Intervention de Philippe Bonnecarrere

Commission des affaires européennes — Réunion du 4 octobre 2018 à 9h15
Politique commerciale — Extraterritorialité des sanctions américaines : rapport d'information proposition de résolution européenne et avis politique de m. philippe bonnecarrère

Photo de Philippe BonnecarrerePhilippe Bonnecarrere, rapporteur :

Merci pour votre présentation, monsieur le président.

Mes chers collègues, vous avez sous les yeux trois types de documents : un projet de rapport assez complet, une proposition de résolution européenne à laquelle j'apporterai deux précisions, et un tableau qui nous servira de conclusion et vous donnera très vite les éléments d'appréciation sur ce qui fonctionne ou pourrait fonctionner et ce qui, à mon sens, ne fonctionne pas.

Notre sujet est celui de l'extraterritorialité des sanctions américaines. Je vais à ce titre vous inviter à un voyage par la pensée, un voyage à la recherche de l'Europe qui protège. En cours de route, nous retrouverons les grands débats du moment que sont le multilatéralisme, l'unilatéralisme, le rapport au droit, les rapports de force.

Les États-Unis ont développé un ensemble de règles qui, examinées globalement, forment une politique coordonnée, cohérente et efficace, dont l'impact sur notre pays et sur nos entreprises est majeur. Je vais en rappeler ici très vite quelques éléments, même si vous les connaissez par coeur.

Il s'agit du dispositif anticorruption - Foreign Corrupt Practices Act -, de dispositions en matière fiscale, du Foreign Account Tax Compliance Act (FATCA), des règles du Comité pour l'investissement étranger aux États-Unis (CFIUS), par lesquelles, en 2016, les États-Unis ont interdit la cession d'une entreprise allemande à une entreprise chinoise au motif que la technologie cédée, qui concernait la robotique, pouvait avoir un impact aux États-Unis. Il s'agit aussi des règles en matière d'exportation d'armements ITAR - International Traffic in Arms Regulations -, ou de toutes les dispositions plus récentes du Cloud Act et, bien sûr, des sanctions économiques dites extraterritoriales.

Au sein de cet ensemble de mesures d'un dispositif qui doit être considéré comme coordonné, nous allons nous concentrer sur notre sujet, celui de l'extraterritorialité des sanctions américaines. Pourquoi ? Ce sujet est autonome dans le cadre que je viens de décrire, et majeur.

Il est autonome en ce qu'il porte extension de la politique étrangère des États-Unis à d'autres pays. Il oblige des États souverains, dont la France, à mettre en oeuvre une politique définie par les États-Unis. C'est donc un sujet tout à fait différent des dispositions anticorruption que j'évoquais tout à l'heure. C'est un sujet qui touche à la souveraineté des États.

L'effet extraterritorial des sanctions économiques et commerciales constitue un double défi lancé à la souveraineté des États, donc à l'indépendance diplomatique et économique de l'Union européenne et de ses États membres.

En l'espèce, l'enjeu est doublement stratégique, et d'abord pour la souveraineté économique et commerciale de l'Europe : ses entreprises se voient en effet contraintes de se retirer d'Iran en y abandonnant des marchés.

C'est surtout un enjeu de souveraineté diplomatique - ce que j'ai appelé la souveraineté des États. L'accord nucléaire a été conclu entre, d'une part, le Royaume-Uni, l'Allemagne, la France, la Russie, la Chine et les États-Unis, et l'Iran d'autre part. Il se veut un instrument politique essentiel pour le gel du programme nucléaire militaire iranien.

Le retrait unilatéral des États-Unis ne doit pas contraindre les autres parties à s'aligner sur des objectifs diplomatiques qui ne les engagent qu'eux seuls. Or, la mise en oeuvre effective de l'accord suppose que chaque partie s'acquitte de ses engagements.

Le 8 mai 2018, le Président des États-Unis a décidé de mettre un terme à la participation des États-Unis à l'accord sur le nucléaire iranien (JCPoA). L'administration américaine a donc rétabli toutes les sanctions qui avaient été levées en janvier 2016. Les sanctions dites primaires concernant les ressortissants américains avaient été maintenues. Les sanctions dites secondaires ne sont pas limitées aux ressortissants américains mais affectent des opérateurs étrangers et concernent un ensemble de secteurs déterminés dans la décision américaine. Le rapport écrit détaille la nature et la portée de ces sanctions, je n'y reviens pas.

Les critères de « rattachement » au territoire américain pour incriminer et sanctionner les auteurs non américains d'une opération qui ne se déroule pas sur le territoire américain sont extrêmement larges, à commencer par l'usage du dollar. Nombre d'entreprises européennes ayant des intérêts économiques et commerciaux aux États-Unis choisissent de se mettre immédiatement en conformité. L'attractivité respective des marchés américain et iranien joue bien sûr aussi son rôle : ainsi, en 2016, les exportations allemandes vers les États-Unis sont de 114 milliards d'euros par an, celles à destination de l'Iran représentaient 3,5 milliards d'euros.

