Intervention de Yves Bréchet

Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques — Réunion du 24 mai 2018 à 9h10
Les nouvelles tendances de la recherche sur l'énergie : i — L'avenir du nucléaire - compte rendu de l'Audition publique du 24 mai 2018

Yves Bréchet, Haut-commissaire à l'énergie atomique :

Merci, Monsieur le président, de m'avoir demandé d'ouvrir cette intéressante matinée.

Tout d'abord, je souhaiterais replacer le débat dans un contexte global. La politique énergétique de la France, telle que définie dans le programme du Président de la République, prévoit une décroissance de la part du nucléaire dans le mix énergétique, avec un passage de 75 % à 50 % de notre électricité d'origine nucléaire, à une date compatible avec les possibilités techniques, les capacités industrielles du pays, et le respect de nos engagements en termes de réduction de gaz à effet de serre. Elle comporte, en parallèle, un engagement à augmenter la part des énergies renouvelables. Dans ce contexte, on peut se demander ce que pourrait être la recherche dans le domaine du nucléaire. D'aucuns voudraient qu'elle se limite au démantèlement et à la gestion des déchets. Je crois que la totalité de la séance de ce jour vous démontrera que ce n'est pas le cas.

En préambule, je voudrais dresser les grandes lignes d'une recherche innovante dans le domaine du nucléaire. Les conséquences du contexte global que je viens d'esquisser sont, d'une part, que le nucléaire va rester durablement présent dans le mix énergétique, dans une proportion non négligeable, d'autre part, que le mix électrique va évoluer, en particulier avec l'entrée de sources d'électricité intermittentes. En outre, il est probable que l'on connaisse aussi, à plus long terme, une évolution, au moins partielle, des vecteurs énergétiques (chaleur, hydrogène), et des circuits de distribution (réseaux électriques, réseaux de gaz, réseaux de chaleur). Les exigences résultant de ce contexte sont que le nucléaire doit être durable, économique, et sûr, mais aussi soutenable, ce qui implique un bon usage, et une bonne maîtrise des matières. Va également se poser la question de la coexistence entre les énergies renouvelables et le nucléaire, ce qui requiert une flexibilité accrue, en termes de manoeuvrabilité du parc, de stockage, et de réseau. Cette évolution nécessitera, par ailleurs, une adaptabilité du nucléaire vis-à-vis de ces nouvelles exigences.

Quelles conséquences tirer de cette situation, en termes de recherche ? Disposer d'un nucléaire durable, économique et sûr requiert, d'abord de maîtriser le vieillissement des matériaux, et notamment des matériaux sous irradiation, d'avoir une bonne maîtrise des outils de simulation (en neutronique, en thermo-hydraulique), validés par des expériences dédiées, de mettre en oeuvre un suivi sur site, de disposer d'une instrumentation de pointe, et d'un traitement de données massives. Enfin, il conviendra d'envisager des réacteurs innovants et modulaires. Chacun de ces points apparaîtra dans l'une ou l'autre des trois tables rondes qui vont émailler cette matinée.

Qu'entend-on lorsque l'on évoque un nucléaire soutenable ? La politique de la France, comme celles de la Russie ou la Chine, est une politique de fermeture du cycle du combustible, qui garantit la maîtrise des déchets et des ressources. Cela implique des recherches, aussi bien sur les réacteurs que sur les combustibles. Les sciences et technologies de l'assainissement - démantèlement font également partie de la soutenabilité du nucléaire : elles imposent des diagnostics, ainsi qu'une physico-chimie des effluents. Enfin, le vieillissement des matrices de confinement, et la gestion des déchets non conventionnels, sont des aspects sur lesquels de la recherche doit être menée.

