chargée de mission Europe, prostitution, culture, de la Fédération des acteurs de la solidarité. - La Fédération des acteurs de la solidarité est un mouvement différent des deux associations qui viennent d'être présentées. Nous sommes en effet un réseau généraliste qui fédère des associations de lutte contre l'exclusion. Nous regroupons une très grande partie du parc d'hébergement en France, dont le parc CHRS, des centres d'hébergements d'urgence, des centres d'accueil de demandeurs d'asile (CADA), de nombreuses structures d'insertion par l'activité économique et un certain nombre d'associations spécialisées dans l'accompagnement des personnes en situation ou en risque de prostitution, victimes ou non de la traite des êtres humains. L'Amicale du Nid fait partie de notre fédération, ainsi que des associations plus petites dont l'action se situe à une échelle plus locale. Je me concentrerai aujourd'hui sur ces associations qui sont agréées dans les territoires, sans toutefois être spécialisées sur la prostitution, ou qui développent une activité sur la prostitution en ce moment même. Elles font souvent partie du dispositif Ac.Sé (dispositif d'accueil sécurisant des victimes de la traite des êtres humains). À ce titre, elles ont fréquemment été formées à la problématique de la traite, qui se trouve très liée à celle de la prostitution. Notre fédération regroupe également de grands réseaux et de grandes associations de lutte contre l'exclusion, telles que la Fondation Abbé Pierre, le Secours catholique ou Emmaüs.
Nous avons une vingtaine d'agréments. Toutefois, nous manquons de visibilité sur la manière dont se déroulent les actions sur les territoires et dont les associations sont agréées. Nous disposons en réalité de peu de moyens pour suivre les politiques d'application des différents programmes. Nous identifions donc un défi en matière de communication et de transparence de la part de l'État sur la mise en oeuvre de cette loi en particulier.
Concernant la prostitution, notre fédération avait fait le choix de ne pas prendre position sur la pénalisation des clients lors de la loi de 2016, en raison de débats compliqués en interne. Nous nous sommes donc focalisés sur le volet social de la loi, relatif à l'insertion sociale. Avec d'autres associations, nous avons notamment été à l'origine d'amendements qui visaient à intégrer l'insertion sociale dans le parcours de sortie de la prostitution. En effet, la loi indique bien que le parcours ne constitue pas qu'une porte de sortie. Il permet en effet d'ouvrir la voie à des alternatives à la prostitution. Ce principe doit générer une action d'accompagnement social de qualité. Ce point fait écho aux constats soulevés par mes collègues.
Nous estimons que le parcours de sortie constitue un bon outil, qui donne accès à deux éléments fondamentaux : le titre de séjour et l'allocation financière. Ces deux aides constituent le socle du parcours d'accompagnement social. En outre, le parcours de sortie permet une mise en réseau des acteurs, ce qui nous semble fondamental afin d'atténuer la solitude que ressentent certaines associations qui portent ces questions. Elles peuvent ainsi être formées et sensibilisées. Ce processus entraîne une mobilisation institutionnelle importante.
Nous formulons toutefois la crainte que le volet social de la loi soit mis en danger dans les territoires. Certes, nous nous trouvons au début de l'application. Mais nous pouvons d'ores et déjà alerter sur les deux points cruciaux que sont l'insuffisance de la mobilisation financière de l'État et le manque évident de volonté politique des décideurs actuels. Nous estimons qu'il est indispensable de vous faire part de ces inquiétudes. En effet, ce sujet nous paraît trop souvent laissé à la marge des politiques publiques, tout comme les personnes qu'il concerne.
Les moyens insuffisants et le manque de volonté politique donnent lieu à une mise en oeuvre disparate sur les territoires. Mes collègues ont déjà évoqué ce problème. La question de la temporalité dépend à ce jour de la bonne volonté des préfets et de l'influence auprès de ce dernier des déléguées départementales aux droits des femmes. Par conséquent, certains départements progressent rapidement sur le sujet alors que rien n'avance dans d'autres territoires. Nous pouvons comprendre que certains départements ruraux rencontrent des difficultés à mettre en place le dispositif, à identifier les associations ou à former les travailleurs sociaux. En revanche, nous nous inquiétons de l'immobilisme de villes comme Lyon, Marseille ou Lille, où la situation stagne. Cette hétérogénéité montre bien que les préfets ne se sentent pas obligés de mettre cette loi en place. Or leur rôle est de faire appliquer la loi sur leur territoire.
