Intervention de Daniel Iracane

Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques — Réunion du 24 mai 2018 à 9h10
Les nouvelles tendances de la recherche sur l'énergie : i — L'avenir du nucléaire - compte rendu de l'Audition publique du 24 mai 2018

Daniel Iracane, directeur général adjoint, Agence pour l'énergie nucléaire (AEN) de l'OCDE : l'innovation dans les pays de l'Agence pour l'énergie nucléaire :

L'Agence de l'OCDE pour l'énergie nucléaire est une agence intergouvernementale, qui réunit les pays avancés dans l'utilisation de l'énergie nucléaire. Elle a pour mission d'aider ces pays à définir et à mettre en oeuvre leur politique dans le domaine nucléaire. J'insiste sur le fait que ces politiques ne sont absolument pas convergentes, ce qui n'empêche en rien de rassembler les experts des pays membres, pour produire une compréhension commune. Il s'agit d'un processus très intéressant, car nous avons besoin, les débats précédents en témoignent, de construire des références partagées. Le fait que les politiques énergétiques soient différentes n'empêche pas ces pays de coopérer, et de dégager une notion d'état de l'art, et de bonnes pratiques dans le domaine.

Sur cette base, je souhaiterais partager avec vous quelques tendances qui se dégagent des échanges entre nos pays membres, concernant la production scientifique et l'innovation dans le domaine nucléaire.

Pour ce qui est de la production scientifique, il convient de noter que les concepts de base sont aujourd'hui raisonnablement bien connus et maîtrisés. Les enjeux sont essentiellement liés à la mise en oeuvre.

Deux grandes tendances se dessinent dans ce contexte. La première, déjà abondamment citée, concerne les progrès fantastiques permis par la simulation numérique, qui impacte tous les domaines industriels, et offre des potentialités plus qu'intéressantes dans le domaine nucléaire.

La deuxième tendance renvoie au défi de la validation, de la preuve, qui s'oppose à la précédente évolution. Il faut, en effet, au regard des masses impressionnantes d'informations que peut générer cette capacité de simulation numérique, disposer également, pour asseoir la preuve, de données expérimentales. Or, la situation est ici très différente, et un véritable défi se présente, à l'échelle des pays de l'AEN, lié à l'acquisition de ces données expérimentales. Les pays membres de l'Agence ont donc tendance à se concentrer sur ce besoin de validation.

Il apparaît que la collaboration internationale apporte, dans ce domaine, des avantages déterminants. Le premier de ces avantages est de hiérarchiser les questions. Le questionnement en matière de science s'avère toujours compliqué, car lié non seulement à l'état de l'art scientifique, mais aussi aux enjeux. Il impose donc de réunir autour de la table des profils d'acteurs tout à fait différents et complémentaires : chercheurs, ingénieurs, représentants industriels, représentants des autorités publiques, etc. Il faut ensuite avoir confiance dans le fait de traiter les bonnes priorités, sur les bonnes questions. Bien évidemment, la coopération internationale permet d'apporter un bon niveau de confiance, notamment au niveau des questionnements.

Le deuxième bénéfice réside dans la production technique, surtout lorsqu'elle est d'ordre expérimental. La collaboration permet de mutualiser les moyens, financiers, en intelligence, et en capacité des plateformes expérimentales.

Le dernier point, essentiel dès lors que l'on touche à des sujets aussi prioritaires et importants que la sûreté, tient au fait qu'il est toujours possible, lorsque l'on obtient un résultat technique, qu'il soit controversé, débattu, discuté. La science est faite de débats. Pour autant, il est nécessaire, à un moment donné, de construire une confiance autour de ces résultats. Or, lorsque les groupes d'experts de plusieurs pays s'accordent sur un résultat, on atteint un bon niveau de confiance, qui permet à ces résultats d'être utiles, et utilisables dans le domaine industriel, ainsi que par les autorités de sûreté. Ainsi, l'AEN, en plus de son programme de travail régulier, crée un cadre qui favorise une vingtaine de programmes expérimentaux, au sein desquels des groupes de pays se mettent d'accord sur une problématique, sur des questions, et sur des capacités à mettre en oeuvre en commun, ce qui permet de produire une connaissance expérimentale partagée, et d'un haut niveau de crédibilité.

La diffusion des connaissances est aussi un sujet important. Je voudrais citer ici le rôle de la base de données de l'AEN, instrument historique fruit du travail de plusieurs décennies. Il s'agit d'un très bon exemple de partage. Tous les programmes nucléaires reposent, au jour le jour, sur des données de base, qui concernent les propriétés des noyaux mis en oeuvre dans ces programmes. Il faut, bien évidemment, avoir un bon niveau de confiance quant à la qualité de ces données. Le processus de la base de données de l'AEN consolide et expertise ces données, depuis des décennies. L'ensemble du programme nucléaire français repose, en fait, sur l'utilisation de cette base.

