Madame la ministre, au cours de votre audition du 20 juin dernier, mes collègues rapporteurs Catherine Fournier, Philippe Mouiller et Frédérique Puissat et moi-même vous avions présenté un certain nombre de griefs quant à la méthode d’élaboration de ce texte. Permettez-moi de les rappeler brièvement.
Tout d’abord, une évaluation préalable, impartiale et publique de la formation professionnelle et de l’apprentissage, ainsi que des effets de la loi du 5 mars 2014, aurait été pertinente avant de réformer l’ensemble du système et de retirer la compétence des régions.
Ensuite, votre annonce d’un « big-bang » en matière de gouvernance et de financement de la formation professionnelle est venue remettre en cause le contenu d’un accord national interprofessionnel conclu le jour même par les partenaires sociaux.
En outre, d’importants aspects de la réforme proposée devront être précisés par des mesures réglementaires, dont les orientations n’ont été que parcimonieusement dévoilées pendant nos débats dans l’hémicycle. Nous estimons que le Sénat doit avoir une lisibilité sur les décisions préparées par le Gouvernement.
Plus grave encore : des volets entiers ont été introduits par voie d’amendement, tant à l’Assemblée nationale qu’au Sénat. Ces ajouts, touchant à des sujets aussi divers que l’emploi des travailleurs handicapés, l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes ou encore le travail détaché, n’ont, par hypothèse, fait l’objet ni d’un avis du Conseil d’État ni d’une étude d’impact. Alors que le Gouvernement envisage de réformer la procédure parlementaire pour aller dans le sens d’une plus grande efficacité, cette méthode ne peut qu’être dénoncée !
Au total, il se dégage du parcours de ce texte une impression d’improvisation et de fébrilité, alors que le Gouvernement a disposé d’une année de réflexion pour l’élaborer.
En première lecture, nous avions adopté une attitude pragmatique et constructive, cherchant non pas à nous opposer systématiquement aux propositions du Gouvernement, comme Mme la ministre l’a prétendu, mais à améliorer le texte dans une logique d’ouverture et de compromis.
S’agissant de l’apprentissage, nous avions ainsi souhaité donner aux régions un pouvoir d’impulsion en faveur de son développement, en cohérence avec leur compétence de développement économique et d’aménagement du territoire. Nos travaux avaient également visé à améliorer l’orientation des jeunes et la formation des enseignants, à valoriser la fonction de maître d’apprentissage et à moderniser le statut de l’apprenti.
En matière de formation professionnelle, malgré nos doutes sur l’efficacité de la monétisation du compte personnel de formation, le CPF, nous avions souhaité créer les conditions d’un accord avec l’Assemblée nationale en en acceptant le principe. Nous avions, en revanche, tenté de limiter ses effets pervers, notamment en créant une période de transition pour la conversion en euros et en prévoyant des règles d’actualisation régulière des droits acquis.
Nous avions par ailleurs accepté la création de France compétences, tout en veillant à ce que cette agence soit réellement quadripartite et ne se mue pas en un simple opérateur de l’État.
Enfin, il nous était apparu pertinent que l’opérateur régional du conseil en évolution professionnelle soit désigné par le président du conseil régional et non, depuis Paris, par France compétences.
À l’exception des corrections rédactionnelles, des coordinations et de quelques rares dispositions plus substantielles, tout le travail du Sénat sur les volets « apprentissage » et « formation professionnelle » a été écarté d’un revers de main par les députés, avec parfois des justifications lapidaires, erronées, voire biaisées.
De plus, de nombreux amendements des rapporteurs de l’Assemblée nationale, du Gouvernement ou de la majorité présidentielle ont introduit des dispositions nouvelles ou modifié des dispositifs pourtant adoptés dans les mêmes termes par les deux chambres. Cette méthode de travail nuit à la sincérité des débats parlementaires. Le Conseil constitutionnel aura, s’il est saisi, à se prononcer sur la conformité de ces ajouts à la règle de l’entonnoir.
Surtout, le fait que de nouvelles précisions soient apparues nécessaires jusqu’au stade de la nouvelle lecture suscite des interrogations quant au caractère abouti du texte qui doit être adopté définitivement d’ici à une semaine.
J’en viens au troisième objectif du Sénat, qui était de renforcer les droits et les devoirs du demandeur d’emploi.
