Intervention de Alima Boumediene-Thiery

Réunion du 11 mai 2006 à 10h00
Respect effectif des droits de l'homme en france — Discussion d'une question orale avec débat

Photo de Alima Boumediene-ThieryAlima Boumediene-Thiery :

Madame la présidente, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, je tiens, tout d'abord, à remercier M. Jacques Pelletier, car c'est grâce à lui que se déroule au sein de cet hémicycle ce débat sur les droits humains en France rendu public et nécessaire par la conjoncture actuelle. À l'expression « droits de l'homme », permettez-moi de préférer celle de « droits humains », qui me semble moins restrictive et plus juste.

Je regrette, bien sûr, que M. le Premier ministre ne soit pas présent lors de ce débat essentiel, mais je suis certaine, monsieur le garde des sceaux, que vous saurez répondre à nos interrogations.

Mes questions s'axeront principalement autour de trois problèmes, s'agissant desquels nombre d'entre nous attendent de vous des réponses claires, justes et humaines.

Le premier est celui des établissements pénitentiaires et de la politique carcérale de la France, que M. Pelletier a déjà évoqué.

Vient ensuite celui des expulsions d'étrangers en général, des mineurs étrangers en particulier.

Enfin, se pose celui des droits politiques des résidents non nationaux et extra-communautaires.

Aborder l'effectivité des « droits humains » en France impose de se demander si certains droits sont fondamentaux pour les uns et moins fondamentaux pour les autres, en un mot, si les droits fondamentaux sont à géométrie variable.

S'agissant des personnes privées de liberté, la situation des personnes incarcérées en France est plus qu'alarmante.

En effet, l'effectivité de leurs droits est sans cesse remise en cause, comme l'a d'ailleurs fait remarquer avec justesse, dans son rapport, le commissaire européen aux droits humains, M. Álvaro Gil-Robles.

Dans le même sens, je vous rappelle que sept des avis, recommandations et décisions de la Commission nationale de déontologie de la sécurité, contenus dans son dernier rapport 2005, concernent l'administration pénitentiaire, ce qui est révélateur.

Pourtant, la France est signataire de nombreux instruments juridiques internationaux et européens qui confèrent de nombreux droits à l'ensemble des citoyens.

Je citerai la charte des droits fondamentaux, signée à Nice en 2001, la charte sociale européenne de 1996, la convention européenne des droits humains de 1950, que notre pays a ratifiée en 1974, et, notamment, le protocole 13 de la Convention européenne des droits de l'homme, relatif à l'abolition de la peine de mort en toutes circonstances, ou son protocole 12, qui n'est d'ailleurs encore ni ratifié ni même signé par notre pays - quand, monsieur le garde des sceaux, cela sera-t-il enfin chose faite ? - sans oublier la convention des Nations unies relative aux tortures et traitements inhumains ou dégradants.

L'effectivité des droits conférés par ces textes, pourtant tous ratifiés par la France, semble trop souvent, malgré tout, s'arrêter aux portes des établissements pénitentiaires français.

Malheureusement, il convient de noter que la mise en oeuvre de la législation s'efface parfois devant les habitudes et que, souvent, les libertés publiques ou individuelles sont sacrifiées sur l'autel de la sacro-sainte sécurité.

Cette constatation est loin de relever d'une simple anecdote. Elle pose un évident problème d'effectivité du respect des droits humains. Je ne veux pas dire par là que les autorités françaises n'ont pas conscience des problèmes, mais on ne peut que regretter que les moyens mis en place ne soient peut-être pas toujours les meilleurs ou ne soient pas considérés comme urgents.

Ainsi, il semble exister, dans certains domaines, un fossé qui peut s'avérer très large entre ce qui est annoncé dans les textes et la pratique.

Un problème récurrent est celui de la surpopulation carcérale.

Ce douloureux constat est la conséquence des exigences de la société, ces dernières décennies, qui se caractérisent par un populisme pénal, favorisé par une certaine volonté politique.

Il est avant tout lié à une cause principale : une politique répressive qui prend le pas sur une politique préventive, entraînant une augmentation excessive du nombre de condamnations, notamment des longues peines, sur l'efficacité desquelles on peut d'ailleurs s'interroger.

Une politique pénale juste ne passe pas par la construction de nouveaux établissements pénitentiaires, qui ne sera jamais une solution. Seules des mesures alternatives, telles que les travaux d'intérêt général, les TIG, et les mesures d'aide à l'intégration des sortants, comme leur accompagnement par des agents de probation ou les suivis socio-judiciaires, peuvent répondre de façon positive au problème de la surpopulation des prisons et faire avancer les droits des personnes incarcérées.