Néanmoins, je voudrais mentionner deux points croissants d'inquiétude. Le premier concerne la disponibilité des plateformes expérimentales, et des infrastructures de recherche. L'immense majorité de ces instruments a été bâtie dans les années 1960, et arrive bien évidemment en fin de vie. Dans les semaines qui viennent de s'écouler, une grande inquiétude a ainsi circulé, tout autour de la planète, à propos de la fermeture probable d'une installation située en Norvège, qui a fourni pendant plusieurs dizaines d'années des informations tout à fait nécessaires à la mise en oeuvre industrielle des programmes nucléaires.

La deuxième source d'inquiétude, citée précédemment, concerne la formation des cadres. Le souci ne réside pas, de notre point de vue, dans l'enseignement, ou dans la connaissance académique, tout à fait bien préservée. Il se situe dans la formation en profondeur de ces cadres, quant aux savoir-faire, et à la compréhension de ce qui se cache derrière la prescription. Nous constatons que, pour les générations passées, cette formation était fondamentalement menée à travers la participation à des projets ambitieux. Les projets de recherche dont on parle aujourd'hui ont aussi cette valeur ajoutée, consistant à créer des défis. On ne peut savoir ce que les choses sont en profondeur sans faire face à des défis. La recherche et les projets innovants ont un rôle essentiel à jouer en la matière, en formant les futurs cadres. Ces derniers iront peut-être, à l'avenir, gérer des technologies tout à fait classiques, mais ils auront au moins l'acquis de ce regard posé derrière le rideau de la connaissance, et connaîtront les sujets en profondeur.

Quelques mots sur l'innovation : nous constatons, également avec inquiétude, un ralentissement des processus d'innovation. Je dirais ainsi, de manière certainement abusive, pour marquer les esprits, que l'on parlait, voici quelques décennies, d'échelles de temps de l'ordre de deux ou trois ans, de quelques années, pour mener à bonne fin une innovation, alors qu'il est plutôt question aujourd'hui de dix ou vingt ans. En l'occurrence, le sujet ne porte pas sur la recherche, mais sur la trajectoire qui mène de la recherche à sa concrétisation sur le marché. Je citerai deux exemples : il existe aujourd'hui, suite à l'accident de Fukushima, un grand intérêt mondial pour le développement de combustibles tolérants aux accidents. Toute une gamme de solutions sur étagère sont disponibles, y compris au niveau industriel, avec des attraits et des niveaux de maturité différents. Le défi, partagé par la communauté de l'AEN, consiste à accélérer le temps de déploiement, et à éviter de passer vingt ans à mûrir ces technologies. Un deuxième exemple frappant concerne la numérisation des technologies, qui irrigue aujourd'hui de manière évidente tous les secteurs industriels. Or, on constate, dans beaucoup de pays, une véritable difficulté de pénétration de ces technologies dans le domaine nucléaire, même si la situation apparaît contrastée d'un pays à l'autre. Bien que ces technologies soient développées, et pour certaines mises en oeuvre, dans des secteurs présentant des enjeux de sécurité et de sûreté importants, comme l'aéronautique, il n'en va pas de même dans le nucléaire. Il y a là un véritable enjeu sur le plan opérationnel.

Je pointerai, enfin, un axe d'amélioration sur lequel nous travaillons. Il vise à assurer un meilleur couplage entre les processus d'innovation et de régulation. Figure à l'agenda des autorités de sûreté membres de l'AEN un véritable sujet de discussion sur ce point. Il était question précédemment des limitations liées à la propriété industrielle. La recherche amont peut, bien évidemment, permettre de coopérer sans avoir à faire face à cette question, mais la coopération sur la capacité à accepter des innovations, tout en prenant en compte une sûreté démontrée et partagée, représente aussi un élément pour lequel nous pensons que la collaboration internationale peut apporter beaucoup. En effet, l'amélioration de ce couplage suppose une participation des autorités de sûreté au processus d'innovation. Or, pour y parvenir sans mettre en péril leur indépendance et leur responsabilité nationale, le meilleur moyen consiste certainement de travailler à l'échelle internationale.

Je conclurai en soulignant qu'il nous semble que la coopération internationale apparaît aujourd'hui plus nécessaire encore qu'hier, même si elle a toujours existé dans ce domaine. Les défis nouveaux qui se posent à la technologie nucléaire renforcent ce besoin.

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