Intervention de François Gauché

Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques — Réunion du 24 mai 2018 à 9h10
Les nouvelles tendances de la recherche sur l'énergie : i — L'avenir du nucléaire - compte rendu de l'Audition publique du 24 mai 2018

François Gauché, directeur de l'énergie nucléaire, CEA : les RNR à caloporteur sodium :

Le CEA est au service de la filière nucléaire française. Il réunit dans ses équipes d'ingénieurs-chercheurs des compétences de pointe dans toutes les disciplines scientifiques nécessaires à la connaissance des réacteurs et des ateliers du cycle du combustible nucléaire, dont la thermo-hydraulique, la neutronique, ou encore la chimie. Nous développons des plateformes de codes de simulation numérique dans ces différentes disciplines, et disposons d'un parc d'installations expérimentales, que nous partageons à l'international. Ces outils viennent en support du développement des modèles physiques, et à la validation-qualification de ces codes. Certaines de ces installations mettent en oeuvre des matières radioactives.

Le champ couvert est très large. Je vous parlerai plus particulièrement ce matin des travaux que nous menons sur les réacteurs du futur, aussi qualifiés de « réacteurs de 4e génération ». Parmi ces différents concepts, nous travaillons, en particulier, sur la technologie des réacteurs à neutrons rapides refroidis par du sodium liquide.

Par son histoire, la France possède une expérience considérable de cette technologie, dont la capacité à produire de l'électricité en grande quantité est prouvée. L'objectif est à présent d'amener cette technologie au niveau des standards les plus modernes en matière de sûreté, et d'améliorer sa compétitivité économique. Cela génère une R&D intense. Les futures conceptions combineront ainsi des solutions éprouvées et la recherche d'innovations de rupture.

Comme les réacteurs à eau pressurisée (REP) actuels, les réacteurs à neutrons rapides sont un moyen de production massif et pilotable d'électricité, sans émission de gaz à effet de serre, ni polluants atmosphériques.

Il faut également rappeler les propriétés distinguant les RNR des REP. Les RNR sont ainsi capables de fonctionner à partir d'un combustible à base d'uranium appauvri et de plutonium, issu du retraitement des combustibles usés, sans limitation sur le nombre de recyclages, ce qui diminue fortement la quantité de déchets ultimes. Notre pays dispose, par ailleurs, d'une grande quantité d'uranium appauvri, mis de côté pendant plusieurs décennies, au moment des opérations d'enrichissement de l'uranium pour les centrales actuelles. Cette quantité suffirait à produire de l'électricité, dans un parc de RNR de taille équivalente à celle du parc actuel, pendant plusieurs centaines, voire des milliers d'années. L'approvisionnement en uranium naturel, comprenant les activités de la mine et l'étape d'enrichissement isotopique, ne seraient donc plus nécessaires. Au-delà de cette capacité à valoriser le plutonium, les réacteurs à neutrons rapides pourraient également réaliser la transmutation des actinides mineurs si cela était souhaité, en commençant par l'américium, responsable de la thermique des déchets ultimes. Il faut noter que la transmutation des actinides mineurs demande d'importants efforts.

Les conceptions modernes de RNR refroidis au sodium tirent parti du retour d'expérience des réalisations antérieures, à savoir plus de 400 années d'exploitation réacteurs à travers le monde. Le circuit primaire par exemple n'est pas pressurisé, et se situe quasiment à la pression atmosphérique. Il est en outre possible de construire des systèmes de refroidissement passifs, reposant sur le principe de convection naturelle, la source froide étant l'atmosphère qui nous entoure. On recherche par ailleurs un très haut niveau de prévention des accidents de fusion du coeur, une résistance aux agressions externes, comme le séisme, l'inondation, ou la chute d'avion. Ces conceptions modernes sont capables de supporter sans dommage, pendant plusieurs jours, une perte des alimentations électriques, grâce à leurs capacités passives d'évacuation de la chaleur du réacteur.

Les spécificités du sodium sont prises en compte de manière à limiter, voire éliminer, les cas de réactions chimiques avec l'eau ou l'air. Des progrès considérables ont également été effectués en matière de possibilités d'inspection des structures du réacteur : il est en effet très important pour la sûreté nucléaire de pouvoir contrôler l'état du réacteur. Contrairement à l'eau, le sodium est opaque, et il faut développer des techniques reposant sur des ondes ultrasonores.

Comme pour les réacteurs modernes de type EPR (European Pressurized Reactor ou réacteur pressurisé européen), la fusion du coeur est prise en considération dans le dimensionnement du réacteur. Dans un tel cas, les barrières de confinement et les dispositifs de type récupérateur de corium empêcheraient les rejets précoces ou importants. Ainsi, l'évacuation durable de la population ne serait plus requise, même en cas d'accident de fusion du coeur.

La technologie des RNR refroidis au sodium se décline selon plusieurs tailles de réacteurs. Par exemple, Toshiba développe un concept de quelques dizaines de mégawatts, nommé 4S. Les systèmes de moins de 300 mégawatts peuvent se placer dans la gamme des « small modular reactors », ou petits réacteurs modulaires. Le projet ASTRID correspond quant à lui à 600 MWe (mégawatts électriques). On peut aussi envisager une taille plus classique, avec de gros réacteurs de 2 000 mégawatts, ou plus.

