Intervention de Alain Schmitz

Commission de la culture, de l'éducation et de la communication — Réunion du 25 juillet 2018 à 9h30
Proposition de loi relative à la lutte contre la manipulation de l'information — Examen des amendements de séance

Photo de Alain SchmitzAlain Schmitz, rapporteur :

Tout au long de ma vie professionnelle et d'élu, tant au service de la ville de Versailles que du département des Yvelines, j'ai été impliqué dans le mécénat et la culture. Je suis d'ailleurs délégué de la Fondation du patrimoine pour la région Ile-de-France.

Il y a un avant et un après la loi « Aillagon » sur le mécénat. Le dispositif en matière de mécénat mis en place par cette loi du 1er août 2003 est en effet l'un des plus incitatifs d'Europe, puisqu'il prend la forme d'une réduction d'impôt, et non d'une déduction du revenu imposable, dont les taux sont globalement supérieurs à la moyenne européenne : 66 % du montant du don dans la limite de 20 % du revenu imposable pour les particuliers, 60 % du montant du don dans la limite de 0,5 % du chiffre d'affaires pour les entreprises.

Il constitue un modèle pour d'autres législations : l'Italie, où sont implantés le plus grand nombre de monuments inscrits sur la liste du patrimoine mondial de l'UNESCO, s'en est inspirée et l'Espagne souhaiterait en faire autant. Notre tradition colbertiste explique sans doute que nous continuions d'accuser un retard par rapport aux États-Unis ou au Royaume-Uni où la philanthropie joue un rôle important, mais cette législation nous a permis, en quelques années, d'enregistrer des progrès fulgurants : la dépense fiscale a été multipliée par six en l'espace de dix ans, preuve du succès du dispositif ! Cette loi a instillé une culture du mécénat, comme l'illustre d'ailleurs l'article du Figaro en date du 24 juillet dernier qui insiste sur l'importance de rendre le dispositif plus transparent - preuve supplémentaire que nous collons à l'actualité.

Cet outil est d'ailleurs complété par un certain nombre de dispositifs spécifiques, comme celui en faveur de l'acquisition de trésors nationaux, à l'instar des deux grands tableaux de Rembrandt acquis en 2015 conjointement, par le Rijksmuseum d'Amsterdam et par le Louvre. La part de la France (80 millions d'euros) a été financée grâce au mécénat de la Banque de France. Ces dispositifs visent également à encourager les entreprises à faire l'acquisition d'oeuvres d'art contemporain ou d'instruments de musique mis à disposition des jeunes musiciens ou à soutenir les organismes oeuvrant dans le domaine du spectacle vivant ou l'organisation d'expositions d'art contemporain, dès lors que leur gestion est désintéressée.

Pour autant, nous avons constaté que même si la loi du 1er août 2003 avait été portée par le ministre de la culture de l'époque, les actions culturelles ne sont plus aujourd'hui les principales bénéficiaires des dons effectués au titre du mécénat. Les actions du champ social les ont désormais supplantées. Même dans le domaine culturel, il nous a clairement été indiqué que les donateurs privilégient les projets à forte composante sociale, notamment ceux qui visent à faciliter l'accès à la culture des personnes qui en sont le plus éloignées. Ils favorisent également les actions qui laissent des traces tangibles, comme les chantiers de restauration du patrimoine ou l'acquisition d'oeuvres pour les collections des musées, plutôt que les projets jugés éphémères, comme le spectacle vivant ou les expositions temporaires. Leur rôle dans la restauration du patrimoine est essentiel, ne serait-ce qu'en termes de formation ou de retour à l'emploi et de transmission des savoirs.

Deux raisons expliquent ces évolutions : d'une part, le poids croissant accordé aux salariés des entreprises dans le choix des projets soutenus - autrefois, le chef d'entreprise, tel un fait du prince, décidait ou non du soutien - et, d'autre part, la montée en puissance du principe de la responsabilité sociétale des entreprises.

Autre tendance que nous avons observée : le mécénat se porte plus volontiers vers des projets de proximité profitables à nos territoires. C'est aussi le cas pour les grands groupes, comme Total, qui privilégie les projets proches de ses implantations, de manière à favoriser les interactions avec ses salariés. Cette pratique est devenue systématique.

