Intervention de Maya Kandel

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 4 juillet 2018 à 11h00
Politique étrangère des etats unis — Audition de Mme Maya Kandel responsable des etats-unis et des relations transatlantiques au centre d'analyse de prévision et de stratégie caps du ministère de l'europe et des affaires étrangères

Maya Kandel, au Centre d'analyse, de prévision et de stratégie du ministère de l'Europe et des affaires étrangères :

chargée des États-Unis et des relations transatlantiques, au Centre d'analyse, de prévision et de stratégie du ministère de l'Europe et des affaires étrangères. - Je vais essayer de faire le point sur la réorientation de la politique étrangère américaine après 18 mois de présidence Trump. Je procèderai en trois temps : d'abord en dressant un tableau général de l'évolution 2018 par rapport à 2017 et montrer qu'il y a une vraie rupture dans la politique suivie, puis pour préciser s'il existe une « doctrine Trump » compte tenu de la double spécificité du moment actuel en distinguant ce qui relève de la personnalité du président et ce qui relève d'une remise en question de la politique étrangère américaine, commencée bien antérieurement. Je serai ensuite à votre disposition pour aborder les principaux dossiers en réponse à vos questions.

Premier point à souligner : sur le plan intérieur, les républicains devraient perdre la Chambre des représentants à l'occasion des élections de mi-mandat, mais pas le Sénat, il n'y a donc plus guère d'action à attendre sur ce plan. Il faut donc s'attendre à ce que Trump se concentre sur l'international, où il a davantage de marges de manoeuvre.

A l'intérieur, ce seront surtout des guerres verbales, tweets et surenchères, domaines où Trump excelle. On constate que plus il provoque, plus ses critiques surréagissent, plus les républicains le soutiennent, au-delà de sa base d'ailleurs (90% des républicains) - et mieux, il progresse dans les sondages. C'est sans doute une stratégie cynique, mais elle fonctionne si l'on se réfère au dernier sondage Gallup qui lui donne une popularité record à 45% d'opinions positives soit l'équivalent à Obama, Reagan, Clinton ou Carter au même moment de leur mandat. Cette popularité est aussi un facteur crucial qui lui donne d'importantes marges de manoeuvre vis-à-vis du Congrès qui joue un rôle important en matière de politique étrangère des États-Unis. Le très bon état de l'économie américaine, et surtout son principal succès législatif, la réforme fiscale, mettent le secteur privé de son côté, du moins pour l'instant, en attendant l'effet de l'augmentation des tarifs des droits sur les importations.

J'en viens au tableau général, on parlait en 2017 de période de « régence » pour la première année du mandat de Trump, pendant laquelle les « adultes », c'est-à-dire des conseillers expérimentés du président, fixaient les orientations de la politique étrangère. Cette période a pris fin, et Trump aujourd'hui a repris la main, il l'a dit en interview : la Maison Blanche, c'est lui, il n'écoute pas ses conseillers et dynamite tous les processus de décision connus.

Le président Trump considère, avec raison, que ce sont ses instincts qui lui ont permis de l'emporter envers et contre tous. Depuis le début 2018, on observe donc qu'il revient à ses promesses de campagne et les applique : cela explique que la plupart des « adultes », tenants d'une continuité de la politique étrangère, ont démissionné comme Gary Cohn, conseiller pour l'économie, ou le plus souvent ont été, comme Rex Tillerson, secrétaire d'Etat, remercié par tweet, ou encore le général McMaster, conseiller à la sécurité nationale ; d'autres comme le général Kelly, secrétaire général de la Maison Blanche, sont aujourd'hui marginalisés.

S'il y a eu un flottement l'an dernier, c'est avant tout parce que Trump et son entourage ne s'attendaient pas à gagner et n'étaient pas prêts. On a des témoignages aujourd'hui sur cette période, des ouvrages de journalistes. Ce flottement a été accentué par les échecs du Congrès sur le rejet de l'Obamacare et par les décisions de certaines cours de justice qui ont retoqué ses décrets sur l'immigration. On a pu croire que Trump serait digéré ou du moins domestiqué par le système, par la bureaucratie. Ce temps est révolu et nos interlocuteurs à Washington, j'en reviens, certains dans l'administration, nous disent : voilà la position officielle, les documents existants, mais on ne sait pas ce que le président va décider, ce qui est une situation assez inédite.

