Intervention de Yves Détraigne

Commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale — Réunion du 3 octobre 2018 à 9h15
Projet de loi de programmation 2018-2022 et de réforme de la justice et projet de loi organique relatif au renforcement de l'organisation des juridictions — Examen du rapport et des textes proposés par la commission

Photo de Yves DétraigneYves Détraigne, rapporteur :

Ce n'est évidemment pas la première fois que nous sommes saisis d'un projet de loi réformant la justice. La dernière fois, c'était il y a deux ans seulement, avec la loi de modernisation de la justice du XXIe siècle, mais peut-être l'avons-nous déjà oublié...

Alors que les réformes de la justice se succèdent, généralement sans s'appuyer sur des études d'impact suffisantes, la situation de la justice ne s'améliore guère, car le problème de fond est d'abord celui des moyens. Force est de reconnaître que ce projet de loi aborde cette question, avec une programmation budgétaire, comme cela avait été le cas en 2002 dans la loi d'orientation et de programmation pour la justice.

À l'issue des très nombreuses auditions que François-Noël Buffet et moi avons effectuées en juillet et en septembre, force est de constater que ce projet de loi reste en-deçà de nos attentes. Sur un certain nombre de points, il est inabouti ou se limite à la recherche de nouvelles économies dans les juridictions. Il faut néanmoins reconnaître que, outre le renforcement des moyens, ce texte contient de nombreuses mesures intéressantes. Même si nous sommes en partie déçus, nous ne devons pas être trop sévères.

Je ne développe pas le constat, il est connu de tous : une hausse régulière des crédits, qui ne s'est pas accompagnée d'une amélioration du fonctionnement de nos tribunaux et de nos prisons ; une accumulation de réformes déstabilisantes et souvent sous-financées ; un mauvais classement du système judiciaire français en Europe en termes d'effort budgétaire public pour la justice ; des délais de jugement qui s'allongent ; une embolie des juridictions civiles et pénales ; une informatique judiciaire défaillante ; des vacances de postes endémiques, même si la situation se redresse aujourd'hui ; un système illisible d'exécution des peines, qui conduit à ce que souvent la peine exécutée ne soit pas la peine prononcée, et néanmoins une surpopulation carcérale chronique, nos prisons comptant 70 164 détenus pour 59 875 places au 1er septembre 2018.

En un mot, notre justice souffre d'un manque d'investissement prolongé.

Ce constat, je le connais bien, en ma qualité de rapporteur pour avis des crédits de la justice depuis de nombreuses années, tout comme notre commission, puisqu'il a été dressé de façon très complète dans le rapport, présenté le 4 avril 2017, de la mission d'information sur le redressement de la justice présidée par Philippe Bas.

Les différentes pistes de réforme, en dehors de la seule hausse des moyens, sont connues également. Ces dernières années, de nombreuses préconisations claires et précises ont été faites sur l'organisation des juridictions, le rôle du juge ou encore la réforme de la procédure civile, de la procédure pénale ou du droit des peines, que ce soit à l'occasion des travaux sur la justice du XXIe siècle, en 2013, dans le Livre blanc sur l'immobilier pénitentiaire de notre ancien collègue Jean-René Lecerf ou encore dans notre rapport d'information sur le redressement de la justice en avril 2017. Ce rapport, qui comportait 127 recommandations, a fait référence dans les milieux judiciaires.

Sur l'initiative de Philippe Bas, le Sénat a apporté sa contribution déterminée à cet effort de réforme en adoptant, le 24 octobre 2017, sur le rapport de Jacques Bigot et François-Noël Buffet, une proposition de loi d'orientation et de programmation et une proposition de loi organique pour le redressement de la justice, tirant les conséquences des préconisations de la mission d'information pour ce qui relevait de la compétence du législateur. François-Noël Buffet et moi avons travaillé sur cette base pour préparer nos amendements.

Dans ces conditions, nous ne pouvons que regretter que le Gouvernement ait attendu le 20 avril 2018 pour nous présenter le projet de loi de programmation pour les années 2018 à 2022 et de réforme pour la justice et le projet de loi organique relatif au renforcement de l'organisation des juridictions qui en est l'accessoire. Il est vrai que la garde des sceaux, en dépit de l'abondante matière à sa disposition pour élaborer sa réforme, a voulu procéder à une nouvelle concertation, avec les « chantiers de la justice ».

Nous pouvons enfin débattre aujourd'hui de cette réforme tant attendue de la justice.

Les textes qui nous sont proposés portent sur cinq grands thèmes : la programmation budgétaire, la justice civile, la procédure pénale, l'exécution des peines et l'organisation judiciaire, auxquels il faut ajouter les dispositions additionnelles plus ponctuelles que nous vous proposerons, directement reprises des propositions de loi adoptées en octobre 2017 sur l'aide juridictionnelle, les tribunaux de commerce et la mobilité des magistrats notamment.

