Intervention de Gilles Andréani

Commission des finances, du contrôle budgétaire et des comptes économiques de la nation — Réunion du 19 septembre 2018 à 9h05
Audition de Mm. Gilles Andréani président de la quatrième chambre de la cour des comptes éric morvan directeur général de la police nationale et christian rodriguez major général de la gendarmerie nationale pour suite à donner à l'enquête de la cour des comptes transmise en application de l'article 58-2° de la lolf sur les équipements de la police et de la gendarmerie acquisition et utilisation

Gilles Andréani, président de la quatrième chambre de la Cour des comptes :

N'ayant pris mes fonctions qu'après la fin de ce travail, je tiens à souligner que tout le mérite en revient aux personnes qui m'accompagnent pour cette audition. L'enquête que je vous présente, dont le contour a été précisé au début de l'année 2017 avec le rapporteur spécial du budget de la mission « Sécurités », M. Philippe Dominati, se présente comme une analyse des processus d'achat des forces de sécurité intérieure.

Elle a mobilisé une équipe particulièrement nombreuse de la Cour des comptes, qui s'est rendue auprès des services compétents pour la réalisation de ces achats, mais aussi dans quatre secrétariats généraux pour l'administration du ministère de l'intérieur (Sgami), de très nombreuses unités territoriales de police et de gendarmerie et les principaux établissements dépendant du service des achats des équipements de logistique de la sécurité intérieure. Le Centre de recherche, d'expertise et d'appui logistique (Creal) du Chesnay et l'Établissement central logistique de la police nationale à Limoges ont également été visités, ainsi que les principaux fournisseurs des forces de sécurité. L'équipe a travaillé sur des échantillons de marchés, et audité les systèmes d'information permettant de recenser - parfois avec difficulté - les achats réalisés ; enfin, elle a collecté des éléments de comparaison internationale.

L'enquête s'est déroulée dans de très bonnes conditions. Plus qu'un simple déroulé clinique des procédures d'achat, nous en avons retiré des connaissances approfondies sur les besoins de nos forces et les résultats des politiques menées. Nous avons également rencontré les organisations représentatives des personnels de police et des membres d'associations professionnelles de militaires de la gendarmerie nationale.

Vous avez, monsieur le président, rappelé que les attaques de 2015 avaient créé un contexte d'urgence. Deux autres éléments pèsent sur la procédure d'achat : le progrès technologique, qui implique un certain rythme de renouvellement, et les conditions opérationnelles d'exercice qui entraînent des besoins en matériel nouveaux.

Le contexte budgétaire, bien connu de votre commission, est un phénomène d'éviction des dépenses d'équipement, jusqu'au point bas atteint en 2012, où elles représentaient 1,1 % des crédits de la mission Sécurités. Les attaques terroristes de 2015 ont d'abord entraîné un considérable effort de rattrapage, la part des dépenses d'équipement remontant à 3 % en 2017, soit une augmentation de 180 %, de 132 à 372 millions d'euros. La mutualisation des équipements entre la police et la gendarmerie s'est accélérée, incarnée par deux institutions : le service de l'achat, de l'équipement et de la logistique de la sécurité intérieure (Saelsi) et les secrétariats généraux pour l'administration du ministère de l'intérieur.

La Cour des comptes a souhaité évaluer l'impact de ces efforts de rattrapage et de mutualisation et les résultats de l'organisation mise en place en 2014. Elle a pour cela conduit un audit complet de la chaîne d'achat, de la reconnaissance et de l'identification des besoins à la mise à disposition des matériels concernés et au maintien en condition ; avec, entre les deux, la fonction achat proprement dite. Ces trois chaînons sont l'objet des trois principaux chapitres du rapport.

Nous avons circonscrit l'enquête à quatre catégories de matériel : les véhicules, les armements et munitions, les équipements de protection et l'habillement. Si le rapport ne porte pas de jugement sur le niveau d'équipement souhaitable des forces de sécurité et le caractère satisfaisant ou non de celui-ci, il met en évidence des lacunes persistantes sur lesquelles je reviendrai en conclusion.