J'en viens à présent au critère de la flexibilité, c'est-à-dire du suivi de charge lié à l'introduction d'énergies renouvelables intermittentes. Il convient, tout d'abord, de s'interroger sur ce qu'il faudra gérer : fluctuation des sources naturelles, se traduisant par des fluctuations des productions d'électricité, électricité fluctuante à la fluctuation maîtrisée, impliquant un certain nombre de recherches en électronique de puissance, et en stockage. Une fois cette fluctuation contrôlée, encore faudra-t-il connaître les contraintes sur les réacteurs et les combustibles, ce qui signifie, d'une part, d'éventuelles exigences sur le contrôle-commande et toute l'informatique que cela suppose de gérer simultanément, d'autre part, des conséquences possibles sur le combustible et les recherches innovantes dans ce domaine.

J'en termine par l'adaptabilité. Concernant le vecteur chaleur, on peut se demander quels seraient l'intérêt et les exigences techniques de réacteurs totalement ou partiellement calogènes. Pour ce qui est du vecteur hydrogène, les électrons n'ayant pas de couleur, la question de la production d'hydrogène décarboné nécessite de s'interroger sur l'efficacité de l'électrolyse à haute température.

De nombreuses évolutions de fond, bien réelles, ont eu lieu au cours des vingt dernières années, et ne relèvent pas simplement d'un affichage politique. Elles concernent les outils scientifiques, les moyens, et les mesures de caractérisation à l'échelle atomique (à laquelle se passe le dommage d'irradiation), l'utilisation de très grands instruments, courante dans les applications industrielles, enfin le développement de capteurs, de plus en plus performants et autonomes. Des avancées se sont également produites en matière d'outils de calcul et de simulation, aussi bien sur la modélisation multi-échelle et multi-physique, que sur le calcul à haute performance ou de nouveaux algorithmes. L'une des évolutions majeures, que l'on voit poindre depuis plusieurs années mais qui explose aujourd'hui, concerne les moyens d'analyse des données. Ces évolutions posent deux questions fondamentales relatives à la capture des données en masse et à la science des données permettant de les exploiter.

Cela me conduit à conclure cette présentation introductive en soulignant qu'il existe, selon moi, un nouveau paradigme pour un nucléaire innovant. Il faut, à mon avis, repenser la recherche dans le domaine du nucléaire dans ce contexte d'outils scientifiques en pleine évolution. Le parallèle avec la révolution survenue dans le domaine des armes, au moment de l'arrêt des essais, est assez frappant. Les équipements de recherche arrivent en fin de vie : certains doivent être remplacés, tandis que d'autres ne peuvent pas l'être. Il convient donc d'adopter de nouvelles approches, sous forme de briques de simulation numérique en calcul haute performance, d'expériences dédiées permettant de qualifier ou de challenger les codes, et d'expériences intégrales les plus instrumentées possibles, afin d'assembler les briques de calcul. Cela implique également de développer la science des données appliquée au parc, aux usines du combustible et aux unités de vitrification.

À cet égard, il est très intéressant de visiter l'usine de La Hague, qui depuis trente ans produit presque autant de données que de verres de confinement, et dans laquelle l'industrie 4.0 n'est pas un vain mot. La totalité du procédé de vitrification y bénéficie, depuis trois décennies, de la capacité à instrumenter et à traiter de grands ensembles de données. Je pense que cette démarche est appelée à s'amplifier.

Je ferai aussi, dans le même temps, l'éloge du « dos d'enveloppe » et du « coin de table », pour avoir les grandes lignes d'une question, avant de se jeter à corps perdu dans des simulations de grande ampleur.

Ma conclusion sera celle d'un professeur d'université, que j'ai été et suis toujours : je pense qu'il est impératif de motiver une nouvelle génération de chercheurs et d'ingénieurs et d'assurer le continuum des compétences, avant les départs en retraite. On met vingt ans à construire une compétence qu'il faut deux minutes pour faire disparaître, d'un trait de plume. Il faut garantir le fonctionnement d'un parc qui va demeurer présent pendant des années, et faire face aux nouvelles exigences, en termes notamment de coexistence des énergies renouvelables et du nucléaire. Cela constitue, à mon sens, le défi majeur de la transition énergétique.

Il m'apparaît, enfin, qu'il faut penser cette recherche pour positionner une R&D d'excellence au niveau international ; la France en a les moyens, elle doit en avoir le courage.

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