Intervention de Pierre-Franck Chevet

Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques — Réunion du 24 mai 2018 à 9h10
Les nouvelles tendances de la recherche sur l'énergie : i — L'avenir du nucléaire - compte rendu de l'Audition publique du 24 mai 2018

Pierre-Franck Chevet, président de l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN) : une recherche renforcée pour une sûreté nucléaire durable :

Merci d'inviter un gendarme à parler de recherche ! L'ASN s'est auto-saisie de la question voici une dizaine d'années, et le bienfondé de cette démarche a été confirmé par la loi sur la transition énergétique pour la croissance verte.

L'un des principes centraux en matière de sûreté est l'amélioration continue, la mise en oeuvre des meilleures technologies disponibles. Or cela passe par la recherche. Nous sommes donc intéressés par principe à ce que des recherches soient menées pour améliorer les technologies, et notamment leur niveau de sûreté.

De facto, la plupart des grandes décisions que nous avons à prendre renvoient à des dossiers techniques très compliqués, dont les bases scientifiques doivent être fondées. Nous avons besoin, dans ce contexte, d'une expertise de grande qualité, qui doit s'appuyer sur des résultats de recherche validés et nombreux. Par exemple, nous avons pris, voici quelques temps, une décision sur les problèmes rencontrés sur la cuve de l'EPR de Flamanville. Le problème pouvait s'énoncer simplement : il y avait un peu trop de carbone par rapport à ce qui était prévu. Il a toutefois fallu plus d'un millier d'essais, deux ans de travaux, et de très nombreux calculs, pour parvenir in fine à porter un jugement sérieux sur le devenir de cette cuve.

Parmi les grands organismes de recherche, dont certains sont présents aujourd'hui, l'IRSN joue pour nous un rôle essentiel, en termes d'expertise technique. Il consacre d'ailleurs 41 % de son budget à la recherche, ce qui est considérable. Je soutiens ainsi pleinement son action, garante de la qualité des avis qui nous sont rendus, et qui nous permettent de fonder nos décisions.

Pratiquement, nous nous sommes dotés, voici une dizaine d'années, d'un comité scientifique ouvert, qui examine régulièrement un certain nombre de sujets. Tous les avis que nous rendons, dont le troisième d'entre eux, cité par M. Cédric Villani, sont publics. Nous avons publié un premier avis en 2012, un deuxième en 2015 et celui-ci en 2018.

Nous avons, à ce stade, traité une vingtaine des thèmes qui nous paraissaient importants. Je citerai notamment les problèmes liés aux facteurs sociaux, organisationnels et humains, en rappelant que la sûreté n'est pas qu'une question de machines, mais implique aussi des organisations et des personnes, qui mettent en oeuvre des dispositifs, effectuent des gestes, ou ne les effectuent pas. La moitié du résultat de sûreté effective est imputable au bon ou au mauvais fonctionnement des organisations et des actions humaines. Nous avons également évoqué la gestion des déchets, qui nous apparaît comme un sujet stratégique en matière de recherche. Nous avons aussi traité de la radiobiologie, notamment dans ses applications médicales, ainsi que des conséquences socio-économiques d'un accident. Cela est essentiel, y compris pour bien gérer une situation éventuelle post-accidentelle : il est important de savoir où se situent les coûts, afin d'optimiser la gestion publique et collective d'un éventuel futur accident. Nous avons également abordé des sujets plus classiques, comme ceux des matériaux : conditions de température, de pression, d'irradiation ou ceux des incendies, question basique mais essentielle en termes de sûreté. Nous avons aussi, suite à l'accident de Fukushima, réfléchi à la manière d'aborder, de qualifier, de quantifier les « agresseurs » externes naturels exceptionnels. En France, le sujet des séismes méritera, à mon avis, que des recherches soient menées.

Nous avons, par exemple, étudié la question de la gestion des situations de fusion du coeur. Savoir si le coeur va rester dans la cuve ou la traverser est un enjeu majeur. Le refroidissement est, en effet, plus facile à effectuer lorsque le coeur reste contenu dans sa cuve. Cela alimente, au niveau mondial, un grand débat en termes de sûreté, mais aussi au niveau technologique : la question est de savoir comment apporter la démonstration de ce phénomène, et s'assurer que le coeur restera dans la cuve, et pourra ainsi être refroidi. Il s'agit d'un enjeu important pour les designs. Il y a là des recherches à mener, et des visions très différentes au niveau mondial. En effet, plus le coeur est gros, plus la surface de refroidissement extérieure relative est faible, donc moins il est facile à refroidir. La question est de trouver le point d'équilibre, et le niveau de puissance correspondant ; c'est là que les visions divergent. En France, on estime globalement qu'à partir de 1 000 MW, on ne saura pas garder le coeur en cuve. A l'inverse, on imagine, dans d'autres pays, pouvoir aller jusqu'à 1 200 ou 1 400 MW, en conservant le coeur en cuve. Cela change tout, en termes de sûreté comme en matière de design mais aussi en termes de coût des réacteurs proposés.

La deuxième branche de l'alternative est la situation dans laquelle le coeur sort de la cuve : la problématique est alors de savoir comment éviter qu'il ne traverse la dalle en béton située au fond du réacteur. Dans le cadre de la prolongation éventuelle du parc existant en France, cet aspect sera très important, puisque les réacteurs actuels ne sont pas équipés d'un récupérateur de coeur (en anglais : core catcher). Des discussions très pointues sont actuellement en cours avec EDF, pour savoir comment retrouver l'équivalent de cette fonction. La proposition d'EDF est d'ajouter, au fond de l'enceinte, des bétons spéciaux, susceptibles d'arrêter un coeur en fusion. Il reste encore, techniquement et scientifiquement, un énorme travail à accomplir, pour passer d'une démonstration théorique à une certitude transformable en décision de sûreté. Cela est en cours.

La question des arbitrages entre innovation et sûreté est également un élément de réflexion important. Prenons l'exemple de la génération IV : je souscris au choix effectué par la France d'aller plutôt explorer, parmi l'ensemble des réacteurs proposés, les réacteurs à neutrons rapides. En effet, même si d'autres réacteurs ont des caractéristiques intrinsèques de sûreté peut-être meilleures, nous pensons que, de manière pratique, le savoir-faire acquis sur les réacteurs à neutrons rapides en France sera plutôt un gage de sûreté. Il existe, en effet, une très grande différence entre un design théorique pouvant apparaître extraordinairement séduisant, y compris en termes de sûreté, et la réalisation pratique. Ainsi, certains réacteurs de génération IV travaillent à très haute température : or la question de la qualification des matériaux à très haute température est une question scientifique et, à terme, un enjeu de sûreté. Il s'agit de savoir si ces matériaux résisteront, dans la durée, aux sollicitations extrêmes que l'on envisage.

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