Nous avions notamment souhaité définir dans la loi les principes de la radiation et de la suppression du revenu de remplacement en cas de manquement du demandeur d’emploi à ses obligations et rendre plus incitative l’offre raisonnable d’emploi.
Par ailleurs, nous avions supprimé la possibilité pour le Gouvernement d’imposer un bonus-malus, considérant que ce dispositif était complexe, mal ciblé et serait peu efficace pour lutter contre le recours excessif aux contrats courts.
Tout en acceptant les nouvelles règles relatives à la négociation de la convention d’assurance chômage, notre assemblée avait souhaité que le Gouvernement communique au Parlement le projet de document de cadrage au plus tard quatre mois avant la fin de validité de la convention.
Tous ces apports du Sénat ont été supprimés en nouvelle lecture à l’Assemblée nationale.
À l’inverse, nos collègues députés ont adopté l’amendement visant à ouvrir immédiatement la renégociation de la convention d’assurance chômage, annoncée par le Président de la République devant le Congrès. Nous nous étonnons que nos collègues députés, du moins leur majorité, aient pu se plier à une telle injonction, donnée au mépris de leur travail de première lecture et de la répartition constitutionnelle des pouvoirs.
Plus que tout autre point de désaccord entre nos deux chambres, c’est cet amendement qui a provoqué l’échec de la commission mixte paritaire. Nous avions pourtant clairement indiqué à nos collègues notre volonté de chercher des compromis. Il n’est pas normal, même si cela semble devenir habituel, qu’une commission mixte paritaire achoppe sur une disposition qui n’a été adoptée par aucune des deux assemblées en première lecture.
Sur le fond, nous doutons toujours de l’existence d’un motif d’intérêt général suffisant pour justifier la remise en cause par le législateur de l’intégralité de la convention d’assurance chômage signée, et avec difficulté, le 14 avril 2017.
L’emploi des travailleurs handicapés est le seul volet pour lequel plusieurs modifications importantes du Sénat ont été conservées. Je pense notamment à la possibilité pour une personne au handicap irréversible de se voir attribuer de façon pérenne la reconnaissance de la qualité de travailleur handicapé.
L’Assemblée nationale a maintenu les dispositions pragmatiques que nous avions introduites en matière de transfert conventionnel des contrats de travail, mais elle a supprimé le dispositif proposé par le Sénat pour l’acquittement de l’obligation d’emploi des travailleurs dans les entreprises comportant plusieurs établissements.
Enfin, le Sénat avait recentré le projet de loi sur les objectifs initiaux de celui-ci. C’est pourquoi il avait rejeté l’article qui traite de la responsabilité sociale des plateformes numériques à l’égard de leurs collaborateurs, ainsi que tous les articles relatifs à la réforme du régime de la disponibilité des fonctionnaires et à l’élargissement des recrutements par voie directe, dépourvus de lien avec l’objet du texte.
Sur ces différents sujets, l’Assemblée nationale a rétabli son texte de première lecture, rejetant en bloc les apports du Sénat.
Les délais qui nous sont imposés n’ont pas permis à la commission de mener à nouveau un travail approfondi en nouvelle lecture. Au demeurant, compte tenu de la position de la majorité des députés, il est manifeste qu’il serait vain de persister dans une démarche d’ouverture.
Madame la ministre, le gouvernement auquel vous appartenez porte une lourde responsabilité dans l’échec de cette commission mixte paritaire. Le peu de considération accordée aux propositions du Sénat et au paritarisme est regrettable et dommageable.
Nous souhaitions une mobilisation générale de tous les acteurs autour d’un grand projet pour les jeunes, coconstruit au service de l’intérêt général ; par ce texte, permettez-moi de vous le dire, madame la ministre, vous vous arrêtez au milieu du gué.
Prenant acte avec regret de cette situation, la commission a adopté une motion tendant à opposer la question préalable, que nous vous demanderons, mes chers collègues, de voter.
Au terme de l’examen de ce projet de loi, vos rapporteurs éprouvent un sentiment de déception. Le lien de confiance que nous avions tenté de tisser avec le Gouvernement depuis un an au sujet des textes portant sur le droit du travail a été remis en cause par l’attitude de la majorité gouvernementale, qui traduit la volonté de ne pas tenir compte du travail de la chambre haute, quand bien même elle adopterait une attitude pragmatique !