Par ailleurs, nos financements diffèrent selon les territoires et la coordination des acteurs locaux. Par exemple, le BOP 177 finance certaines associations qui offrent des hébergements. Toutefois, ces CHRS ne disposent pas de moyens financiers supplémentaires au-delà des places déjà disponibles. La question de l'ouverture de places dédiées se pose ainsi clairement. Dans certains départements, nos associations parviennent à avancer avec la Direction départementale de la cohésion sociale (DDCS) et la déléguée départementale aux droits des femmes, de manière à créer quelques places pour permettre d'accompagner ces personnes, y compris en amont du parcours de sortie. En effet, il s'avère impossible d'exiger un arrêt de la prostitution tant que les personnes ne disposent pas d'hébergement. Pourtant cet hébergement n'est pas prévu explicitement par la loi ni surtout par ses décrets d'application. Par conséquent, la situation varie fortement, selon le contexte, au niveau local.
La question de l'accès au titre de séjour, pour sa part, se trouve tributaire de l'application du droit des étrangers sur les différents territoires. Nous rencontrons ainsi des situations compliquées, notamment à Nice et dans les Alpes-Maritimes. Plusieurs personnes se sont vu refuser l'entrée dans le parcours de sortie de la prostitution au prétexte qu'elles faisaient l'objet d'une obligation de quitter le territoire français (OQTF). La loi ne prévoit pourtant pas qu'il s'agisse d'un motif d'exclusion du parcours. Cependant, dans ces deux territoires, toutes les personnes en situation irrégulière, dont les femmes nigérianes, sont sous OQTF. Du fait de cette restriction, l'application de la loi se trouve entravée. La fédération que je représente, qui travaille aussi sur les questions du droit des étrangers, des migrants et des demandeurs d'asile, est d'avis que le contexte global n'est pas favorable à leur accueil.
En outre, je tiens à souligner l'absence de prise en compte du coût de l'accompagnement induit pour les associations. Celles-ci doivent en effet accompagner des personnes vers un nouveau dispositif. Or nous ne pouvons pas réaliser ces missions sans moyens financiers. Le risque d'épuisement des associations est élevé. Le dispositif risque alors de péricliter rapidement. Nous insistons sur la nécessité d'une volonté politique forte et d'une augmentation des moyens financiers qui puissent traduire une amplification du volet social de la loi.
Je reviens d'ailleurs sur la question de la volonté politique et du suivi de la loi au niveau administratif. Nous avons l'impression de manquer d'outils et d'instances afin de faire des remontées de terrain vers l'État des pratiques constatées. Un comité de suivi de la loi de 2016 existe, mais il ne s'est réuni qu'une seule fois. Or l'application de la loi se déroule actuellement : le moment est donc opportun pour rassembler les acteurs et dialoguer. Nous aimerions ainsi échanger avec les services de l'État au niveau central ainsi qu'avec la secrétaire d'État Marlène Schiappa. Malgré nos demandes, cette dernière n'a pas encore reçu les associations de manière collective. Nous regrettons qu'aucun temps de travail commun sur le sujet n'ait été organisé.
En outre, une évaluation de la loi par l'administration est en cours. Nous avons proposé d'y participer afin d'améliorer l'application de la loi. Mais nos propositions ne reçoivent pas de réponses. Or il s'agit d'un sujet éminemment politique, qui suscite de vifs débats dans la société, y compris dans le milieu associatif. Si ce volet social n'est pas mis en oeuvre de manière forte, nous risquons que les opposants à la loi se saisissent de cette faiblesse pour la dénoncer dans sa totalité. Pour nous, le volet social apporte au contraire une valeur ajoutée intéressante à la loi. Nous souhaitons donc une réaffirmation au plus haut niveau de l'État que cette politique doit être mise en oeuvre au niveau interministériel et portée par le Président de la République, le Premier ministre et les ministères. En l'absence d'une telle volonté politique, les rapports de force sur les territoires s'en trouveront déséquilibrés entre le ministère des Droits des femmes et le ministère de l'Intérieur, au détriment des droits des femmes.
Je souhaite porter un dernier point à votre attention sur la question des arrêtés anti-prostitution. Certaines communes continuent en effet à infliger des amendes aux personnes en situation de prostitution. Ces arrêtés, mis en oeuvre à la suite de la loi sur le délit de racolage passif, visent à chasser ces personnes des villes et des lieux dans lesquels elles exercent aujourd'hui la prostitution. Une association de la Drôme m'a expliqué hier que des personnes continuaient à être verbalisées en vertu d'arrêtés municipaux. En outre, une femme qui est aujourd'hui entrée dans le parcours de sortie de la prostitution avait reçu une amende pour racolage passif. Lorsqu'elle est allée déposer une plainte contre sa proxénète, pour vol de ses papiers d'identité, les agents ont enregistré sa plainte mais lui ont envoyé cette amende qui datait de l'année précédente ! Cette anecdote nous montre que nous devons travailler sur cette question avec les municipalités. De telles situations freinent en réalité l'insertion sociale.