Quoi qu'il en soit, nous nous sommes rendus compte combien cette manne financière était particulièrement utile pour les acteurs culturels dans la période actuelle marquée par une baisse des financements publics. N'oublions pas que les collectivités territoriales sont aujourd'hui exsangues ! Ce n'est qu'en combinant les financements publics et privés que l'on pourra garantir la pérennité des projets culturels et éviter les conséquences brutales d'éventuels retraits purs et simples de leurs financeurs. Ce qui explique d'ailleurs que l'on constate une véritable professionnalisation des équipes en charge de la recherche de mécènes, tant en France qu'à l'étranger, au sein des acteurs culturels et la mise en place, pour certains d'entre eux, de fonds de dotation.

Mais, ne nous leurrons pas, il est bien plus aisé pour l'établissement du château de Versailles, le Louvre ou l'Opéra de Paris d'attirer les dons que pour des établissements culturels de moins grande envergure, d'autant qu'ils sollicitent tous les mêmes entreprises. Il est important pour eux de se démarquer, de mettre en avant leurs spécificités et de se construire une image de marque pour faciliter leur démarchage. Le château de Versailles, dont nous avons visité les chantiers de restauration le 25 juin dernier, a levé 17 millions d'euros pour la restauration de la Chapelle royale auprès de la fondation suisse Philanthropia, laquelle avait déjà accordé, trois ans auparavant, un montant de 8 millions d'euros pour celle du Bassin de Latone. Le groupe Chanel vient également d'accorder 25 millions d'euros pour les travaux de restauration du Grand Palais estimés, au total, à 460 millions d'euros. Cette manne va vers les grands établissements et non vers les patrimoines de proximité dont nous sommes les défenseurs dans nos territoires.

L'accent doit désormais être porté sur le mécénat territorial pour soutenir le financement des projets culturels dans les territoires. Cette forme de mécénat nécessite que les mentalités soient acquises à la pratique du mécénat puisque les entreprises qui prennent part à du mécénat territorial ne jouissent pas de la même visibilité, dans la mesure où elles soutiennent en commun de multiples projets. Compte tenu de l'attrait des entreprises pour les projets de proximité, mais aussi du bénéfice qu'elles pourraient en retirer en termes de réseau, de liens tissés avec d'autres entreprises susceptibles de devenir des partenaires de confiance, nous avons senti que les entreprises pourraient être mûres pour franchir cette nouvelle étape. Dans le cadre du mécénat sportif, des liens très forts se tissent dans les territoires entre les entreprises.

L'intérêt du mécénat territorial, c'est-à-dire de financer en commun différents projets sur un même territoire, est en effet multiplicateur : il permet, à l'échelle d'un territoire, d'éviter la concurrence entre les différents acteurs culturels dans la recherche de dons, d'assurer une forme de péréquation des dons recueillis entre les différentes zones d'un territoire et de garantir ainsi une solidarité entre les projets portés. Les entreprises sont souvent plus enclines à soutenir les actions menées par les grands établissements culturels. Alors pourquoi ne pas mettre dans un panier commun leurs projets et ceux de plus petits établissements pour qu'un maximum de projets puisse profiter des dons, dès lors qu'il s'agit de projets qui font sens pour leur territoire ?

Des efforts doivent être faits dans cette direction, en particulier au niveau des directions régionales des affaires culturelles (DRAC), qui jouent très inégalement le rôle moteur qui devrait être le leur pour fédérer les différents acteurs locaux et animer des rencontres pour faciliter la création de réseaux entre le monde de la culture et celui de l'entreprise. Il faut qu'elles s'appuient, à l'échelle de leurs territoires, sur les partenariats qui ont été noués par le ministère de la culture avec les chambres de commerce et d'industrie, le Conseil supérieur du notariat, le Conseil supérieur de l'ordre des experts comptables et le Conseil national des barreaux. Mais ce sont surtout les collectivités territoires qui doivent se saisir de cette question à bras le corps en encourageant les clubs de mécènes, qui associent des entreprises sur des thématiques et dans des territoires spécifiques, et en créant des fonds de dotation. Le département de l'Essonne a été le premier à créer une Fondation abritée par la Fondation du Patrimoine, il y a un an, pour préserver, restaurer et valoriser son patrimoine.

