Dans le contexte actuel de désordre mondial, avec une guerre commerciale qui s'aiguise, la multiplication des conflits et l'importance des flux migratoires, l'Europe doit assurer sa protection et sa sécurité. Les peuples européens sont désabusés, désorientés, parfois désespérés. Le sentiment d'abandon qu'ils éprouvent se traduit, sur le plan politique, par la montée des populismes, le Brexit ou la conduite, par certains États, de stratégies individuelles. Les risques sont donc devant nous.
Le cadre financier pluriannuel doit traduire des orientations politiques fortes. Or, mis à part le discours du Président de la République, adressé à nos partenaires européens, les traductions politiques sont inexistantes au plan national. Cela ne facilite pas la compréhension, le partage et l'acceptation, par les peuples - notamment le nôtre -, des politiques européennes.
Depuis le début de l'année, j'ai mené un cycle d'auditions visant à appréhender les enjeux relatifs au budget européen et à en mesurer les conséquences sur la contribution de notre pays à ce budget. Si les négociations relatives au prochain cadre financier pluriannuel pour la période 2021-2027 ont constitué le fil rouge de mes travaux de contrôle, ce prisme m'a aussi permis de questionner les ambitions politiques de l'Union européenne, ainsi que le rôle et la capacité de la France à peser dans les négociations. J'ai participé à deux groupes de travail : le premier, avec Jean-François Rapin, était dédié au cadre financier pluriannuel et le second, avec Bernard Delcros, traitait de l'avenir de la politique de cohésion et qui a abouti à l'adoption d'une résolution européenne par le Sénat le 2 juillet dernier.
S'agissant du bilan de l'actuel cadre financier pluriannuel, du fait de la longueur des négociations et d'une mise en oeuvre tardive, un très fort retard est enregistré dans l'exécution de ce cadre. L'enveloppe de 959 milliards d'euros en crédits d'engagements et 908 milliards d'euros en crédits de paiement a fait l'objet d'une révision en 2016. Elle s'est traduite par une augmentation des crédits destinés à financer la gestion des flux migratoires - 3,9 milliards d'euros - et les mesures relatives à l'emploi et la croissance - 2,1 milliards d'euros.
Le principal écueil réside dans les retards significatifs en matière de décaissement des crédits européens, notamment pour la politique de cohésion.
Les raisons de ces retards sont assez confuses. Certes, l'une d'elles est la mise en oeuvre tardive du cadre financier, mais la désignation des autorités de gestion nationales a pris également plus de temps qu'au cours du cadre financier pluriannuel précédent. En octobre 2017, la Commission européenne était toujours en attente de la désignation des autorités de gestion de 62 programmes, soit 11 % de l'ensemble d'entre eux. En France notamment, ce retard est imputable au processus de réorganisation institutionnelle locale. S'y ajoutent des dysfonctionnements importants des systèmes informatiques, avec le fameux logiciel Osiris, et le manque de ressources humaines compétentes pour assurer l'ingénierie de ces financements.
La politique agricole commune est concernée par la sous-consommation des crédits. Le programme « Leader », visant à soutenir les projets de développement rural portés par les groupes d'action locale, les GAL, l'illustre parfaitement pour les crédits du deuxième pilier : d'après le président de Leader France que j'ai auditionné, à la fin de 2017, 4,5 % des crédits avaient été engagés et 1 % effectivement consommés en France. Ces retards affectent visiblement toute l'Union européenne. La préoccupation vaut aussi pour les crédits du premier pilier, comme nous l'a signalé la Fédération européenne des syndicats agricoles, la Copa-Cogeca, rencontrée à Bruxelles.
Le retard dans la mise en oeuvre s'est traduit par une sous-exécution du prélèvement sur recettes au profit de l'Union européenne, qui a atteint 2,3 milliards d'euros pour l'exercice 2017. En revanche, nous devrions observer une accélération de la consommation des crédits durant la deuxième période de la programmation, avec, notamment, un accroissement du prélèvement de 17 % pour l'année 2019.
Le montant du prélèvement sur recettes étant intégré à l'estimation du déficit français, il faut améliorer les prévisions d'exécution du budget de l'Union européenne. Les membres de la Commission que j'ai rencontrés à Bruxelles m'ont indiqué qu'un dialogue se nouait entre les administrations nationales et européennes sur ce sujet, mais à ce jour, aucune piste d'amélioration n'est évoquée. En revanche, j'ai eu connaissance du fait que l'hypothèse d'inflation retenue depuis le début de la programmation, de l'ordre de 2 % par an, était supérieure à l'évolution tendancielle observée. Ce n'est pas satisfaisant !
S'agissant du cadre financier pluriannuel à venir, l'hypothèse retenue est celle d'une augmentation des crédits, portant la contribution des États à 1,114 % du revenu national brut. L'augmentation est sensible, mais, avec l'intégration du Fonds européen de développement, ce niveau est ramené en réalité à 1,08 %.
