Intervention de Yves Marignac

Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques — Réunion du 24 mai 2018 à 9h10
Les nouvelles tendances de la recherche sur l'énergie : i — L'avenir du nucléaire - compte rendu de l'Audition publique du 24 mai 2018

Yves Marignac, président, Wise-Paris : une recherche sur le nucléaire ouverte à la société ? :

Parmi les sujets de recherche, certains, concernant l'amélioration du nucléaire existant, sont relativement immédiats, tandis que d'autres, sur le nouveau nucléaire, s'inscrivent dans un horizon de temps plus long. Mon intervention se concentrera essentiellement sur ce second cas, non sans soutenir préalablement tout ce qui a été dit précédemment sur l'importance des enjeux à court terme.

Concernant le nouveau nucléaire, les raisonnements sont différents selon les options envisagées, et l'horizon de temps auquel elles peuvent être déployées. Il me semble, de ce point de vue, extrêmement important de repositionner les réflexions par rapport à la transformation en cours du système énergétique mondial, à la transition énergétique. Il faut rappeler, si l'on se place dans une perspective internationale, que le nucléaire représente aujourd'hui mondialement 2,5 % de l'énergie finale, et qu'il y a assez peu de chance que, dans l'horizon d'urgence de la lutte contre le changement climatique, qui est de l'ordre de dix à vingt ans, une très forte accélération du nucléaire vienne répondre à ces enjeux, bien au contraire. Aujourd'hui, le nucléaire est, en effet, à l'échelle mondiale, plutôt en déclin, même si un certain nombre de réacteurs sont actuellement en construction. Il est, par ailleurs, très nettement en retard, en termes de rythme de développement, par rapport aux énergies renouvelables. Ce point me semble important, pour souligner que le cahier des charges de la recherche passée, qui a conduit au nucléaire actuel, y compris de troisième génération, ne correspond pas aujourd'hui à la mise en oeuvre d'un nucléaire compétitif et acceptable sur le plan de la maîtrise des risques, par rapport aux autres options disponibles. Cette question est évidemment fondamentale pour la suite.

Je retiens notamment de l'introduction de M. Yves Bréchet l'idée de changement de paradigme : je crois que l'on se situe effectivement dans un changement de paradigme du système énergétique, et que la question, pour le nouveau nucléaire, est de savoir à quelles conditions il trouvera une place, à l'horizon 2030 - 2050, dans ce nouveau panorama. Je distinguerai trois critères qu'il convient, selon moi, de prendre en compte dans ce contexte. Le premier est de rattraper le déficit de compétitivité qui s'est creusé, ces dernières années, vis-à-vis des énergies renouvelables. La tendance des énergies renouvelables est à la progression, et EDF reconnaît que l'EPR nouveau modèle restera plus cher que les énergies renouvelables les plus compétitives. La question d'un saut, pour aller vers un nucléaire susceptible de rattraper ce déficit de compétitivité, est donc centrale.

La deuxième question est celle d'un nucléaire qui réponde de façon beaucoup plus radicale qu'aujourd'hui au problème des risques, dans la mesure où cela fait partie de son handicap vis-à-vis d'autres solutions. Cela comprend les risques intrinsèques, le risque d'accident majeur, et les problèmes de gestion des déchets à long terme.

Le troisième point est d'avoir un nucléaire conçu non pas, comme ce fut le cas historiquement, pour fonctionner en base avec des énergies renouvelables pouvant venir en complément, mais comme complément des énergies renouvelables, sachant qu'il est en compétition avec d'autres solutions de gestion fine de la demande, de stockage, etc. Il est en effet assez propre à l'industrie nucléaire de considérer aujourd'hui, comme je l'ai entendu, que le nucléaire est un complément indispensable à la variabilité des énergies renouvelables, dans des visions à 2030 ou 2050.

Cela étant posé, on ne peut passer en revue toutes les filières et l'ensemble des projets évoqués ce matin. Je suis tout d'abord frappé par le fait qu'aucune des possibilités technologiques présentées ce matin ne réunit, selon moi, les trois critères précédemment décrits. Certaines font mieux que d'autres sur certains critères, mais aucune de ces options ne répond réellement aujourd'hui à ce changement de paradigme.