Premier maillon de la chaîne, l'identification des besoins est essentielle dans le processus car elle permet la priorisation des achats et les arbitrages. Notre audit montre que ce dispositif a gagné en cohérence, limité les redondances ou différences inutiles entre forces, et permis de progresser dans la recherche délicate d'un équilibre entre la vision nationale des besoins et l'ajustement des équipements des structures territoriales. L'indispensable approche pluriannuelle des projets a progressé avec l'institution en 2016 de revues de projet.

Le dispositif reste néanmoins perfectible. Ainsi, le dialogue entre forces utilisatrices et services d'achat, à travers les retours d'expérience, pourrait être amélioré. Le dispositif d'identification et de remontée est parfois lourd et insuffisamment normalisé. Enfin, le processus d'identification des besoins doit inclure une réflexion sur les conséquences de l'intégration des nouveaux matériels. Ceux-ci doivent s'inscrire dans une doctrine d'emploi, un environnement opérationnel et une configuration des forces qui doivent être pris en compte dès le début. Autre nécessité, un approfondissement de la veille technologique et une association plus systématique du service de prospective, le centre de recherches et d'études des forces de sécurité. Il conviendrait de formaliser davantage le besoin de dotation théorique des unités, la formalisation étant actuellement plus avancée dans la gendarmerie que dans la police. Ainsi, la Cour des comptes recommande que dans le domaine sensible des véhicules, la réflexion soit davantage fondée sur une analyse des besoins que sur la simple logique de renouvellement : nous observons que le ratio entre les effectifs et les véhicules est plus élevé en France que chez nos plus grands voisins.

Deuxième maillon de la chaîne, le dispositif d'achat proprement dit. Dans ce domaine, les voies d'amélioration reposent sur des systèmes d'information fiables permettant de suivre l'état et l'affectation des matériels, pour avoir une vision claire de l'existant. Le traçage reste aujourd'hui difficile. Deuxième problème, l'absence de formalisation d'une stratégie d'achat au niveau ministériel, pourtant prévue dans le cadre de la politique d'achat définie par l'État. Au cours de son enquête et de ses échanges avec le ministère, la Cour s'est interrogée sur l'existence d'un véritable document synthétisant cette stratégie.

Au cours de la période 2014-2017, le rattrapage que j'ai mentionné s'est placé sous l'égide des deux premiers plans de lutte contre le terrorisme, qui prévoyaient un renforcement urgent des moyens. Or, menées dans un tel contexte, les procédures d'achat n'ont pas été mises en oeuvre avec la plus grande rigueur. Certes le code des marchés publics prévoit des dérogations dans le cadre de l'« urgence impérieuse », néanmoins, la Cour des comptes a parfois eu des difficultés à retracer les achats conduits pendant cette période. Si l'urgence excuse beaucoup, il convient, plus généralement, de professionnaliser les achats. Le niveau pertinent d'achat, entre le niveau central et celui des Sgami ou des régions de gendarmerie, mérite d'être précisé. Ainsi l'augmentation constatée, pour la dernière année faisant l'objet de la revue, des achats en région ne s'explique pas entièrement par un souci de répartition rationnelle. Cela a conduit la Cour des comptes à recommander une meilleure identification du niveau d'achat pertinent, en privilégiant, si possible, les marchés nationaux.

L'attention portée à la performance du système mérite d'être accrue. Nous entendons, pour avoir dialogué avec les services concernés, que cette évaluation peut se prêter à des interprétations méthodologiques. Nous concédons volontiers que la marge de négociation est limitée lorsque l'on s'adresse à une centrale d'achat, mais même dans ce contexte, un dialogue plus exigeant avec les fournisseurs est souhaitable. Donnons cependant acte aux services concernés des progrès réalisés à l'occasion des renouvellements les plus récents : ainsi des gilets pare-balles ont été obtenus à 100 euros l'unité, ce qui marque une avancée notable par rapport aux fournitures commandées sous le régime de l'urgence.