Il n'est pas inutile de rappeler que trop de personnes se trouvent aujourd'hui derrière les barreaux alors qu'elles n'ont absolument rien à y faire, qu'il s'agisse d'étrangers en situation irrégulière, qui ne sont pas des délinquants, de personnes en fin de vie, très âgées, atteintes de maladies ou de déséquilibres psychiatriques - les prisons ne sont pas des asiles ! -, ou bien encore de suspects placés en détention provisoire, qui, selon notre droit, sont présumés innocents. Mais cette question sera abordée ultérieurement par M. André Rouvière.

La tendance à l'augmentation du nombre de détenus continue à se renforcer. Selon les statistiques fournies par les autorités françaises, au 1er novembre 2005, 58 082 personnes étaient incarcérées en France, ce qui représente une augmentation de 1, 6 % par rapport au mois précédent. Dans le même temps, le nombre de places officiellement disponibles était de 51 195, ramenant le taux d'occupation moyen dans les établissements pénitentiaires à 113, 5 %. À cette même date, les détenus provisoires représentaient 40 % de la population carcérale.

Ces chiffres témoignent de la crise patente des établissements pénitentiaires, qui accueillent 230 détenus de plus qu'ils ne peuvent en recevoir, et démontrent que les conditions réelles de détention sont très différentes de celles qui sont prévues par la loi.

La surpopulation carcérale empêche de mettre en pratique une véritable politique pénitentiaire et, pour les adultes comme pour les mineurs, de séparer les prévenus des condamnés. Elle ne permet pas de mettre en oeuvre un traitement social, psychologique ou médical ou une action spécifique pour chaque détenu, selon ses besoins.

Elle empêche également toute tentative de réinsertion ou de prévention, notamment contre les récidives. Si on ne met pas en avant le principe de l'intégration à la sortie, la politique pénale perd tout son sens et la privation de liberté devient vengeance. Ce n'est pas cela, la justice !

La réinsertion d'une personne détenue doit commencer dès le premier jour de son incarcération et continuer jusqu'à sa sortie effective. Il faut donc impérativement mettre un terme aux « sorties sèches », prévoir de réelles mesures d'accompagnement et de réinsertion, essentiellement par l'obtention d'un travail et de droits sociaux, et restreindre l'accès au casier judiciaire des employeurs dans certains domaines sensibles.

Se pose également la question des gardes à vue. Au-delà des conditions juridiques, il s'avère que les conditions matérielles des cellules dans lesquelles les gardes à vue se déroulent sont inacceptables. Dans de très nombreux commissariats, les personnes gardées à vue dorment à même le sol sans matelas ni linge. Il arrive qu'aucune nourriture, aucune boisson ne leur soient fournies. Parfois, ils ne peuvent même pas avoir l'assistance d'un médecin.

Le respect de la dignité humaine doit être effectif partout en France, y compris dans nos commissariats !

Les fonctionnaires de police demeurent soumis à l'obligation de respecter les règles de procédure et d'assurer la protection de la dignité des personnes placées en garde à vue. Les officiers de police judiciaire notamment semblent parfois méconnaître les textes régissant la procédure de garde à vue.

Le directeur général de la police nationale, répondant à une question de la CNDS, a avoué que la circulaire du 11 mars 2003 restait insuffisamment appliquée.

Dans son rapport, M. Gil-Robles recommande également de « combattre avec fermeté tous les cas de brutalités policières recensées » et évoque notamment le menottage excessif des jeunes ou des sans-papiers.

Monsieur le garde des sceaux, à la suite des rapports successifs du commissaire européen aux droits de l'homme et de la CNDS, souvent saisie à propos des pratiques de la police, quelles mesures concrètes votre gouvernement compte-t-il prendre pour uniformiser ces pratiques et mettre un terme à l'impunité de ceux qui violent la loi, notamment dans nos commissariats ?

De même, les établissements pénitentiaires ne doivent plus demeurer des territoires en dehors de la loi. Il ne peut y avoir d'effectivité des droits des détenus s'il n'y a pas un droit à la réinsertion, qui passe avant tout par une réelle politique de réinsertion, si ce n'est d'insertion, puisque, souvent, les personnes incarcérées ont presque toujours connu l'exclusion.