Je commencerai par présenter nos observations et nos propositions sur la question budgétaire, incluant l'aide juridictionnelle, aujourd'hui totalement absente du texte, et sur la justice civile, puis François-Noël Buffet interviendra sur la procédure pénale, l'exécution des peines, l'organisation judiciaire et les tribunaux de commerce. Nous pourrons aborder les sujets plus ponctuels par la suite, lors de la discussion des amendements.

Pour la programmation budgétaire, le projet de loi reprend purement et simplement les chiffres déjà votés dans la loi du 22 janvier 2018 de programmation des finances publiques pour les années 2018 à 2022. Nous arrivons en quelque sorte après la bataille, car les arbitrages budgétaires pluriannuels ont déjà eu lieu l'année dernière.

Le projet de loi prévoit de porter les crédits de paiement de 7 milliards d'euros en 2018 à 8,3 milliards d'euros en 2022, hors charges de pensions. Nous vous proposerons de reprendre la trajectoire budgétaire déjà adoptée par le Sénat dans la proposition de loi de Philippe Bas en 2017, qui prévoyait une hausse des crédits de 5 % par an en moyenne, là où celle du Gouvernement est en-deçà de 4 %, pour atteindre 9 milliards d'euros. Cette hausse des crédits inclurait la création de 13 700 emplois, là où le Gouvernement en prévoit 6 500, ce qui supposera un effort de recrutement et de renforcement de l'attractivité des carrières du ministère de la justice.

Dans le champ budgétaire, nous pouvons également évoquer l'engagement de numérisation de la justice, qui n'est pas directement de la compétence du législateur, mais qui suppose une mise à niveau des capacités du ministère de la justice dans le pilotage des projets informatiques. Le Gouvernement annonce un engagement de 540 millions d'euros sur cinq ans. Ce chantier ne doit pas se faire au détriment de l'accès à la justice des personnes les plus fragiles, compte tenu de la fracture numérique. Nous en parlerons tout à l'heure concernant la dématérialisation de certaines procédures devant le tribunal de grande instance.

En matière d'aide juridictionnelle, nous vous proposerons d'intégrer les dispositions qui figuraient dans la proposition de loi de Philippe Bas. Plusieurs dispositions du projet de loi ont d'ailleurs un impact sur le budget de l'aide juridictionnelle, structurellement sous-financé. Ces ajouts concerneront notamment le rétablissement de la contribution pour l'aide juridique en première instance, modulable de 20 euros à 50 euros, et l'obligation de consultation préalable d'un avocat avant toute demande d'aide juridictionnelle, afin d'apprécier le bien-fondé de la demande en justice que cette aide viendrait financer.

J'en viens au volet relatif à la justice civile. Sur ce volet, le texte contient à la fois des mesures intéressantes et utiles et des mesures un peu décevantes, qui semblent être guidées par la recherche de nouvelles économies, notamment par la déjudiciarisation.

En premier lieu, dans la continuité des réformes précédentes, le texte prévoit d'encourager davantage les modes alternatifs de règlement des litiges, notamment avec une extension de la tentative de résolution amiable obligatoire pour les petits litiges, avant la saisine du juge en première instance, et l'encadrement des sites internet proposant des services en ligne de résolution amiable des litiges. En l'absence de bilan sur l'instauration de la tentative de résolution amiable obligatoire depuis 2016, nous vous proposerons de supprimer son extension.

Pour les sites internet, nous vous proposerons de renforcer les exigences, d'imposer une certification obligatoire et d'inclure dans le dispositif les services en ligne d'aide à la saisine des juridictions, qui ne doivent pas remettre en cause le rôle des avocats en matière d'assistance et de représentation en justice.

Encourager la résolution amiable est utile, en particulier pour les litiges de faible enjeu financier qui n'iraient peut-être pas devant le juge, et pour les litiges opposant des personnes appelées à continuer à se côtoyer, mais lui conférer un caractère obligatoire trop systématique peut faire débat. De plus, la progression du nombre des conciliateurs de justice bénévoles est lente et les médiateurs ne sont pas assez nombreux. En outre, il faut les rémunérer.

En deuxième lieu, le projet de loi prévoit d'étendre la représentation obligatoire par avocat. Cela ne nous paraît pas pertinent pour les tribunaux paritaires des baux ruraux et pour les tribunaux de commerce.

En troisième lieu, le projet de loi prévoit une série de mesures de déjudiciarisation. Certains actes ou certaines missions seraient transférées à d'autres acteurs que l'institution judiciaire, par exemple : le recueil du consentement en matière d'assistance médicale à la procréation pour les notaires, la révision à titre expérimental des pensions alimentaires pour les caisses d'allocations familiales, la gestion des saisies sur rémunération et des consignations pour frais d'expertise à la Caisse des dépôts et consignations ou encore la délivrance des apostilles aux notaires. Nous vous proposerons de supprimer ou de restreindre certains de ces transferts, qui représenteraient dans certains cas un coût nouveau pour les justiciables concernés.

En quatrième lieu, le projet de loi propose de supprimer certaines interventions du juge présentées comme n'ayant pas de valeur ajoutée, par exemple l'homologation des changements de régime matrimonial en présence d'enfants mineurs, ce qui ne nous paraît pas une bonne idée, ou le contrôle de certains actes de gestion en matière de tutelle. De même, la suppression de la phase de conciliation dans la procédure de divorce contentieux ne nous semble pas pertinente, cette phase étant utile pour les parties.

