Intervention de Nadia Sollogoub

Délégation sénatoriale à la prospective — Réunion du 5 juillet 2018 à 8h30
Point d'étape sur le rapport « avenir des relations entre les générations »

Photo de Nadia SollogoubNadia Sollogoub, rapporteur :

Quelques remarques préliminaires avant d'entrer dans le vif du sujet.

Le thème qui nous occupe est vaste et nous avons eu comme première difficulté de devoir recueillir et traiter un grand nombre d'informations à la fois objectives et subjectives. Objectives, parce qu'il existe sur cette question des générations de nombreuses données chiffrées établies par les sciences sociales. Subjectives, parce que les différents intervenants que nous avons entendus expriment souvent un point de vue générationnel -même quand ce point de vue s'appuie sur des données empiriques objectives.

Une deuxième difficulté de méthode tient à la pluralité de sens du mot « génération ». J'en distinguerai au moins trois. Le premier renvoie aux générations familiales : les enfants, les parents, les grands-parents. Le deuxième renvoie à un ensemble de personnes nées à une même époque, ce qui correspond à la notion statistique de cohorte. On parle par exemple de la génération 68. Enfin, un troisième sens, impropre mais très courant, consiste à parler de génération là où il faudrait plutôt parler de classe d'âge, de période dans le cycle de vie. On parle par exemple de la génération des « séniors » ou des « jeunes ». Ce qui complique beaucoup l'analyse, c'est que l'on glisse souvent, sans s'en rendre compte, d'un sens à l'autre au cours d'un même raisonnement, d'où une certaine confusion.

Nos investigations initiales étaient centrées sur le thème du conflit, avec l'opposition entre une génération « dorée », celle des baby-boomers, et des générations postérieures « maltraitées ». Nous voulions savoir si on allait vers un conflit des générations autour du partage des richesses et vers une révision des mécanismes de la solidarité qui se trouvent au coeur du pacte intergénérationnel. C'est la thèse de certains sociologues et essayistes, comme Hakim El Karoui ou Louis Chauvel, tous deux auditionnés par la délégation.

Toutefois, nous avons eu le souci de ne pas nous focaliser sur les transferts économiques et matériels entre générations, mais d'intégrer aussi dans nos travaux les rapports intergénérationnels de coopération, d'assistance, de concurrence ou d'opposition autour des valeurs politiques, de la culture et de la transmission du savoir ou encore du travail. Comment les générations montantes voient-elles la politique, le travail, l'éducation, la famille ? À quoi aspirent-elles ? De quelles innovations sociales sont-elles porteuses ? Comment la société intègrera-t-elle leurs attentes ? Comment vont s'organiser à l'avenir les relations entre les générations dans le monde du travail, dans le champ politique, dans le domaine de l'éducation et du savoir ? Voilà quelques-unes des questions que nous abordons.

Nous avons rencontré de nombreux experts au cours de trois auditions plénières, quatorze auditions « rapporteurs », trois tables rondes réunissant neuf invités et deux visites de sites dans des écoles. Le présent rapport d'étape porte essentiellement sur le thème de l'avenir des solidarités économiques entre générations, qui est désormais bien défriché, même s'il nous reste encore à préciser les propositions. Le travail sur la dimension symbolique des relations intergénérationnelles doit en revanche encore être approfondi, même si certains enjeux et tendances apparaissent déjà clairement. Nous avons prévu de nouvelles auditions jusqu'à la fin juillet.

Sur la question de l'avenir des solidarités économiques entre les générations, nos observations tiennent en trois points :

- malgré les nombreux ajustements déjà opérés, les évolutions démographiques et économiques mettent à l'épreuve le pacte entre les générations instauré après 1945 ;

- cela alimente des tensions intergénérationnelles autour des enjeux d'équité et d'efficacité ;

- pour conforter l'acceptabilité du pacte et mieux garantir sa soutenabilité économique, il faut l'adapter en tenant compte notamment du poids croissant du patrimoine et de la complexification du cycle de vie.

Le pacte intergénérationnel mis en place à la Libération est un système de solidarité organisé autour de trois générations imbriquées : les jeunes, les actifs d'âge intermédiaire et les séniors. Entre ces trois générations a lieu une redistribution largement socialisée, avec des prélèvements en grande partie assis sur le travail et concentrés sur les actifs d'âge intermédiaire, qui sont contributeurs nets, et des versements qui vont principalement vers les jeunes et les vieux, qui sont bénéficiaires nets. Cette solidarité intergénérationnelle très large couvre les principaux risques sociaux (maladie, vieillesse, maternité/famille, chômage, accidents du travail), l'essentiel des dépenses d'éducation, ainsi que certaines politiques ciblées, comme le logement ou la pauvreté. Ce dispositif central est complété à la marge par des transferts familiaux et patrimoniaux privés.

Il est important de remarquer qu'il s'agit d'un système de solidarité ou de réciprocité qu'on pourrait qualifier de « différée ». En effet, le pacte ne met pas en regard des droits et des obligations précisément définis sur le mode du donnant-donnant ou du contrat, mais fonctionne sur un mécanisme de don accompagné d'un pari, de retour ultérieur sur le don, avec l'État comme garant de la continuité dans le temps du système. La génération des actifs partage ce qu'elle produit avec la génération des jeunes, en comptant que ces jeunes partageront demain à leur tour lorsqu'ils seront eux-mêmes devenus productifs.