Cette démarche exige aussi des entreprises de consacrer du personnel et du temps à des études de conformité - ce qu'on appelle la compliance - pour savoir si une opération risque ou non de tomber sous le coup des sanctions. Beaucoup d'entreprises, dans le doute, préfèrent renoncer et se retirer du marché iranien, ne trouvant au surplus aucun établissement bancaire acceptant de réaliser des opérations. La menace américaine pèse d'abord sur les banques. Or, les banques européennes, dont les banques françaises, sont devenues des sortes de service public annexes et bénévoles des États-Unis, et appliquent leurs décisions.

L'Union européenne a réagi avec unité et fermeté. Il faut le saluer. Plusieurs initiatives ont été lancées pour tenter de contrer ces sanctions. Le rapport décrit certaines de ces pistes qui ne s'avèrent pas, à l'analyse, très prometteuses.

Outre le règlement de blocage, en vigueur depuis le 7 août, d'autres options paraissent crédibles.

Premièrement donc, le règlement dit de « blocage » qui avait été adopté en 1996 en réponse à l'embargo américain contre Cuba. À la suite de l'annonce du rétablissement des sanctions américaines à l'égard de l'Iran, son annexe a été mise à jour et il est en vigueur depuis le 7 août 2018.

Ce règlement a pour effet de neutraliser les effets, dans l'Union européenne, des sanctions américaines infligées à des opérateurs pour avoir poursuivi leurs opérations avec l'Iran. Ces sanctions ne sont pas reconnues par les autorités nationales des États membres, et ne peuvent faire l'objet d'un exequatur au sein de l'Union européenne, c'est-à-dire de se voir conférer un effet juridique au sein de l'Union européenne. Le règlement protège ainsi pleinement les opérateurs établis dans l'Union européenne ainsi que les citoyens et résidents européens contre l'exécution de ces décisions dans l'Union européenne, au moins sur les actifs qu'ils y détiennent.

Le règlement interdit en outre aux opérateurs européens, sauf dérogation, de se conformer aux sanctions américaines. Chaque État membre est chargé de déterminer les sanctions applicables en cas de méconnaissance de cette interdiction. La situation est donc compliquée pour les entreprises : elles sont susceptibles d'être l'objet de sanctions non seulement de la part des États-Unis, mais également de la part des États membres si elles défèrent aux sanctions américaines, ce qui constitue une position assez inconfortable. En France, c'est le code des douanes qui prévoit des sanctions pénales en cas d'infraction à la législation nationale ou européenne en matière de relations financières avec l'étranger.

La protection offerte aux opérateurs européens par ce « bouclier » apparaît limitée. Ils ne sont en effet pas protégés contre l'exécution de sanctions américaines sur le territoire américain. Ceux d'entre eux qui continueraient à échanger ou à avoir des activités avec l'Iran, directement ou indirectement, sont exposés à l'exécution des sanctions américaines sur le territoire américain, en raison des activités qu'ils y exercent ou des biens qu'ils y détiennent.

Un opérateur européen qui souhaite être actif en Iran ne peut continuer qu'à condition de n'avoir aucun actif aux États-Unis. Or toutes nos grandes entreprises ont des actifs et des marchés aux États-Unis. Il ne faut pas non plus avoir besoin d'accéder au marché international des capitaux et, au titre des règles de compliance, ne pas avoir d'actionnaires américains dans son capital : cela réduit sérieusement l'efficacité du règlement en le limitant de facto aux PME.

Une PME qui, par définition, n'a pas d'actif aux États-Unis, ne travaille pas sur les marchés internationaux et n'a pas d'actionnaire américain, doit cependant passer par une banque. C'est la banque qui, dès lors, va bloquer le système.

Le règlement de 1996 ouvre par ailleurs aux personnes ayant subi un dommage du fait de l'application des sanctions américaines un droit à réparation devant les tribunaux des États membres. Cependant, les États-Unis, en tant qu'État, bénéficient d'une immunité de juridiction qui interdit en pratique la recherche de sa responsabilité pour obtenir réparation des dommages causés par ses décisions. Une amélioration du dispositif du règlement sur ce point apparaît nécessaire.

En résumé, l'actualisation du règlement de 1996 était une bonne réponse politique mais ne constitue pas une bonne réponse technique.

Deuxièmement, plusieurs États membres travaillent à sécuriser des canaux financiers. Le Trésor américain pourrait confirmer, le 4 novembre, dans le cadre de la deuxième salve de sanctions concernant notamment le pétrole et qui sera le moment le plus sévère, qu'il demande à SWIFT, l'opérateur belge qui regroupe toutes les banques occidentales, européennes et américaines, et par lequel transitent toutes les opérations, de déconnecter de son réseau la Banque centrale d'Iran et les banques iraniennes, ce qui les empêchera de continuer leurs échanges sécurisés avec les opérateurs européens.

Il faudrait à tout le moins obtenir de l'Office of Foreign Assets Control (OFAC), au titre des exemptions dites « humanitaires », qu'une banque iranienne puisse rester connectée afin de poursuivre les échanges de biens hors sanctions : produits agricoles et pharmaceutiques en particulier. Ceci permettrait à SWIFT de bénéficier d'une garantie d'immunité pour ces opérations. On peut regretter que, pour ces secteurs « hors sanctions », certaines banques aient d'ailleurs souvent une démarche de « surconformité ».