Cet écart illustre bien les difficultés de comparaison des données entre les deux cadres financiers pluriannuels : 27 ou 28 États membres, ancienne ou future maquette budgétaire, euros courants ou euros constants, etc. Le rapporteur général a d'ailleurs interpellé la ministre en charge des affaires européennes, Nathalie Loiseau, sur ce sujet, à l'occasion du dernier débat préalable au Conseil européen qui s'est tenu le 26 juin dernier dans notre hémicycle. Cette absence de transparence et de fiabilité des données nuit à une appréhension correcte des crédits disponibles, mais aussi, d'après les représentants du Parlement européen et du Comité des régions, à la bonne tenue d'un débat démocratique.
Compte tenu des difficultés recensées pour l'actuel cadre financier pluriannuel, la Commission a prévu d'activer deux leviers. D'une part, elle envisage que les grandes orientations puissent être arrêtées avant les élections européennes, afin d'éviter les retards, mais cela pose des problèmes sur le plan de la démocratie. D'autre part, elle propose des mesures de simplification dans la mise en oeuvre des fonds structurels, telles que l'allègement des contrôles ou une plus grande fongibilité entre les fonds.
La Commission a souhaité donner une priorité à certains sujets : l'innovation, la recherche, l'emploi, la jeunesse, la défense, la protection des frontières et la sécurité. Dans un contexte de diminution nette des ressources liée au Brexit, des arbitrages doivent être réalisés. Ils porteraient principalement sur la politique agricole commune et sur la politique de cohésion. Par ailleurs, je n'ai pas été complètement convaincu par les éléments qui nous ont été fournis lors des auditions pour justifier le niveau de crédits des politiques prioritaires. Pour l'agence Frontex, par exemple, il est prévu de porter les effectifs à 10 000 agents opérationnels alors que la France n'en demandait que 5 000. Cette hausse n'a pas été justifiée.
Les deux politiques affectées par la contraction de leurs recettes et l'augmentation de certaines de leurs dépenses - la PAC et la politique de cohésion - concernent tout particulièrement notre pays. Les crédits de la PAC devraient subir une réduction de l'ordre de 5 % à 12 % à l'échéance de 2027. Or cette politique, quoi qu'on en pense, bénéficie aussi aux territoires non métropolitains. Alors que le fonds de cohésion devrait être réduit de 45 %, bénéficiant principalement aux États membres d'Europe centrale, la France ne devrait subir qu'une baisse de 5,4 % de ses crédits au titre de la politique de cohésion. Le Feader devrait diminuer de 13 %. Si l'on ajoute à cela la progression des cofinancements, cela laisse présager des difficultés pour les territoires les plus fragiles, dont les capacités en matière de finances et d'ingénierie sont plus faibles.
Si nous pouvons partager la perspective d'un conditionnement de l'obtention des aides au respect de l'État de droit, sa mise en oeuvre risque d'être relativement complexe. Comment évaluer le non-respect de l'État de droit ? Quelle graduation des sanctions ? La proposition reste à préciser.
Sur le volet « ressources », le Brexit, au-delà de la perte de financements qu'il représente, doit permettre de revoir la question des rabais. La Commission envisage une remise en cause de ces rabais à l'horizon de 2025 ; ce serait bien qu'ils disparaissent plus rapidement. Par ailleurs, certaines propositions sont sur la table, mais nous savons leur mise en oeuvre compliquée. L'opposition formelle de certains de nos partenaires et la règle de l'unanimité risquent de rendre très difficile la mise en oeuvre du projet de taxation des GAFA, et plus généralement de l'assiette commune consolidée de l'impôt sur les sociétés (ACCIS), une fiscalité pourtant indispensable et légitime. Je pense aussi à la taxation sur les produits plastiques ou les échanges de quotas de carbone. Si l'on reste confiant à Bruxelles, nous sommes circonspects, au plan national, sur la réussite de cette fiscalité européenne, qui risque, en plus, de peser sur le consommateur final.
S'agissant, enfin, de la place de la France dans les négociations actuelles et à venir, les auditions des différents services de l'État intervenant sur le sujet ont confirmé l'existence d'une coordination interministérielle, même si certains flous demeurent parfois. Nous avons eu le sentiment qu'il y avait, dans les négociations, un discours de la France qui est à Bruxelles et un discours de la France qui est à Paris, notamment au sujet de la PAC. Mais certaines évolutions ont pu l'expliquer : en 2016, la France est devenue contributrice nette au titre du premier pilier ; elle est redevenue bénéficiaire nette dès 2017. Comme nombre de territoires se désespéraient, le ministre de l'agriculture s'est alors engagé en faveur de la PAC, représentant 62 milliards d'euros pour notre pays sur la période 2021-2027. Une vingtaine d'États, qui entendaient se désengager de cette politique, sont aujourd'hui prêts, eux aussi, à en sanctuariser les crédits, et ont participé au mémorandum initié par la France en mai dernier.
Certaines défaillances ont conduit la France à reverser 721 millions d'euros au titre des refus d'apurement pour les aides agricoles en 2017. Ceci est symptomatique des difficultés rencontrées dans la gestion des financements européens, même si, à Bruxelles, on fait état d'une amélioration des procédures, notamment grâce à l'amélioration du registre parcellaire.