En cinquième lieu, le projet de loi prévoit de rendre possibles les procédures sans audience devant le tribunal de grande instance, avec l'accord des parties, ainsi que les procédures dématérialisées. L'idée de procédure sans audience est intéressante, car, en pratique, la procédure se passe souvent sur la base des échanges de conclusions écrites entre avocats, mais il faut pouvoir revenir à la procédure ordinaire si c'est nécessaire. Nous vous proposerons de mieux encadrer ces dispositifs. Le texte prévoit également de créer une juridiction nationale spécialisée pour traiter les injonctions de payer, de façon uniquement dématérialisée, ce qui pose problème.

En sixième lieu, en matière de protection juridique des majeurs, outre les mesures déjà évoquées, le projet de loi prévoit de décharger les directeurs de greffe des tribunaux d'instance de la responsabilité de contrôler les comptes de gestion des tutelles. Cette réforme de fond conduirait de facto à la suppression de tout contrôle dans la plupart des cas, lorsqu'il n'existe pas de contrôle par un autre organe interne de la tutelle que le tuteur (subrogé tuteur ou conseil de famille) ou lorsque le patrimoine ne justifie pas l'intervention d'un professionnel, en particulier un expert-comptable, innovation prévue par le texte. Nous vous proposerons de conserver par défaut un contrôle par les greffes comme actuellement, dans l'intérêt des personnes vulnérables concernées, en comptant sur la progression des effectifs des greffes prévue dans la programmation budgétaire pour renforcer ce contrôle. L'établissement de l'inventaire du patrimoine de la personne sous tutelle serait également revu, avec la possibilité de désigner un professionnel à cette fin.

Plus globalement, sur la protection juridique des majeurs, le Gouvernement vient de recevoir le rapport de la mission confiée à Mme Anne Caron-Déglise, qui recommande une réforme globale. Il est regrettable que nous ne soyons pas saisis d'un projet de loi spécifique, comme pour la réforme de 2007. Le Gouvernement a déposé de nouveaux amendements sur le sujet, sans toujours suivre les recommandations de cette mission d'ailleurs, et un reliquat pourrait être traité dans le futur projet de loi sur la dépendance. La méthode n'est pas très satisfaisante, alors que l'enjeu est fondamental pour nos concitoyens.

En septième lieu, plusieurs dispositions concernent la justice familiale. Outre celles que j'ai déjà évoquées, sur le divorce notamment, on peut mentionner la faculté de demander l'exécution forcée des décisions du juge aux affaires familiales en matière d'autorité parentale. La mise en oeuvre de cette mesure serait selon nous assez problématique.

Vous le voyez, le volet civil du texte contient des mesures assez disparates.

J'ajoute que la réforme de la justice civile devrait comporter un important volet réglementaire. Certaines des mesures envisagées pourraient être plus importantes que celles dont nous avons à connaître aujourd'hui. Ce serait le cas, en particulier, de la suppression du caractère suspensif de l'appel et de l'exécution provisoire par principe des décisions de première instance. Une telle évolution soulève de sérieuses questions compte tenu des conditions dans lesquelles la justice est rendue en première instance. Sont également étudiées la mise en place d'un mode unique de saisine des juridictions et la dématérialisation des procédures de façon plus générale. À cet égard, on peut s'interroger sur l'intérêt qu'il y aurait à inclure les principes fondamentaux de la procédure civile dans le domaine de la loi, afin que de tels débats aient lieu devant le Parlement. Je ne sais pas ce qu'en pense François Pillet, qui a peut-être déjà réfléchi à la question dans le cadre de la révision constitutionnelle.

Le projet de loi traite également de plusieurs questions relatives à la publicité des décisions de justice, sous l'angle de la protection de la vie privée : l'open data des décisions de justice, le droit d'obtenir copie des décisions de justice et la publicité des débats et du prononcé des jugements en matière civile. Ces dispositions s'inspirent des recommandations de la mission du professeur Loïc Cadiet, qui portait principalement sur l'open data.

La mise à disposition du public des décisions de justice à titre gratuit en vue de permettre leur réutilisation a été instaurée par la loi de 2016 pour une République numérique, dont le rapporteur était Christophe-André Frassa. Le projet de loi nous semble réduire la protection de la vie privée des personnes citées dans les décisions par rapport à la rédaction votée en 2016, qui était déjà un compromis. Nous vous proposerons donc de relever le niveau d'exigence en nous inspirant de la proposition de loi de Philippe Bas et de prévoir l'occultation par principe de toutes les mentions nominatives, y compris pour les magistrats, afin d'éviter le risque de « profilage ». Nous vous proposerons enfin d'apporter quelques corrections aux autres dispositions.

Le projet de loi comporte aussi quelques dispositions ponctuelles concernant les juridictions administratives, qui ne soulèvent pas de difficultés particulières.

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