Mais ils m'ont avertie que j'aurais à faire face à un vaste spectre de questions. Votre sujet est passionnant, crucial et immense. Vous avez déjà tenu des auditions sur les mutations du service public, que Léon Duguit qualifiait il y a un siècle de « fondement et limite du pouvoir gouvernemental ». Cette notion est en déliquescence, hélas, et nous nous désolons de voir nos cours de service public se transformer en cours d'affaires publiques. Cette évolution résulte de l'influence du droit de l'Union européenne, auquel nos institutions doivent s'adapter, et qui colporte une vision privatisée de cette notion.
La facilité qu'ont les hauts fonctionnaires, chez nous, à passer du public au privé, est une exception à l'échelle internationale. Un tiers des entreprises du CAC 40 sont dirigées par d'anciens hauts fonctionnaires, et le pantouflage stricto sensu se double d'aller-retours entre le public et le privé : c'est ce qu'on appelle des revolving doors. Si ces pratiques sont encadrées par la loi, on observe une grande ouverture d'esprit, voire une certaine complaisance, dans l'application des règles, y compris dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel, qui ne se montre pas excessivement soucieux - c'est le moins qu'on puisse dire - d'éviter les allers-retours entre public et privé. Bien sûr, cette souplesse offre des avantages. En particulier, elle permet aux hauts fonctionnaires de mieux connaître le fonctionnement et les exigences des entreprises. Mais son inconvénient, de taille, est qu'elle favorise les conflits d'intérêt, voire la corruption. En tous cas, les hauts fonctionnaires peuvent avoir le souci de s'attirer les bonnes grâces des entreprises privées, qui peuvent, en les recrutant, multiplier leurs revenus par dix...
Une autre caractéristique, choquante, de la haute fonction publique française, est sa désinvolture à l'endroit du pouvoir politique. Nous sommes pourtant dans un régime parlementaire, et le Gouvernement est donc responsable devant le Parlement, même si l'élection directe du Président de la République en fait aussi un régime semi-présidentiel. Cette élection directe n'est d'ailleurs pas une exception, puisqu'on la retrouve dans la moitié des pays européens. La spécificité française est plutôt à chercher dans la pratique des institutions, puisque l'article 5 de la Constitution fait du Président un arbitre, alors que le Gouvernement, selon les articles 20 et 21, détermine et conduit la politique de la Nation. En tout état de cause, le Gouvernement doit au Parlement sa légitimité et il est révocable à tout instant. De ce fait, son pouvoir est constamment légitime et responsable. Si les membres de la haute fonction publique étaient choisis par le Premier Ministre et le Gouvernement, ils pourraient craindre aussi de tomber en cas de vote négatif du Parlement, ce qui les inciterait à se montrer respectueux envers les parlementaires. En fait, le Président de la République est extrêmement puissant, du fait de l'interprétation gaullienne des institutions, et le fossé n'a fait que s'accroître entre responsabilité et pouvoir, puisque le Président de la République est quasiment intouchable pendant cinq ans. Nous avons donc assisté à une dissociation entre responsabilité et pouvoir, alors que le coeur de la démocratie est la jonction entre ces deux entités.
Sous la Ve République, le Président de la République dirige tout. Le Gouvernement peut être renversé, mais le fait que le Président de la République ait le droit de dissoudre le Parlement relativise ce risque. Les nominations sont effectuées par le Président de la République, ce qui a pour conséquence que l'administration ne se sent pas au service de la République mais de l'exécutif, et même du Président de la République, ce qui est très fâcheux. Un haut fonctionnaire de Bercy m'a même indiqué que, lorsqu'il recevait un amendement parlementaire, il ne l'examinait même pas, et le disqualifiait d'office en vertu de l'article 40. J'étais horrifiée : le Parlement représente le peuple !