Enfin, dans la fonction logistique, l'intégration entre les deux principales forces est moins importante que dans les deux autres maillons de la chaîne. Les systèmes d'information, les procédures d'approvisionnement logistique, le suivi des équipements au sein des forces reposent sur des circuits presque entièrement distincts, à l'exception, notamment, de la livraison des véhicules.

De façon générale, une attention insuffisante est portée à la fonction logistique. Des insuffisances ont été constatées dans l'exécution des marchés et le respect des délais ; ainsi, fin 2016, un tiers des véhicules commandés n'avaient pas encore été livrés. Le suivi de l'état des équipements, comme le kilométrage des véhicules, n'est pas automatisé. Les systèmes d'information sont dans une certaine mesure interfacés avec les systèmes comptables dans la gendarmerie, mais pas dans la police. Cela entraîne parfois un suivi des stocks dans des conditions non réglementaires. Ce problème est également lié à l'état très dégradé de certains locaux de police et de gendarmerie.

La fourniture de certains services indispensables, comme les stands de tir pour l'entraînement des forces, se rattache à la logistique. Ainsi les nouveaux fusils mitrailleurs ne peuvent être utilisés dans les stands existants, ce qui n'avait pas été anticipé lors de la commande. Il est indispensable d'intégrer dans la doctrine les conditions d'emploi des matériels.

En dépit des progrès constatés, la mutualisation reste à approfondir et consolider, sans se limiter à l'achat : il convient également d'harmoniser les doctrines et les méthodes des deux forces. La fonction logistique reste un point d'ombre : les Sgami continuent à travailler, pour l'essentiel, pour la police nationale.

Les systèmes de gestion utilisés méritent d'être remplacés et fiabilisés, notamment pour le suivi des achats et la connaissance de l'existant.

Les fonctions achat et logistique tendent à être négligées dans toutes les organisations dont la finalité est opérationnelle ; or elles nécessitent un niveau élevé de professionnalisation. Il est indispensable de retenir les spécialistes, peu nombreux, et de mettre en place une politique prospective des emplois pour recruter de bons acheteurs et logisticiens.

Enfin, la gouvernance de l'ensemble réclame des améliorations, en particulier l'intégration des Sgami dans le processus de décision de la police et de la gendarmerie.

En conclusion, l'effort de rationalisation doit être poursuivi autour de trois priorités :: la définition des équipements des forces qui doit procéder d'une évaluation plus fine et plus complète de leurs besoins opérationnels, une politique d'achat inscrite dans une stratégie pluriannuelle formalisée intégrant les progrès technologiques, une revalorisation de la fonction logistique associée à un renforcement de la gestion des stocks. Je tiens à souligner la qualité des échanges avec les services concernés, qui pour l'essentiel n'ont pas contesté les conclusions de l'enquête.

Un dernier mot sur le contexte budgétaire. La Cour des comptes a alerté à de nombreuses reprises, et dernièrement dans un référé du Premier président sur le temps de travail et la rémunération des forces de police et de gendarmerie rendu public début juin, sur les tensions budgétaires dans la mission « Sécurités ». Vous connaissez bien le problème du mécanisme d'éviction des dépenses hors titre 2, consacrées à l'entretien et à l'investissement. Historiquement, c'est l'augmentation de la masse salariale induite par les plans de valorisation de 2006 qui a créé les conditions budgétaires de la crise des équipements de 2012. Or dans le contexte budgétaire actuel de la mission Sécurités, tous les éléments d'une nouvelle crise sont réunis. Comme la note d'exécution budgétaire 2017 le souligne, la mission Sécurités est déjà sous tension et les prévisions triennales ne sont pas réalistes, compte tenu des efforts déjà consentis sur le plan des rémunérations et des effectifs. La double saturation des crédits par les revalorisations salariales et l'augmentation programmée des effectifs risque d'aboutir à un nouveau phénomène d'éviction des crédits d'équipement. Or l'effort que j'ai évoqué n'épuise pas la question. Ainsi, le renouvellement des véhicules n'empêche pas la poursuite du vieillissement du parc. Il faut de nouveau suivre de très près les trajectoires de dépenses du titre 2 afin de conserver une marge suffisante pour consolider les améliorations intervenues entre 2012 et 2017.

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