radicales de la part des acheteurs.

Globalement, ce projet de loi renforce fortement le pouvoir de négociation de l'amont sans vraiment changer celui des industriels face à des clients de plus en plus concentrés. C'est un véritable risque pour l'industrie laitière française, si la répercussion de ces variations de coût à la distribution n'est pas mieux formalisée dans la loi. Je vous remercie de votre attention.

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