La racine de ces dérives est à rechercher dans les excès de fait que le Président de la République a commis dans l'exercice de son pouvoir. La thèse, récemment soutenue, de Lucie Sponchiado sur « La compétence de nomination du Président de la Cinquième République », montre bien que ces excès se sont constitués petit à petit, car au départ le Président de la République ne procédait à des nominations qu'en Conseil des ministres, et sur des sujets restreints, avec le contreseing du Premier Ministre. L'idée était simplement de garantir la neutralité de quelques grandes fonctions, mais le pouvoir de nomination appartenait au Premier Ministre. Dans un article publié à l'occasion des 40 ans de la Ve République, Michel Rocard écrivait que celui qui tient le pouvoir de nomination tient la carrière des fonctionnaires, et a donc un pouvoir colossal. En étendant son pouvoir de nomination, le Président de la Ve République a accru son pouvoir sur l'administration. Un autre problème, dont j'ai discuté avec Jean-Marc Sauvé, est que les professeurs de Sciences-Po à Paris, étant pour la plupart d'anciens élèves de l'ENA, sont favorables au caractère présidentiel du régime.
Une autre caractéristique française est la puissance du Conseil d'État. Cette institution contrôle toute l'administration, et tout le pouvoir normatif, depuis les avis qu'il rend sur les projets de loi jusqu'au contrôle de l'application des textes. Cette mainmise, là encore, a des avantages, puisque les membres du Conseil d'État sont souvent bien formés, et présentent de hautes qualités intellectuelles et de droiture. Mais cela ne rend pas moins regrettable que cette institution ait tant de pouvoir, jusqu'au sein du Conseil constitutionnel, administré par des membres de ce corps, qui ne rougissent pas de tenir devant vous, avec une certaine arrogance, des argumentations juridiques d'une telle faiblesse qu'elles feraient recaler, chez nous, un étudiant de première année.
Moi-même et mes collègues, nous sommes à votre disposition : n'hésitez pas à nous solliciter pour diversifier les analyses dont vous pouvez bénéficier. Un article récent de Thomas Perroud prône une autre façon de fabriquer le droit : plus ouverte, pluraliste et participative.
Sur les allers-retours entre public et privé, la jurisprudence du Conseil constitutionnel est assez laxiste. Le Secrétariat général du Gouvernement défend - évidemment - une position très favorable aux hauts fonctionnaires, et qui n'est pas optimale du point de vue de la lutte contre la corruption. Sommes-nous si désarmés ? Revenons aux textes ! La Déclaration des droits de l'Homme et du Citoyen est claire : « Les Représentants du Peuple Français, constitués en Assemblée Nationale, considérant que l'ignorance, l'oubli ou le mépris des droits de l'Homme sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des Gouvernements (...) ». Voilà un ancrage juridique pour lutter contre la corruption ! Or, pour le Conseil Constitutionnel, une telle lutte semble un simple objectif d'intérêt général. C'est mieux que rien, mais ce n'est pas grand-chose... alors que ce devrait être un principe de valeur constitutionnelle ! Cela nous renvoie au problème de la composition du Conseil constitutionnel, et à son contrôle par des membres du Conseil d'État. Le Conseil constitutionnel devrait compter en son sein des professeurs de droit - il n'y en a aucun actuellement.
Autre arme juridique : l'article 15 de la Déclaration des droits de l'Homme et du Citoyen, qui dit que « La Société a le droit de demander compte à tout Agent public de son administration », ce qui nous renvoie au concept, de plus en plus accepté dans le monde, d'accountability. Quant à la séparation des pouvoirs, elle ne concerne pas que les trois entités classiquement évoquées. Montesquieu parle aussi des rapports entre les milieux financiers et le pouvoir politique, et je me suis inspiré de ses réflexions pour proposer une théorie - reprise par Pierre de Montalivet - élargissant la séparation des pouvoirs à l'axe vertical entre collectivités territoriales, État et collectivités supra étatiques, mais aussi à la séparation nécessaire entre l'État et les pouvoirs extra-étatiques. Si l'État écrase les autres sphères, c'est la dictature. Mais si les autres pouvoirs, comme on le voit depuis quelques années, deviennent trop forts, ce n'est pas non plus la démocratie mais la ploutocratie, avec un passage de la res publica à la res privata. Nous le voyons, quand des multinationales, plus riches que certains États, leur dictent leur politique, parce qu'elles tiennent tous leurs agents par l'espoir des rémunérations qu'elles offrent.
Neutralité et impartialité du service public doivent être les maîtres-mots, qui permettent la confiance légitime. La loi est l'expression de la volonté générale. Le pouvoir des commissions doit être étendu.