Le mécénat des particuliers doit être aussi une voie sur laquelle les collectivités devraient s'investir davantage tant les citoyens sont sensibles aux enjeux de territoire - j'en veux pour preuve les douze millions de visiteurs décomptés lors des Journées du Patrimoine ! Depuis les années 2010, nous avons assisté à un vrai tournant avec la montée en puissance du financement participatif. La Fondation du patrimoine, dont nous avons fêté les vingt ans avec une exposition de photographies sur les grilles du Palais du Luxembourg et qui parvient à lever quelque 15 millions d'euros chaque année auprès des particuliers et des entreprises, en est le parfait exemple.

Même si certaines personnes que nous avons rencontrées ont émis des doutes sur la capacité de ce mécanisme à lever des fonds suffisants, il est essentiel en termes de communication pour accroître la visibilité des projets et mesurer le niveau d'adhésion qu'ils suscitent. Toute la population doit être incitée à cotiser, fût-ce de manière minime. De manière générale, nos auditions ont révélé que le potentiel de dons pouvait être encore accru.

C'est particulièrement vrai pour les petites et moyennes entreprises (PME). Une étude récente de la Fondation de France sur les différentes formes de générosité en France montre que les PME sont de plus en plus impliquées dans des actions de mécénat. Pourtant, le fait que les versements effectués au titre des dons ne soient pris en compte dans le calcul de la réduction d'impôt que dans la limite de 0,5 % du chiffre d'affaires constitue un frein à aller au-delà pour un grand nombre d'entre elles, à la différence des grandes entreprises qui n'atteignent jamais ce plafond. Telle est la seule critique que nous pourrions émettre sur la loi Aillagon : une très petite entreprise (TPE) qui réalise 100 000 euros de chiffre d'affaires annuels se verra imposer un plafond de 500 euros. Il faudrait donc, sans nécessairement remettre en cause le niveau du plafond, autoriser à ce qu'il ne s'applique pas lorsque le montant annuel des dons reste inférieur à un certain niveau.

Des assouplissements pourraient également permettre d'accroître le niveau des dons des particuliers. Le fait que le montant des contreparties aux dons soit limité à 25 % de leur montant, dans la limite d'un plafond de 65 euros, quel que soit l'importance du don, n'encourage pas forcément les dons d'une valeur supérieure à 260 euros. En quelques années, la situation du mécénat des particuliers a évolué. À la suite de la tempête de 1999, l'opération « adopter un arbre » a permis de replanter le parc de Versailles et a inspiré nombre d'opérations ultérieures de mécénat.

En termes de mécénat des particuliers, le principal sujet à l'heure actuelle demeure les effets des récentes réformes fiscales : la mise en oeuvre du prélèvement à la source, d'une part, et la transformation de l'impôt de solidarité sur la fortune (ISF) en impôt sur la fortune immobilière (IFI), d'autre part. Les premières analyses effectuées au début du mois de juillet laissent apparaître un effondrement des collectes de l'ordre de 60 % liées à ces réformes ; chiffre constaté à la fois par la Fondation de France et la Fondation du patrimoine.

Même si l'impact du prélèvement à la source devrait être temporaire, l'attentisme qu'il a suscité chez les particuliers aurait pu être moins important si de réels efforts avaient été entrepris pour communiquer sur le fait que les dispositions fiscales continueront à s'appliquer, y compris l'année de la mise en place de cette nouvelle procédure de paiement de l'impôt sur le revenu.

Même si le principe de la déductibilité des dons a été maintenu, les conséquences de l'IFI, en revanche, devraient être plus durables. En effet, l'ISF a joué un rôle non négligeable dans l'émergence de grands donateurs, qui ont créé de grandes fondations sur le modèle anglo-saxon. Le fait que certains contribuables soient désormais exonérés d'IFI pourrait les inciter à renoncer définitivement à donner.

Ces évolutions inquiètent d'autant plus qu'elles interviennent quelques mois à peine après la disparition de la « réserve parlementaire » dont le rôle était souvent indispensable pour financer des actions culturelles au niveau local et pallier les baisses de subvention des collectivités territoriales. Cette enveloppe était particulièrement attendue des maires des communes rurales. Il paraît important de trouver les moyens de compenser les effets de ces réformes.