Cette politique doit être fondée sur des garanties claires et fermes pour les personnes incarcérées. Il ne saurait y avoir moins de droits dedans que dehors ! Ainsi, pourquoi ne pas poser la question de l'exercice des droits civiques des prévenus et des personnes condamnées, dès lors que la justice ne les en a pas privés ?

Tout cela pose le problème des investissements et des moyens, notamment humains. Pour ma part, il s'agit non pas forcément de construire de nouvelles prisons, mais plutôt de mettre en oeuvre une politique pénale et carcérale beaucoup plus ouverte, avec des moyens humains plus importants.

Ce qui compte, c'est de prévoir un renforcement massif du financement des structures d'éducation, de santé, d'insertion professionnelle et d'aide au maintien des liens familiaux. Le contact avec l'extérieur, à commencer avec les familles, constitue une première étape dans ce processus, car une démarche contraire mènerait vers une nouvelle exclusion.

Aujourd'hui, l'administration pénitentiaire, non contredite par la politique pénale, a développé une pratique d'éclatement des liens familiaux, ce qui est en totale contradiction avec l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme.

Elle ne semble pas avoir pour objectif prioritaire de rapprocher le lieu de détention des personnes condamnées, notamment des « longues peines », du domicile de leurs proches, afin de faciliter le maintien des liens familiaux. Ainsi, on ne se contente pas de condamner le coupable, on condamne aussi sa famille et ses proches. C'est inacceptable !

Monsieur le garde des sceaux, que comptez-vous faire pour mettre un terme à cette pratique de l'éloignement des détenus, accentuée par la loi dite Perben II ?

En outre, aux pratiques discriminantes de l'administration pénitentiaire s'ajoute l'attentisme coupable du Gouvernement concernant le droit à la vie privée.

C'est en 2003 qu'a été ouverte la première unité expérimentale de vie familiale, UEVF. Malgré leurs lacunes, les UEVF offrent aux détenus et à leurs familles un moyen de maintenir une certaine continuité dans leurs liens familiaux et des conditions matérielles leur permettant de préserver un minimum de vie privée et des moments d'intimité.

Les sites pilotes de Rennes, Saint-Martin-de-Ré et Poissy ont montré tout l'intérêt des UEVF non seulement pour les personnes incarcérées et leurs familles, mais également pour le personnel de l'administration pénitentiaire. Or, aujourd'hui, cette expérimentation n'est toujours pas généralisée.

Il y a pire : les détenus de certains centres pénitentiaires, comme ceux de Liancourt, Toulon et Avignon, où sont déjà construites des UEVF, n'ont toujours pas accès à celles-ci. Pouvez-vous nous en expliquer la raison, monsieur le garde des sceaux ?

Où est l'effectivité de meilleures conditions de vie, de l'assouplissement de la dure privation de liberté lorsque des détenus ne peuvent même pas circuler librement à l'intérieur des blocs fermés ?

J'évoque ici la procédure dite de « fermeture des portes », mise en oeuvre à la suite de l'affaire de la prise d'otage de Moulins et qui marque un net recul par rapport à la précédente politique dite « d'ouverture des portes de cellules », inspirée de l'exemple de certains pays voisins. Depuis février 2003, une procédure d'interdiction de circuler pendant la journée à l'intérieur des blocs fermés s'est progressivement mise en place dans les cinq maisons centrales réservées aux longues peines.

D'autres pratiques de l'administration pénitentiaire portent également largement atteinte aux droits des personnes détenues.

La CNDS a notamment été saisie par mon collègue et ami Robert Bret du cas d'un « détenu particulièrement surveillé », dit DPS, de la prison d'Angers, qui a fait l'objet de mises en isolement successives pendant plus de deux ans. Vous rendez-vous compte, monsieur le garde des sceaux, de ce que représentent 737 jours en isolement. C'est inhumain !

Ces faits, et ils sont nombreux, ne sont pas en conformité avec les critères de légalité retenus par la jurisprudence et sont même susceptibles de constituer un traitement inhumain ou dégradant au regard de la réglementation européenne.

L'isolement pose d'autres problèmes, pouvoir saisir la justice et avoir le droit d'être assisté dans sa défense.

Trop souvent, des détenus qui ont engagé des procédures judiciaires se voient directement ou indirectement sanctionnés. Le détenu peut faire du « tourisme carcéral », il est déplacé de prison en prison et éloigné de sa famille, ou sanctionné par l'administration, parfois même violenté.

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