À ce sujet, la Cour internationale de justice, saisie par l'Iran sur la base de violations d'un traité bilatéral d'amitié entre l'Iran et les États-Unis de 1955, a rendu hier, le 3 octobre, une ordonnance demandant aux États-Unis de supprimer toute entrave à la circulation de médicaments et de matériel médical, de denrées alimentaires et de produits agricoles et des pièces et services nécessaires à la sécurité de l'aviation civile. Cela étant, l'effet juridique de cette décision est à peu près nul, les États-Unis n'en reconnaissant pas l'opposabilité.

Troisièmement, le Special Purpose Vehicle (SPV), auquel le président Bizet faisait référence, a fait l'objet d'une annonce conjointe de Mme Mogherini, Haute représentante de l'Union européenne et de M. Zarif, ministre des affaires étrangères iranien.

L'idée, pour l'Union européenne, serait que des États membres recourent à ce SPV pour permettre aux entreprises européennes de continuer à commercer avec l'Iran. Il s'agirait d'une plateforme comptable, ouverte à d'autres partenaires dans le monde - en particulier la Chine et l'Inde, qui importent une grande partie du pétrole iranien. Cette plateforme enregistrerait une écriture, en euros, qui constituerait un crédit au bénéfice de l'Iran. Ce pays pourrait ainsi, grâce aux bénéfices, acheter des biens dont il a besoin - machines, marchandises, produits alimentaires et autres. Ces opérations feraient également l'objet d'un enregistrement comptable. On débiterait ensuite le compte de l'Iran, de l'Inde ou de la Chine au profit des entreprises européennes vendant des produits nécessaires à l'Iran.

Il ne s'agit pas de faire transiter des flux financiers par cette plateforme mais de disposer d'un mécanisme de compensation comptable. La presse a évoqué une « bourse d'échange opérant selon une logique de troc ». Je ne crois pas que l'on soit dans ce type de démarche, qui existait à une certaine époque, dans le cadre de « pétrole contre nourriture ». Ce serait plutôt une plateforme d'enregistrement des échanges commerciaux où l'on comptabilise les plus et les moins.

Le mécanisme peut paraître rustique au regard des performances de l'ingénierie financière d'aujourd'hui, mais cette rusticité peut être sa force et son intérêt. Vous reconnaissez là le système des Lombards qui, à la fin du Moyen Âge et au début de la Renaissance, a régi les échanges commerciaux en Europe. Les Lombards enregistraient aux Pays-Bas le résultat des opérations, qui faisaient l'objet d'une compensation par un autre de leurs comptoirs, à Lyon ou ailleurs, permettant ainsi aux producteurs de pastel du sud-ouest de commercer avec les drapiers flamands, ou aux foires de Champagne d'étendre leur secteur géographique.

Je voudrais insister sur la pertinence de la mise en place de cette plateforme d'enregistrement comptable, qui constitue indiscutablement la piste la plus prometteuse. Je vous proposerai à ce sujet une simple modification de la rédaction du point 17 de la proposition de résolution.

Je voudrais également attirer votre attention sur l'intérêt de maintenir le canal humanitaire. Je vous proposerai à cet effet un alinéa supplémentaire après le point 18.

La force de la proposition envisagée par l'Union européenne, à laquelle le Trésor français n'est pas étranger, réside dans le fait que ce mécanisme, certes rustique, n'est pas limité à l'Iran. Il pourrait en effet fonctionner pour d'autres pays. C'est ce qui fait sa force. Si demain les États-Unis - ce qui n'est pas exclu, pour ne pas dire probable - décidaient d'un nouveau train de sanctions contre la Russie et que l'Union européenne ne souhaite pas s'y associer, le mécanisme envisagé pourrait parfaitement fonctionner.

On n'est donc pas seulement dans le traitement de la question iranienne, mais bien dans la question de la souveraineté européenne.

La proposition de résolution propose ensuite de clarifier certaines dispositions du règlement de 1996. Elle préconise également de trouver, au niveau de l'Union européenne, une forme de centralisation des expertises sur cette question des sanctions, afin d'éviter des réponses disparates dans les États membres. Un organisme pourrait aussi être l'interlocuteur, la « voix » unique de l'Union dans son dialogue avec l'administration américaine. Je n'ai pas retenu l'idée d'un « OFAC européen » qui serait bien trop ambitieuse.

De manière évidente, je vous propose de rappeler dans la proposition de résolution le nécessaire renforcement du rôle international de l'euro dans les échanges internationaux. Il y a là de gros progrès à réaliser, à long terme.

Je vous propose également d'appeler à une forme de multilatéralisme, pour que l'action de l'Union européenne se traduise par des éléments concrets tels que je les ai présentés, et se prolonge, de façon plus politique, dans les forums plurilatéraux, comme le G20 ou le G7.

Je vous remercie.

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