Si l'on doit dégager, aujourd'hui, les grandes lignes de la politique étrangère des États-Unis en termes de continuité et de ruptures, le premier point est de souligner la continuité sur les engagements militaires.

Cela s'explique par deux facteurs. Le premier, c'est la présence de secrétaire à la défense, le général Mattis seul « adulte » qui reste au sein de l'exécutif. Le second est le fait que Trump a délégué au Pentagone et aux commandements combattants un large pan de la décision sur le plan militaire. On a vu, l'an dernier une intensification des bombardements sur différents théâtres d'opérations, de la présence au sol en Afghanistan, mais on agit toujours selon les modalités définies par l'administration Obama au titre de la doctrine dite de l' « empreinte légère » avec l'emploi des drones, de surveillance et armés, des forces spéciales, préférence pour des bombardements à haute altitude et aux mercenaires avec un moindre engagement des militaires au sol. J'insiste toutefois sur cet aspect, avec un pays en guerre, engagé sur une dizaine de théâtres et qui dispose de bases des militaires dans une centaine de pays, on ne peut parler d'isolationnisme que l'on confond souvent avec l'unilatéralisme. Ce sont des notions différentes.

Autre point important parce qu'il s'agit d'une obsession de Trump, la destruction de l'héritage de son prédécesseur Obama est achevée pour la politique étrangère : les Etats-Unis sont sortis des Accords de Paris sur le climat, l'ouverture à Cuba a été réduite, l'accord sur le nucléaire iranien (JCPOA) a été dénoncé.

Les autres ruptures principales répondent à des préoccupations de politique intérieure plus qu'à une vision stratégique internationale. Je pense notamment à l'installation de l'ambassade des Etats-Unis à Jérusalem qui est une réponse à l'une des bases électorales de Trump qui sont les chrétiens évangéliques qui ont voté pour lui à 80% et qui le soutiennent toujours, aussi contre intuitif que cela puisse paraître. Je pense aussi aux mesures concernant l'immigration et le commerce. Là on a les deux principales caractéristiques de la ligne America First définie pendant la campagne présidentielle.

Dans ces ruptures, on a un assaut général contre le multilatéralisme qui se développe contre les institutions internationales, contre les alliances et les accords dans lesquels les Etats-Unis sont engagés, ce que Trump appelle la guerre au « globalisme ».

Pour terminer, il existe aujourd'hui trois incertitudes : la Corée du Nord, la Russie - sur ce dossier, le sommet de l'État fait montre d'une véritable schizophrénie - et le Moyen-Orient - avec le gendre du président, Jared Kushner, à la manoeuvre, et assez peu d'informations sur le fameux plan de paix.

L'an dernier, nous avions pu nourrir quelques inquiétudes quant à une éventuelle guerre avec la Corée du Nord ou l'Iran ; en réalité, cette hypothèse est peu probable. En effet, sur ce point, Donald Trump ressemble à Ronald Reagan : un président qui parle fort mais qui agit de manière mesurée - je vous renvoie à l'invasion de l'île de la Grenade en 1983, alors qu'à cette époque Ronald Reagan parlait de « l'Empire du mal ». La base électorale de Donald Trump ne souhaite pas de nouveau conflit armé, sans toutefois écarter la possibilité d'une réaction forte à une provocation ou une humiliation ; il s'agit là d'un sentiment jacksonien, le président ne voulant pas paraître faible.

La politique étrangère de Donald Trump pose deux questions principales : que peut-il et que veut-il ? Pour répondre à cette dernière question, il faut prendre en compte la personnalité « originale » du président américain, mais également la crise que traverse la politique étrangère américaine, antérieure à l'arrivée de Donald Trump au pouvoir. Cette crise s'explique, au plan intérieur, par le fait que les classes moyennes et populaires ne soutiennent plus le rôle de « gendarme du monde » des États-Unis, et au plan international, par le déclin relatif de la puissance américaine et donc de sa capacité d'influence et d'action.

