Intervention de Jean-Claude Le Scornet

Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques — Réunion du 24 mai 2018 à 9h10
Les nouvelles tendances de la recherche sur l'énergie : i — L'avenir du nucléaire - compte rendu de l'Audition publique du 24 mai 2018

Jean-Claude Le Scornet, président, Accelerators and Cryogenic Systems (ACS) : une expertise aux marges :

Je vais effectivement faire entendre une voix un peu singulière, dans ce grand débat d'experts.

J'ai eu la chance de travailler avec M. Michel Spiro, à une époque où le CNRS avait des ambitions considérables dans le domaine de l'énergie nucléaire. Aujourd'hui, j'ai monté avec quelques collègues une start-up, qui tente de valoriser les travaux du CNRS en la matière. Nous sommes situés sur le plateau de Saclay, et avons actuellement, dans le secteur qui nous intéresse, deux contrats très intéressants : un sur ITER, et les calculs électromagnétiques liés à la distribution du plasma et les effets que cela entraîne, un autre sur les problèmes de l'intelligence artificielle (IA), en particulier l'apport de l'IA à la conduite des accélérateurs de puissance, dans le cadre notamment du projet MYRRAH.

Nous sommes, par ailleurs, allés, pour prendre réellement la mesure de la réalité des difficultés, jusqu'à monter, avec d'autres PME de haute technologie, un groupe ayant vocation à intervenir, et tenter de passer de l'étude à la réalisation, dans un monde très fermé. Nous venons, en particulier, d'obtenir un contrat de réalisation des éléments de distribution cryogénique de l'accélérateur linéaire (en anglais : linear particle accelerator ou LINAC) de la Source européenne de spallation (ESS).

Mon expertise est donc effectivement en marge, dans la mesure où, venu du CNRS, du secteur académique, lui-même souvent tenu aux marges des travaux sur l'énergie nucléaire, je peux porter une appréciation avec une voix sans doute particulière. Vous voudrez donc excuser mes propos, parfois un peu incisifs, au regard du climat très consensuel régnant autour de la table.

J'évoquerai ainsi le manque de pluralisme des acteurs du nucléaire, mais aussi la distance vis-à-vis des préoccupations de l'opinion publique. Concernant ce deuxième point, il a été très peu question du fait que ce secteur de recherche est extrêmement lié à une acceptabilité sociale. Il aurait ainsi été sans doute nécessaire de convier à ce débat des spécialistes des sciences humaines et sociales, voire des sciences économiques, afin d'apporter un regard critique face aux industriels, et aux acteurs du secteur. J'aborderai, enfin, un aspect largement sous-estimé en France, qui est le poids de l'administration sur les relations entre la recherche et l'industrie.

A priori, depuis les années 2005 - 2006, Cigéo et ASTRID rassemblent l'essentiel des moyens et actions dans le domaine de la recherche sur le nucléaire. Les décisions réglementaires et législatives ont été prises, les moyens dégagés et les opérateurs définis. Pour un avenir à horizon de quinze ou vingt ans, l'ensemble des moyens ont été concentrés, de façon quasi exclusive, sur ces deux objectifs. J'en veux pour preuve des éléments très simples : lors d'une discussion assez récente, M. Bernard Bigot m'indiquait, par exemple, qu'il n'était pas question que la France investisse le moindre argent sur un projet susceptible d'apparaître comme concurrent d'ASTRID.

Depuis longtemps, on accepte, de la même manière, que le CNRS, et plus généralement la recherche académique, restent aux marges, et à un niveau de veille scientifique et technologique, sans doute de très haute qualité, mais de très faible intensité.

J'ai, en outre, été étonné tout à l'heure qu'il ne soit pas fait mention du fait qu'ASTRID était actuellement dans une situation difficile. Il semblerait, en effet, qu'il manque un certain nombre de financements, au point que l'on envisage de diminuer les capacités d'ASTRID. Si l'on veut mener à terme ce projet, combien va-t-il falloir investir, au risque d'assécher définitivement le reste du vivier de la recherche, et d'achever un repli total des acteurs du nucléaire sur leur monoculture d'origine ?

Il y a deux ans, M. Jacques Repussard, ancien directeur de l'IRSN, affirmait que le véritable problème ne résidait pas dans le fait de regarder les différents réacteurs du futur, mais bien dans la nécessité, pour la France, de repenser sa stratégie nucléaire en cours.

À l'évidence, le pluralisme de la recherche apparaît comme une exigence majeure. Cela permettrait peut-être aux intervenants du nucléaire de regagner de la crédibilité dans l'opinion publique, ce qui est un passage obligé si l'on veut continuer à avoir un nucléaire en France, de quelque façon que ce soit.

En effet, l'énergie nucléaire reste aujourd'hui doublement anxiogène pour nos concitoyens, soucieux de sa dangerosité potentielle, liée au problème de sûreté des réacteurs, et à la radioactivité de ses déchets. Il est donc essentiel de faire porter prioritairement l'effort de recherche sur ces questions.

Or, la tendance est plutôt, pour l'avenir, à davantage de complexité technologique, pour toujours plus de mégawatts, ajoutant ainsi des problèmes de sûreté et de sécurité aux problèmes existants.

Il existe aujourd'hui une réalité scientifique, autour de la transmutation. Or, médias et politiques donnent le sentiment, par les messages qu'ils diffusent, que la science est en panne, et ne dispose pas de la moindre piste en matière de gestion des déchets nucléaires. Il faudrait faire de la transmutation un outil de diffusion dans l'opinion publique, afin de montrer que la science est certes confrontée à des problèmes de démonstration, mais travaille en ce sens, et développe des pistes intéressantes. Cela conduirait à la conclusion que le projet ASTRID ne peut pas exclure plus longtemps la participation de la France au programme MYRRAH, fruit de vingt ans de collaboration internationale européenne, dans le cadre d'Euratom. Il mériterait une contribution française significative.

Il y a, par ailleurs, une absolue nécessité à utiliser l'innovation du secteur industriel. Se pose toutefois ici une difficulté strictement française, qui est que les règles des marchés publics entre les grandes institutions scientifiques et le secteur privé ne prennent pas en compte ce que sont les modalités dérogatoires des marchés publics, acceptées à l'échelle européenne, et mises notamment en oeuvre par nos collègues allemands et italiens. Cet état de fait cause à l'industrie française des difficultés extrêmement sensibles. Il conviendrait que les pouvoirs publics envisagent des solutions pour que, depuis les secteurs des achats des laboratoires jusqu'à Bercy, les gens ne soient plus tétanisés par les problèmes de risques, face à la Cour des comptes, en lien notamment avec la notion de conflit d'intérêts. Il faudrait, ainsi, accepter d'utiliser les mêmes règles du jeu que celles couramment admises en Allemagne, comme en Italie.

Pardonnez-moi pour ces élans un peu vifs, qui ne sont que le reflet de situations vécues sur le terrain.

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