Inscrite dans le temps long, cette réciprocité différée est naturellement marquée par l'incertitude des évolutions historiques, notamment économiques : nul ne sait ce qu'il y aura à partager demain, ni quel sera le niveau de prospérité relatif des différentes générations, ni quelles seront par conséquent les conditions précises du partage. De ce fait, le pacte est naturellement traversé de tensions, voire de conflits, entre les générations. Ce qu'il est souhaitable et juste pour chaque génération de donner et de recevoir doit en effet être rediscuté périodiquement pour tenir compte des transformations qui affectent l'état du monde. C'est ce qui se passe depuis les années 1980 en France en raison des évolutions économiques et démographiques.

Du côté des évolutions économiques, on peut citer un ralentissement tendanciel des gains de productivité, une installation dans le chômage de masse et l'intensification de la concurrence internationale, qui fait du coût du travail un enjeu de compétitivité fort et incite à modifier l'assiette du financement de la protection sociale. Ces phénomènes, anciens mais durablement installés, doivent être intégrés à l'exercice prospectif sur l'avenir des relations intergénérationnelles.

Du côté des évolutions démographiques, les faits marquants sont l'avancée en âge des générations nombreuses du baby-boom et l'allongement de l'espérance de vie, qui entraînent un fort vieillissement de la population. Entre 2018 et 2040, la population de la France devrait croître de 5,3 millions d'habitants. Le nombre des plus de 75 ans va passer de 6 à plus de 10 millions, cette hausse expliquant à elle seule 80 % de la croissance totale de la population. Le reste se fera par l'augmentation du nombre des 65-74 ans. Au total, les séniors représenteront un tiers de la population en 2050 contre moins d'un cinquième en 1990.

Ce vieillissement provoque une hausse mécanique et forte des dépenses de retraite, de maladie et désormais aussi de dépendance. La quasi-totalité de la hausse des transferts intergénérationnels relativement au PIB depuis 50 ans est directement liée aux effets du vieillissement : le coût du risque vieillesse-survie est passé de 5,1 % du PIB en 1959 à 14,6 % en 2013 ; celui du risque maladie, de 3,1 % à 8,7 %. À contrario, les autres dépenses, qui bénéficient davantage aux populations d'âge actif ou aux plus jeunes, n'ont que faiblement progressé en part de PIB.

Si on se projette vers l'avenir, on voit que cette croissance des dépenses liées au vieillissement va se poursuivre dans les décennies à venir, portée par les dépenses de santé et de dépendance. En particulier, le nombre de personnes dépendantes devrait doubler sur les 40 prochaines années, passant de 760 000 en 2017 à 1,9 million en 2060, ce qui entraînera une hausse du coût de la dépendance. En 2011, celui-ci représenterait 28 milliards d'euros, soit 1,4 % du PIB. En 2060, ce sera plus de 51 milliards, soit 2,58 % du PIB. En revanche, on s'attend à une baisse du poids des dépenses famille, chômage et même retraite.

Au passage, j'insiste sur un point important concernant la dépendance. Environ une personne sur cinq connaîtra une situation de dépendance. Cela veut dire que le risque « dépendance » est tout à fait mutualisable via un système d'assurance dépendance, ce qui n'est pas le cas des dépenses de retraite et de maladie, qui constituent des dépenses certaines pour tous. Chaque génération peut donc s'assurer elle-même contre le risque de dépendance, ce qui n'est pas le cas du risque vieillesse ou maladie, dont la prise en charge est nécessairement intergénérationnelle.

Depuis trente ans, le pacte n'a cessé de s'adapter aux évolutions économiques et démographiques que je viens de décrire. Mise à contribution des séniors via la CSG, réformes en série du système de retraite ou encore efforts de maîtrise des dépenses étendus à tous les champs de la protection sociale : ces mesures correctives produisent leurs effets, même si c'est souvent avec un décalage dans le temps important, entre le moment où l'on réforme et celui où les effets de la réforme sont visibles.

Selon les projections de 2017 du Haut conseil du financement de la protection sociale, on s'oriente dans les décennies qui viennent vers une maîtrise de l'impact du vieillissement sur les transferts intergénérationnels. L'augmentation considérable des transferts publics en pourcentage du PIB constatée jusqu'à présent devrait en effet s'interrompre. C'est donc un vrai changement par rapport aux tendances passées et c'est un changement dont on n'a pas vraiment encore pris conscience collectivement. Même dans le scénario le plus pessimiste, où les gains de productivité seraient durablement limités à 1 % par an et où le taux de chômage demeurerait autour de 10 %, on devrait constater, après une légère diminution, une remontée, puis une stabilisation à long terme des dépenses sociales au niveau de 2014, soit environ 31 % du PIB. Dans les scénarios plus optimistes, on observerait une diminution de la masse des dépenses sociales par rapport au PIB, de 1,5 à 2 points de PIB en 2030 et, de manière plus incertaine, de 4,5 points en 2050 ou 2060 dans le scénario le plus optimiste.

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