Que peut Donald Trump ? A-t-il les mains libres et jusqu'à quel point ? La politique étrangère américaine est un processus collectif ; pourtant, Donald Trump garde la haute main sur ce domaine. Il possède des marges de manoeuvre importantes vis-à-vis du parti républicain, car il est en train de dynamiter le paysage politique et la ligne partisane traditionnelle qui oppose les fédéralistes aux anti-fédéralistes quant à la place de l'État dans la société - small vs big government. En effet, depuis la campagne présidentielle de 2016, le débat a évolué et oppose aujourd'hui les « globalistes » aux nationalistes. Cette nouvelle ligne est transpartisane et explique l'impuissance du Congrès américain : certes, le parti républicain est majoritaire mais il apparaît désormais divisé, et la polarisation extrême de la classe politique limite les solutions de compromis et offre ainsi une certaine liberté à Donald Trump.

La Constitution offre des pouvoirs au Congrès pour permettre de contenir un président trop interventionniste sur la scène internationale, mais ne peut le contraindre à être plus actif. Par ailleurs, pour les raisons évoquées précédemment, le Congrès n'est pas à même de s'emparer de la politique étrangère. En outre, depuis la guerre menée contre le terrorisme (2001), le Congrès a délégué plusieurs prérogatives au président : pouvoirs de guerre, commerce, traités, etc. Son dernier pouvoir est budgétaire, ce qui lui a permis de contrecarrer plusieurs projets présidentiels comme le financement du mur à la frontière mexicaine, la diminution du budget du département d'État, ou encore la baisse des crédits alloués à l'initiative de réassurance européenne. En outre, des propositions de loi et des amendements ont été déposés afin de rétablir la précédente fiscalité sur les importations d'aluminium et d'acier en provenance de pays alliés (Union européenne, Mexique, Canada), de rétablir l'interdiction d'importer des produits chinois de marques ZTE et Huawei, ou encore d'encadrer la conclusion d'un éventuel accord nucléaire avec la Corée du Nord.

La crise que traverse la politique étrangère américaine trouve son origine à la fin de la guerre froide. Le slogan « America First », né dans les années 30, a été réutilisé en 1992 par Pat Buchanan, alors adversaire de George Bush aux primaires républicaines. Cette crise a ensuite été mise entre parenthèses par les attentats du 11 septembre 2001, mais a ressurgi avec l'échec des guerres de George W. Bush et la crise économique. En 2008, Barack Obama avait d'ailleurs, en partie, été élu sur une critique de la politique étrangère américaine (Irak, nation-building at home). Cette politique, critiquée par les classes moyennes et populaires qui considèrent qu'elle leur nuit, fut portée lors des primaires de 2016 par Donald Trump et Ted Cruz - qui ont recueilli près des trois quarts des voix républicaines -, mais aussi par le démocrate Bernie Sanders, pour des raisons totalement différentes.

Il existe un réel lien de filiation entre Donald Trump et Barack Obama. Toutefois, le président actuel va plus loin en souhaitant détruire l'ordre international et les institutions créées et soutenues par les États-Unis, et en étant plus dur avec les alliés des États-Unis qu'avec ses adversaires, avec une curieuse appétence pour les dirigeants autoritaires. L'impact de la réorientation politique menée par Donald Trump ne doit pas être sous-estimé car elle fait écho à une vision alternative des relations internationales contemporaines, portée par les partis populistes, mais aussi par des acteurs étatiques comme la Russie. Trois grands traits la caractérisent : une obsession de la souveraineté, une hostilité à toute forme de multilatéralisme, et une fermeture des frontières au commerce et à l'immigration. En ce sens, et comme en attestent plusieurs documents stratégiques américains publiés en fin d'année dernière, Donald Trump clôt la période post-guerre froide. Il mène un assaut général et destructeur contre le « globalisme » en retirant les États-Unis de plusieurs accords (partenariat transpacifique) ou en menaçant de le faire (ALENA, OTAN), et en fragilisant de grandes institutions internationales (ONU, UNESCO, G7, etc.). La presse américaine évoque même un projet de loi en préparation visant à retirer les États-Unis de l'OMC.

Le monde tend donc vers une multipolarité sans multilatéralisme, c'est-à-dire avec moins de coopérations et plus de conflictualité et de risques. Néanmoins, cette remise en question pourrait permettre à l'Europe d'avancer en devenant plus unie et plus puissante, d'aplanir les différends avec la Corée du Nord, et de contraindre la Chine à agir selon des règles commerciales plus équitables.

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