Les travaux de recherche et développement sur les matériaux permettent d'envisager des durées de vie de soixante ans, ou plus. Pour les gaines de combustible, les intervalles entre les rechargements, critère déterminant, peuvent devenir comparables à ceux rencontrés dans les réacteurs à eau pressurisée modernes.

À l'international, les réacteurs à neutrons rapides refroidis au sodium sont, après les réacteurs refroidis par l'eau, ceux qui donnent lieu au plus grand nombre de réalisations. Ainsi, en Russie, trois réacteurs de ce type sont en fonctionnement : un petit réacteur expérimental et deux réacteurs de puissance, de 600 et 800 mégawatts. Un nouveau réacteur expérimental, basé sur cette technologie, est par ailleurs en construction près de la ville de Dimitrovgrad. La Chine, quant à elle, avance très vite sur ce sujet. Elle exploite, depuis quelques années, un petit réacteur expérimental. Elle a également coulé, fin 2017, le premier béton d'un RNR refroidi au sodium de 600 mégawatts électriques (MWe). Pour sa part, l'Inde cherche à mettre en service prochainement un RNR refroidi au sodium de 500 MWe. Enfin, plus récemment, les États-Unis ont sécurisé un financement pour lancer les études, puis la construction, d'un « versatile test reactor », ou réacteur d'essai polyvalent, d'une puissance de 300 mégawatts.

À la demande de l'État, le CEA conduit, depuis 2010, les études de conception du réacteur ASTRID, dans le cadre du Programme d'investissements d'avenir. Les études portent également sur les ateliers du cycle du combustible. Des avancées décisives ont été effectuées, notamment sur la conception du coeur et des échangeurs de chaleur. Les exigences issues du retour d'expérience de l'accident de Fukushima sont également prises en compte dès la conception, en particulier le maintien d'un état sûr en cas de perte des alimentations électriques, pendant plusieurs jours. Plusieurs partenaires industriels contribuent au projet. En 2014, le Japon, avec l'entreprise Mitsubishi Heavy Industries et la Japan Atomic Energy Agency (JAEA), a rejoint la collaboration sur ASTRID. Plusieurs dizaines d'ingénieurs et chercheurs japonais participent ainsi aux études de R&D et d'ingénierie de ce projet. Fin 2018, le CEA devra rendre compte, devant le Gouvernement, de l'avancement des travaux sur ce projet. Des discussions s'engageront, certainement dans le courant de l'année 2019, sur la poursuite de ce programme après 2020.

Mme Elsa Merle, professeure à Grenoble INP, IN2P3 / LPSC (Laboratoire de physique subatomique et de cosmologie), CNRS : les réacteurs de 4e génération à combustible liquide. - Je tiens à remercier l'Office parlementaire de m'avoir invitée aujourd'hui à présenter les travaux menés, depuis bientôt vingt ans au CNRS, sur les réacteurs nucléaires de 4e génération à combustible liquide.

Dans un tel réacteur, le combustible est liquide, et assure également la fonction de liquide de refroidissement, de caloporteur. Il entre en bas du coeur, s'échauffe par les réactions nucléaires, est extrait, envoyé dans des échangeurs de chaleur, et refroidi, le tout en quelques secondes.

Pour remplir cette double fonction, ce liquide doit posséder des qualités spécifiques, que l'on retrouve dans le liquide sélectionné, à savoir les sels fondus. Il s'agit, en quelque sorte, d'un sel de cuisine, porté à haute température, pour qu'il soit liquide. Cette haute température permet également d'obtenir dans de tels réacteurs des rendements élevés. La géométrie du coeur est assez simple et le réacteur compact, d'une dimension d'environ deux mètres sur deux.

Ce type de réacteur permet différentes utilisations. Il peut ainsi être utilisé pour produire de l'électricité, de manière très souple, à différents niveaux de puissance. Il peut également permettre d'incinérer les déchets et de fermer le cycle, mais aussi de produire de la chaleur industrielle.

Par rapport aux réacteurs à combustible solide classiques, le caractère innovant de ce type de réacteur vient d'une conception et d'un fonctionnement très souples, à la fois au niveau de la composition du combustible, de la flexibilité de pilotage, pour le suivi de charge, et du niveau de puissance, puisqu'il peut aller de petits réacteurs modulaires jusqu'à des réacteurs de puissance équivalente à celle de l'EPR.

Il n'est, en outre, pas nécessaire de fabriquer le combustible, au sens classique de la gaine et de l'assemblage, ce qui entraîne une réduction des coûts, et facilite l'introduction de déchets produits actuellement dans le combustible, pour les incinérer.

Enfin, l'idée est de supprimer la plupart des initiateurs d'accident, et de risque de sur-accident, dès la conception. Tous les coefficients de sûreté de ce réacteur sont excellents. Il s'agit d'un réacteur à haut niveau de sûreté intrinsèque.