Nous avons également été saisis des difficultés liées à la multiplicité des régimes de fonds et de fondations, qui peut se révéler dissuasive. Outre quatre régimes de fondations spécialisées - la fondation de coopération scientifique, la fondation partenariale, la fondation universitaire et la fondation hospitalière -, la France compte aujourd'hui quatre régimes de fondation généralistes différents : la fondation d'utilité publique, la fondation d'entreprise, la fondation abritée ou sous égide et le fonds de dotation qui connaît un grand succès. Grâce à ses règles de création simples et l'autonomie de gouvernance qu'il offre, ce dernier outil, pourtant créé très récemment (2008), a connu une croissance rapide et représente désormais la moitié des quelque 5 000 fonds et fondations qui existent dans notre pays. Le régime de la fondation d'utilité publique, au contraire, est critiqué pour son caractère excessivement contraignant - il nécessite notamment une mise de fonds de 1,5 million d'euros et les règles de gouvernance laissent peu d'autonomie aux fondateurs.

Autre sujet auquel nous nous sommes intéressés, le mécénat de compétences, qui permet à une entreprise de mettre à la disposition d'une structure des salariés volontaires qui interviennent sur leur temps de travail. Cette forme de mécénat est largement plébiscitée, tant par les mécènes que par les porteurs de projets ; le musée du Louvre a ainsi confié à Accenture la refonte de sa stratégie numérique.

Nous avons constaté que cette démarche soulève cependant un certain nombre de difficultés d'ordre déontologique susceptibles de nuire à son développement, notamment en ce qui concerne son articulation avec les règles de la commande publique. Plusieurs craintes sont en effet émises : d'abord le risque, pour une entreprise, de survaloriser le coût des compétences d'un salarié - Bercy semble toutefois minimiser ce risque du fait de sa capacité à vérifier qu'aucun abus n'a été commis - ; ensuite le risque qu'une entreprise, qui aurait apporté son soutien dans le cadre d'un mécénat de compétences, puisse être privilégiée par la suite à l'occasion d'un appel d'offres lancé suite dans le cadre d'un marché public.

Enfin, précisons que la législation ne permet malheureusement pas à une entreprise d'apporter son soutien au titre du mécénat de compétences à un artiste qui répondrait à une commande publique, car cela compromettrait justement le respect des règles de la commande publique. Dans tous les cas, il ne semblerait pas inutile que l'État diffuse des informations plus précises sur le mécénat de compétences et l'usage qui peut en être fait.

Enfin, nos auditions ont été l'occasion de faire le point sur un phénomène récent qui est très connu notamment à Paris intra-muros : certains groupes industriels français pratiquent une défiscalisation au titre du mécénat dans le cadre de la création de leurs propres fondations culturelles ; le cas le plus emblématique est évidemment celui de la Fondation Louis Vuitton dont l'exposition consacrée à la collection Chtchoukine a reçu 1,3 million de visiteurs.

À y regarder de plus près, on constate néanmoins que ces grands groupes n'ont pas pour autant arrêté de soutenir d'autres projets culturels, même s'ils le font dans des proportions moindres. Le groupe LVMH, à travers la Maison Dior, a financé intégralement la rénovation de la maison de la Reine du Hameau du château de Versailles, à hauteur de 5 millions d'euros. L'installation de la fondation de François Pinault va également soutenir la rénovation de la Bourse de commerce à Paris. L'action de ces fondations culturelles est globalement bénéfique tant pour la diversité de l'offre culturelle que pour le rayonnement culturel de la France. Ces fondations disposent de moyens financiers sans égal parmi les opérateurs de l'État, qui leur permettent de monter des projets inédits.

Bercy considère, en l'absence de communications de chiffres, que les déductions fiscales accordées aux entreprises pourraient s'avérer excessives. À titre personnel, j'en viens à presque à penser qu'il vaudrait mieux ne rien toucher, en l'état actuel, à la loi Aillagon, fût-ce d'une main tremblante, mais juste à veiller à son maintien, tant elle est fondamentale dans le paysage culturel français.

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