Le deuxième constat est qu'il existe très peu d'innovations dans le nucléaire. La plupart des concepts et des designs dont il est question étaient déjà présents dans les réflexions menées dans les années 1950 - 1960. J'attends vraiment de cette industrie qu'elle produise des choses plus innovantes. Or, je pense qu'elle n'y parviendra pas en restant fermée sur elle-même. L'industrie construit aujourd'hui ses projets, sa vision, et ses orientations de recherche, en cercle fermé, entre les meilleurs spécialistes mondiaux du nucléaire. L'exemple le plus frappant est celui de la génération IV, qui s'est donné pour objectif d'améliorer la sûreté, de traiter la question des matières premières nécessaires, de la gestion des déchets, et a intégré la sécurité, mais pas du tout comme on aurait pu s'y attendre, alors même que les grandes orientations ont été fixées peu de temps après le 11 septembre. Je me demande souvent quelles seraient les filières prioritaires en termes de génération IV si l'on avait demandé leur avis non pas aux meilleures experts du nucléaire, mais aux meilleurs experts mondiaux de la sécurité internationale. Je ne pense pas que des filières comme celle que projette de développer la France, qui prévoient la mise en circulation de dizaines, voire de centaines de tonnes de plutonium à l'échelle d'un territoire national comme le nôtre, répondent à ces critères.

Concernant plus spécifiquement une filière comme celle des surgénérateurs à neutrons rapides refroidis au sodium, un concept a émergé voici une quinzaine d'années, qui a été défendu par des experts non institutionnels comme moi, et commence à entrer dans la manière dont l'ASN et l'IRSN évoquent ces questions : il s'agit du concept de potentiel de danger. Cela renvoie à l'idée qu'il faut, par rapport à des matières très concentrées en énergie et en radioactivité, réduire autant que possible le potentiel de danger. Cette nécessité a malheureusement été mise en évidence par l'accident de Fukushima. L'idée même de faire fonctionner un système avec plusieurs tonnes de plutonium, dans une matière aussi instable que le sodium va, de mon point de vue, totalement à l'encontre de cette notion de potentiel de danger.

Pour ce qui est de la question de la gestion des déchets et de la transmutation, il faut rappeler que l'on sait, aujourd'hui, transmuter un élément dans une cible, mais sans se préoccuper des effets collatéraux, et qu'il n'existe aucune démonstration du fait que l'on saura franchir les deux sauts majeurs consistant à conduire cette action à l'échelle d'un coeur, sur tous les éléments, et plus encore à l'échelle d'un parc de réacteurs. Nous avons également entendu que l'argument apporté à l'appui de la transmutation était la réduction de la radiotoxicité à long terme dans les déchets, passant complètement sous silence le fait que cela conduira à séparer et à transporter toutes ces matières très radiotoxiques, s'exposant ainsi à des dangers beaucoup plus grands à court terme, dont il faudrait tester et mesurer l'acceptabilité.

Cette question de la transmutation illustre plus généralement l'idée selon laquelle on ne saurait gérer l'héritage du nucléaire : démantèlement, gestion des déchets et des matières dites valorisables sans emploi, que si l'on se projette dans de nouveaux développements. Je vois là une sorte de chantage sociétal, très difficile à entendre. Il faudrait, au contraire, savoir se projeter positivement dans une gestion de cet héritage, qui par ailleurs est le seul secteur pour lequel existe une certitude de croissance des marchés mondiaux.

L'industrie nucléaire fonctionne, par rapport à tous ces enjeux, de manière beaucoup trop fermée dans ses réflexions sur les orientations à privilégier. Elle gagnerait, selon moi, pour envisager les conditions de rencontre avec ce nouveau paradigme, et de maîtrise de son héritage, indépendamment de projets incertains, à s'ouvrir à la société. L'IRSN dispose d'un comité d'orientation de la recherche ouvert aux parties prenantes : il s'agit d'un exemple de bonnes pratiques possibles. Cette ouverture est, pour moi, une urgence. Il s'agit d'un échange auquel les experts non institutionnels, que je suis malheureusement le seul à représenter ce matin, sont prêts à participer.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion