Intervention de Yves Lévy

Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques — Réunion du 31 mai 2018 à 9h30
Quelle prise en compte de l'hypersensibilité aux ondes électromagnétiques — Compte rendu de l'Audition publique du 31 mai 2018

Yves Lévy, président directeur général de l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) et président de l'Alliance nationale pour les sciences de la vie et de la santé (Aviesan) :

Je salue, moi aussi la qualité du rapport de l'Anses. Dans mon intervention, je reviendrai sur un certain nombre de points déjà évoqués, mais avec notre regard et notre analyse spécifiques, en soulignant ce que la recherche, notamment l'Inserm, pourrait apporter dans ce débat.

Le problème auquel nous sommes confrontés, qui a fort bien été explicité précédemment, est celui de la définition diagnostique de l'électro-hypersensibilité, fondamentale pour poser des hypothèses visant à en comprendre le mécanisme. En outre, nous sommes devant un syndrome, plus que devant une caractérisation particulière, bien définie et reproductible, d'une pathologie, ce qui soulève le problème de la nosologie, et de la démonstration de la causalité.

Le rapport de l'Anses n'élude aucune des questions, et combine très bien le respect de la souffrance des personnes, absolument réelle et indiscutable, avec la nécessité de la prise en compte de la rigueur scientifique. C'est en se fondant sur ces deux axes que l'on doit essayer de dessiner des pistes, ou des orientations.

L'analyse de la littérature indique qu'il s'agit d'un véritable syndrome, d'une question médicale, avec l'existence d'une souffrance réelle. Les manifestations physiopathologiques que ressentent les patients sont longues, importantes, diverses, mais non étayées par un critère diagnostic, comme nous aimons le faire dans les aspects nosologiques ou nosographiques des pathologies, en essayant d'obtenir des critères permettant de classifier la pathologie, et de pouvoir intervenir en fonction de ces critères de plus ou moins grande gravité. Les études réalisées ne sont pas concluantes, parce qu'il y a sans doute des éléments que nous ne connaissons pas, peut-être des tests appliqués qui ne sont pas adaptés, ou des marqueurs qui nous font défaut pour essayer de mettre en évidence cette causalité directe, sur le plan physiopathologique. Ceci n'empêche pas de réfléchir à une méthodologie permettant de faire le lien entre un certain nombre de facteurs et les symptômes ressentis.

Il est intéressant de noter qu'il existe des pathologies similaires, pour lesquelles nous ne disposons pas de diagnostic nosologique ou nosographique, et qui posent les mêmes questions. Vous avez évoqué par exemple la fibromyalgie, sur laquelle une expertise collective de l'Inserm est menée actuellement, avec le même type de difficultés : absence de marqueur, de diagnostic, et de causalité.

Dans votre rapport, vous évoquez dix-huit hypothèses issues des études, incomplètes, actuellement réalisées, sur lesquelles je ne reviendrai pas.

Une autre explication, plus difficile encore à appréhender, serait celle de « l'effet cocktail », c'est-à-dire de la combinaison de plusieurs facteurs responsables, qui ne seraient pas démembrés aujourd'hui. Que ce soit dans les expositions environnementales, ou dans un certain nombre d'expositions non chimiques par exemple, cet aspect complexifie énormément la problématique, puisque démembrer ces facteurs supposerait que l'on dispose éventuellement, pour chacun, d'une hypothèse de causalité, et que l'addition de tous ces éléments permette d'avancer.

Le rapport de l'Anses formule diverses recommandations concernant la recherche. J'en citerai quelques-unes, en terminant par des propositions plus concrètes.

Mieux connaître l'EHS, en élargissant les études réalisées aujourd'hui, qui se sont avérées soit incomplètes soit n'ayant pas la puissance statistique pour répondre aux questions posées, apparaît comme une nécessité. Il faudrait développer dans ce domaine une analyse intégrée, ne prenant pas en compte un effet lié à une intervention ou à une cause, mais combinant plusieurs facteurs, toute la difficulté résidant dans le choix de ces derniers. Ont évidemment été évoqués les facteurs psychosociaux, l'environnement : les sciences humaines et sociales ont évidemment leur importance dans ce domaine, au-delà de la médecine et de la physiologie.

Reproduire les études de provocation, pour l'instant non concluantes, est sûrement l'un des éléments majeurs. Le problème de ces études vient du fait que l'on essaie de mettre en évidence l'effet de la provocation avec les tests que nous connaissons : on cherche donc la lumière uniquement à l'endroit où est placée la lampe. Ce sont là des problèmes auxquels nous réfléchissons : comment mettre en place une méthodologie permettant d'ouvrir de nouvelles hypothèses, et pas uniquement de rechercher des réponses binaires, avec les tests dont nous disposons ?

Le lien entre l'EHS et d'autres éléments, dans le cadre des effets cocktails auxquels je faisais allusion, est très compliqué à mettre en évidence. Il faut toutefois, dans la méthodologie à proposer, essayer d'ouvrir cette porte et ne pas rater éventuellement une opportunité.

Un autre point important serait évidemment de tester des approches thérapeutiques. Certaines l'ont déjà été. Mais tester une telle approche, sans lien de causalité, de physiopathologie, ou d'hypothèse, apporte une complexité supplémentaire, dans la mesure où l'on teste un produit, sans disposer d'une hypothèse éventuelle sur son mode d'action, puisque l'on ignore la responsabilité pathologique sur laquelle effectuer ce test. L'effet nocebo ou placebo est ici absolument considérable, dans la mesure où l'on ne sait pas évaluer, faute de critères diagnostics. Généralement, lorsque nous effectuons une intervention, la pathologie peut être classée en termes de gravité, et il s'agit alors d'observer un effet sensible, ou statistiquement démontré, à partir d'un critère, d'un paramètre que l'on évalue.

Par ailleurs, il n'existe pas, à ma connaissance, de modèles animaux, qui permettraient de détecter une causalité. Entre une causalité mise en évidence dans un modèle expérimental, et sa translation au niveau clinique, il y a toutefois un gap.

Nous n'avons pas, à l'Inserm, d'équipe travaillant spécifiquement sur cette question. J'ai demandé au président de l'Agence nationale de la recherche (ANR) de faire le bilan, sur les dernières années, des financements de projets dans ce domaine : il n'y en a eu aucun. Ceci ne témoigne pas d'un désintérêt de la part des chercheurs, mais traduit peut-être le fait qu'il est extrêmement compliqué de déposer ou d'engager un projet de recherche sur une thématique qu'il est difficile de préciser. Il y a donc, là, nécessité d'une volonté politique, prenant en compte le risque ou la difficulté de la question pour engager des recherches, plutôt que de simplement faire le compte de recherches mises en place.

Les propositions que pourrait formuler l'Inserm devaient évidemment être fondées sur les méthodologies les plus rigoureuses sur le plan scientifique, afin de mettre en place des expérimentations allant de l'amont, jusqu'au suivi des personnes.

Sur les études d'amont, il faudrait renouveler, avec une puissance statistique plus forte et de manière plus intégrée, les modèles de provocation, en mettant en place non seulement les imageries fonctionnelles telles qu'elles ont été réalisées dans certaines études, mais aussi des marqueurs beaucoup plus larges, dans le cadre de la biologie des systèmes, qui consiste à tester, sans a priori, un certain nombre d'hypothèses, et à se donner la possibilité de la rigueur statistique, pour éventuellement voir si des signaux apparaissent.

Il convient, en outre, d'être très rigoureux dans la collection des données, car la nosographie de la pathologie, dans le cadre d'un syndrome, consiste en une classification des troubles. La collection des données doit donc aller de la clinique jusqu'à l'environnement biologique, incluant tous les aspects des sciences humaines et sociales.

Par ailleurs, il est fondamental, selon moi, de mettre en place un suivi longitudinal. Une fois qu'une personne est déclarée électro-sensible, elle connaît bien souvent une errance médicale. Il m'apparaît évident que sans un suivi longitudinal, organisé dans des cohortes parfaitement identifiées, permettant d'avoir une visibilité de l'évolution de la situation dans le long terme, et d'accumuler des données et des résultats, on perd des chances d'avancer dans la définition de la pathologie, dans la formulation d'hypothèses physiopathologiques, et surtout dans l'évaluation de la prise en charge. Sans ce suivi, on ne peut en effet pas tester une intervention, en raison de la perte en chemin d'un certain nombre d'individus, du fait de l'errance précédemment mentionnée. Ceci conduit aussi possiblement à une sélection de personnes extrêmement différentes, qui ne permettra pas de disposer de la puissance statistique suffisante pour affirmer, par exemple, qu'un traitement antimigraineux fonctionne dans cette pathologie, ou pas, car les symptômes seront différenciés. Un suivi longitudinal pourrait, en termes d'évaluation de la prise en charge, apporter le bénéfice d'interventions thérapeutiques, comportementales, permettre d'agir sur la situation au niveau environnemental et professionnel, sur la collection de bases de données, sur la possibilité de participer, avec un benchmarck international, aux travaux menés ailleurs, dans la mesure où l'on disposerait de données validées, susceptibles d'être confrontées à d'autres, et de constituer le fondement des recommandations de la HAS. Il apparaît, en effet, que s'il est important de formuler des recommandations, ceci s'avère extrêmement difficile, en l'absence de toute possibilité de les évaluer.

Il est donc important de mettre en place une méthodologie susceptible de répondre aux questions posées, sans laquelle, rapport après rapport, la situation n'évoluera pas. L'un des moyens que nous avons souvent utilisés consiste en la mise en place de suivis de cohortes en population générale. Lorsque l'on constate que l'incidence se situe autour de 1 %, il existe la possibilité de constituer dans le pays des cohortes en population générale. Je pense notamment à la cohorte Constance, qui a donné lieu à un financement public et réunit 200 000 personnes, qui seront suivies pendant dix ou quinze ans. Si l'incidence de 1 % existe, on doit mettre en place, sur la base d'un questionnaire extrêmement rigoureux, un groupe de personnes se déclarant EHS, susceptibles d'être suivies dans la durée, ainsi qu'un groupe de contrôle consubstantiel à la cohorte et ne répondant pas au même diagnostic. Ceci se doublerait d'études physiopathologiques et/ou d'interventions. Cela permettrait également, dans une certaine mesure, d'éviter l'errance médicale. Je crois, en effet, que le fait de ne pas participer soi-même à un projet beaucoup plus large que soi, réunissant des personnes qui souffrent de la même manière, et visant à répondre aux questions que l'on se pose, est plus préoccupant et aggravant que la souffrance elle-même. On peut, dans de nombreux problèmes médicaux, accepter qu'il n'y ait pas de solution ou de réponse ; mais il est difficilement acceptable de penser qu'aucun outil n'est mis en oeuvre pour le traiter.

Voilà les pistes sur lesquelles l'Inserm pourrait essayer d'avancer, si une décision plus large était prise, au niveau gouvernemental, quant à la mise en place de ces outils.

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