J'illustrerai tout d'abord ce point. En matière de sûreté nucléaire, l'objectif est de ne jamais avoir de conséquences sur l'environnement hors site. Il convient, pour cela, de respecter les trois fonctions de sûreté classiques, qui sont : la maîtrise de la réaction en chaîne, le refroidissement des matières radioactives en toute circonstance, et leur confinement. Cela passe également par la suppression, dès la conception du réacteur, des initiateurs d'accidents, et des risques de sur-accident.

Dans un réacteur à combustible liquide, tous les coefficients de sûreté sont excellents. Le système est intrinsèquement stable. Il n'y a pas de barres de contrôle, ce qui supprime le risque d'éjection d'une barre. Le combustible est, par ailleurs, traité durant le fonctionnement du réacteur, sans l'arrêter, ce qui permet de vérifier et d'ajuster sa composition.

Il est possible de décharger le réacteur par une simple vidange, pour étaler le combustible, et en assurer le refroidissement de manière passive et efficace, y compris sur des moyens et longs termes.

En matière de confinement, il n'y a ni pression, ni risque de changement d'état du combustible, ni réaction chimique violente avec l'environnement. Le combustible étant traité durant le fonctionnement, certaines matières - les produits de fission - sont extraites hors du coeur et stockées ailleurs, ce qui réduit l'inventaire des matières radioactives en coeur.

Au niveau du suivi de charge, il est possible d'adapter la production de puissance du réacteur à la demande du réseau afin d'équilibrer ce dernier. Cela est indispensable pour permettre l'augmentation de la part des énergies renouvelables. Il faut un réacteur souple d'utilisation, avec de bonnes marges de sûreté, n'entraînant pas de fatigue des systèmes et présentant un coût d'investissement suffisamment réduit pour pouvoir fonctionner à puissance partielle.

Je vais illustrer cela avec un suivi de charge de un à trois gigawatts. Le réseau extrait davantage de chaleur, ce qui refroidit davantage de combustible dans les échangeurs, combustible qui, en rentrant dans le coeur, augmente la quantité de réaction nucléaire, donc automatiquement et instantanément la puissance produite, la chaleur nucléaire étant déposée directement dans le caloporteur. Il n'y a pas de délai, ce qui offre une grande souplesse de pilotage du coeur. Le pilotage est assuré par cette puissance extraite, sans nécessiter de barre de contrôle. On peut ajuster le débit du liquide, si bien que les températures moyennes des parois sont stables durant le suivi de charge. Le réacteur est, par ailleurs, intrinsèquement stable, ce qui permet de garder des marges de sûreté parfaites durant cet exercice.

En termes d'incinération des déchets, l'objectif est de réduire les matières nucléaires envoyées aux déchets par la filière actuelle et les réacteurs futurs. L'idée est de ne pas avoir de fabrication de combustible. Les déchets à incinérer sont directement solubilisés dans le combustible. Il est possible, grâce à la composition de ce dernier, d'obtenir des neutrons rapides permettant leur incinération, tout en gardant d'excellentes marges de sûreté. Notez que les coefficients de sûreté sont indépendants de la composition du combustible. La radiotoxicité des déchets d'un parc de tels réacteurs serait réduite d'un facteur de trois à dix et dominée par les déchets déjà vitrifiés des réacteurs actuels. La toxicité des déchets introduits dans ce système par les nouveaux réacteurs s'avère extrêmement faible, comparée aux autres déchets. Ce type de réacteur permet de fermer le cycle du combustible de manière souple.

Divers programmes de recherche sont menés dans ce domaine à l'échelle internationale, notamment en Chine, par un laboratoire de l'Académie des sciences de Shanghai, qui recherche un site pour implanter un démonstrateur. Un programme est également relancé aux États-Unis depuis deux ans. Il existe aussi un programme en Russie et en Turquie. Des équipes de recherche travaillent sur ce sujet partout dans le monde, notamment en France, avec un soutien académique depuis vingt ans, une quinzaine de thèses soutenues et des thèses cofinancées ponctuellement avec des industriels.

Le réacteur du CNRS a été sélectionné dans le cadre du Forum international génération IV, en 2008. Par ailleurs, l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA) lance actuellement des consultations des pays intéressés. Deux projets européens ont été financés, dont un en cours, dans lequel l'Institut de radioprotection et sûreté nucléaire mène notamment les études de sûreté.

Ces réacteurs de 4e génération à combustible liquide sont une solution très prometteuse pour un nucléaire sûr et flexible, d'où l'intérêt mondial croissant qu'ils suscitent.

La France dispose de la meilleure expertise de recherche mondiale dans ce domaine, avec son projet Molten Salt Fast Reactor (MSFR), reconnu au niveau international.

Il s'agit de réacteurs très différents des réacteurs actuels, donc d'une innovation de rupture, nécessitant des moyens humains et des investissements financiers suffisants pour assurer la pérennité du projet - ce qui n'est pas le cas actuellement, avec une seule équipe de recherche -, le valider et le mettre en oeuvre. Tout cela nécessite de passer d'une équipe de recherche à un programme institutionnel de R&D.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion