Avant d'aborder la question des nouvelles technologies pour le cycle du combustible et des défis à relever en R&D, je souhaiterais m'intéresser un instant à la situation actuelle au chemin déjà parcouru durant les trois ou quatre dernières décennies.
Aujourd'hui, l'équipe France a fait la preuve de sa maîtrise complète, à l'échelle industrielle, de l'ensemble des opérations du cycle du combustible, qu'elles se situent en amont, c'est-à-dire avant le chargement en combustible du réacteur, ou en aval, en matière de gestion des combustibles usés. Anciennement Cogema, puis Areva, Orano maîtrise aujourd'hui la totalité du cycle à l'échelle industrielle. Sur la partie aval du cycle, que je connais mieux, on peut dire que les technologies industrielles mises en oeuvre présentent des performances remarquables, avec La Hague et l'usine de Melox, qui ont un retour d'expérience de plus de vingt-cinq ans et fonctionnent parfaitement. Le CEA a apporté une contribution essentielle, notamment au travers de sa relation particulière et historique avec Cogema et maintenant avec Orano, grâce à un modèle de partenariat unique.
De nombreux pays nous envient ces acquis. Nous avons ainsi déjà vendu une partie de la technologie au Japon, dans les années 1990. La Russie convoite nos procédés de fabrication du combustible MOx. Vous n'êtes pas sans savoir que nous avons, par ailleurs, des discussions très avancées avec la Chine, pour la vente de technologies françaises inspirées de celles mises en oeuvre dans nos usines de La Hague et de Melox. Il est important d'avoir cette situation actuelle bien présente à l'esprit, avant d'aborder le futur.
Concernant l'avenir du nucléaire, quels sont nos enjeux et les défis à relever en termes de R&D ? Selon moi, le nucléaire n'aura pas d'avenir réussi et durable sans un présent performant et irréprochable.
Les enjeux sont, à mes yeux, de deux ordres. Il convient tout d'abord, sur le court terme, de pérenniser la performance technique, économique et de sûreté des opérations industrielles actuelles. Cela passe notamment par la maîtrise du vieillissement de ces usines, qui entrent dans leur seconde moitié de vie.
L'enjeu essentiel pour le futur réside également dans le fait de préparer les options pour demain et après-demain, au-delà de l'outil industriel actuel. Il s'agit, dans ce domaine, de développer les cycles des réacteurs à eau et leur transition vers les RNR, dont il a été question précédemment, en visant un multi-recyclage, consistant à recycler non pas une première fois, comme actuellement, mais une deuxième, une troisième fois, jusqu'à l'infini, les matières valorisables que sont l'uranium et le plutonium, qui représentent plus de 95 % du combustible usé. Le mono-recyclage mis en oeuvre actuellement peut être vu comme une première étape, un palier intermédiaire ouvrant la voie à terme vers le multi-recyclage, dans une démarche progressive, techniquement et économiquement. Cette perspective d'évolution vers le multi-recyclage en RNR rendra ces options pleinement durables.
Je rappellerai brièvement le bénéfice que l'on tire, déjà aujourd'hui, de la stratégie mise en place : elle permet de réduire drastiquement, de plus d'un facteur 5, la quantité de combustible usé dans les entreposages, d'économiser la ressource minière en uranium, sachant que l'on est aujourd'hui entre 10 % et 20 %, avec le recyclage intégral du plutonium et partiel de l'uranium. On pourra atteindre une économie allant jusqu'à 100 %, en s'affranchissant complètement de cette ressource par l'utilisation de l'uranium appauvri, pour alimenter les RNR. Le troisième avantage de la situation actuelle est de diminuer les quantités de déchets de haute activité à vie longue destinés au stockage, tout en présentant une qualité de confinement remarquable de ces déchets.
Si l'on décline les enjeux du futur en défis scientifiques et techniques, il s'agit, pour le cycle du combustible, en étroite synergie avec les réacteurs - il convient en effet d'adopter une vision système neutrons rapides et multi-recyclage - de développer des technologies avancées de traitement recyclage des matières, en visant la simplification des procédés, en essayant de les rendre plus compacts, plus flexibles pour qu'ils s'adaptent à différents types de combustibles et de matières entrant dans les usines, donc in fine plus efficaces sur le plan économique. Cela repose pour une large part sur l'innovation : il faut repenser les procédés, brique par brique, en essayant de développer des concepts innovants, y compris en rupture, pour les simplifier et les rendre plus flexibles et compacts. Bien entendu, nous poursuivons nos efforts en termes de sûreté, de sécurité et d'empreinte environnementale. Par exemple, nous mettons en oeuvre actuellement, pour remplacer le phosphate de tributyle (TBP), molécule historique utilisée depuis plus de cinquante ans, de nouvelles molécules qui nous permettent de gagner sur tous les tableaux, en simplifiant les procédés, en diminuant le nombre d'équipements, la taille des ateliers, le recours à certains réactifs secondaires et en améliorant la sûreté de comportement du procédé. Le chemin est encore long, mais des avancées très significatives sont réalisées dans ce domaine.
Dans une vision à plus long terme, il s'agit aussi d'explorer des concepts avancés de séparation et de transmutation des actinides mineurs. Des progrès considérables ont été accomplis dans ce secteur au cours des vingt-cinq dernières années. Des avancées sont encore envisageables, afin de simplifier encore ces procédés et de les rendre plus industrialisables. Maintenir la réflexion sur ces concepts m'apparaît comme un élément très important.
Dans le domaine des déchets, l'objectif est d'améliorer les procédés de traitement et de conditionnement, dans une démarche progressive, et d'apporter tout notre soutien aux études de l'Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA) sur le stockage géologique, afin de bien comprendre et maîtriser tous les mécanismes associés au comportement à long terme des colis dans leur environnement, et à la migration des radionucléides.
Nos recherches sont largement tournées vers le monde académique, en particulier pour la préparation des technologies du cycle futur. Elles visent à améliorer nos connaissances fines des mécanismes physiques et chimiques, ainsi qu'à les capitaliser dans des modèles, des codes de simulation numérique. Nous souhaitons, par ailleurs, explorer de nouveaux concepts, de nouvelles idées. Je citerai ici l'exemple de l'Institut de chimie séparative de Marcoule, qui rassemble une centaine de personnes du CEA, du CNRS et de l'Université, pour traiter des questions de recherche plus amont, plus exploratoire. De nombreuses thèses sont également en cours, en collaboration avec les laboratoires du CNRS et des universités. Cet aspect est extrêmement important, car il sous-tend un enjeu d'attractivité de la filière. Il est, en effet, essentiel d'attirer les jeunes talents et de les former techniquement. Une partie d'entre eux restera au CEA, une autre se dirigera vers l'industrie, ou la sûreté. Cet élément de formation et d'attractivité est capital.
Un mot sur la dimension internationale de nos recherches : elle est assez limitée pour ce qui relève du soutien au nucléaire industriel, pour des raisons compréhensibles de protection du savoir-faire et de propriété intellectuelle. Il est en revanche plus facile d'envisager des collaborations dans les activités plus prospectives, et je pense que nous gagnerions à la renforcer dans les années qui viennent.