Intervention de Sylvain Laurens

Commission d'enquête mutations Haute fonction publique — Réunion du 20 juin 2018 à 14h00
Audition de M. Sylvain Laurens maître de conférences à l'école des hautes études en sciences sociales

Sylvain Laurens :

Mesdames et messieurs les sénateurs,

Cette commission d'enquête est une bonne chose si elle peut déboucher sur des mesures permettant de limiter les conflits d'intérêt et le détournement des ressources publiques.

Je profiterai du temps qui m'est imparti pour revenir sur ce que l'on sait aujourd'hui assez précisément des rapports entre la haute fonction publique et les intérêts privés. Nombre de chiffres que je vais citer aujourd'hui sont tirés de mes propres recherches ou ont été produits par d'autres chercheurs au prix de longues heures de travail. Je précise donc en préambule que beaucoup des chercheurs que je vais citer aujourd'hui sont des sociologues. Ils sont issus d'une discipline sur laquelle il est coutume de projeter tous les maux de notre société et qu'on accuse régulièrement de produire des chômeurs voire de fournir des excuses au terrorisme. Certains de ces chercheurs ne trouvent pas de postes et sont confinés dans la précarité depuis de longues années en raison d'une politique malthusienne de recrutements qui tue à petits feux des domaines entiers de la recherche et éteint les vocations. Sans la sociologie et notamment la sociologie de la haute administration, nous n'aurions pas les éléments factuels que je vais présenter aujourd'hui, ce qui constituerait un vrai problème civique. Je regrette finalement qu'on ne se tourne vers les sciences sociales que lorsqu'on a besoin de ce type de données qui sont des connaissances essentielles en prélude à toute action politique.

Mon intervention se déroulera en trois points. Tout d'abord je poserai quelques chiffres dressant un constat sur les rapports entre la haute fonction publique et le secteur privé sur le plan des formations, des grandes écoles et des carrières. Ces premiers chiffres permettront de donner des précisions sur le type de mélange des genres que peut produire de façon très ordinaire notre haute administration. J'en arriverai donc naturellement à mon second point qui consistera à décrire les formes communes de conflits d'intérêt sur lesquels le législateur devrait me semble-t-il être vigilant. Cela m'amènera alors dans un dernier temps, à suggérer une série de mesures très simples et le plus souvent sans coût financier pour l'État pour permettre d'avancer dans la voie de rapports plus sains entre la haute fonction publique et le secteur privé.

Je débuterai donc mon premier point avec une série d'éléments chiffrés sur les rapports entre la haute fonction publique et le secteur privé. Quand on aborde cette question il semble nécessaire de savoir de quoi l'on parle avec précision. Dans le cadre d'une étude menée pour le compte de l'ENA en 2015, deux chercheurs de mon laboratoire, François Denord et Sylvain Thine, ont produit une enquête statistique sur 1145 énarques diplômés depuis 1983. Cette étude éclairante permet d'emblée de cerner le sujet qui nous concerne ici.

Je vais commencer par donner une première série de chiffres : 78% de ces énarques n'ont jamais exercé de responsabilité en entreprise. Pour ce qui est d'un passage dans le privé : on estime donc que 22% des énarques diplômés depuis 1983 ont déjà rejoint une entreprise publique ou privée au fil de leur carrière. 8% semblent avoir quitté l'État définitivement. Ce taux de mobilité autour de 8% est stable depuis les années 1980. Ajoutons que, quand il s'opère, ce passage dans le privé s'effectue en moyenne autour de la neuvième année après la sortie de l'ENA.

Il est possible que certaines des personnes auditionnées par votre commission s'arrêtent à ces premiers chiffres et considèrent qu'il n'y a donc aucun problème ou qu'on exagérerait les problèmes posés par cette question des rapports entre haute administration et secteur privé. Certains pourraient aussi s'arrêter à l'enquête exhaustive menée par François Xavier Dudouet et Eric Grémont en 2010 qui constataient que si les patrons issus de la haute fonction publique au sens large représentaient 55% en 1997, ce chiffre semblant décliner en 2007, 2008 pour s'établir à 49%. Denord et Thine rappellent que les énarques représentent actuellement seulement 7 des 40 patrons du CAC 40. On pourrait aussi remarquer que seuls 26% des états-majors du CAC 40 venaient de la haute administration en 2007 (pour reprendre les chiffres donnés par Dudouet et Joly en 2010 dans leur article pour la revue Sociologies pratiques)

S'arrêter à ces chiffres pour clamer l'inexistence d'un problème relèverait cependant d'une forme d'illettrisme scientifique. Et ce pour au moins deux raisons. Tout d'abord on ne peut limiter la question des rapports entre privé et public à la question du nombre de haut-fonctionnaires devenus PDG du CAC 40, surtout dans une séquence historique où les grands groupes français anciennement adossés à l'État se sont européanisés voire mondialisés se dotant de PDG ajustés à leurs stratégies. Ensuite car ces chiffres moyens connaissent bien sûr d'importantes disparités selon les corps administratifs.

Pour les énarques inspecteurs des finances, le passage dans le privé au fil de la carrière concerne 75,5% des agents depuis 1983 avec au moins 34% pour lesquels on peut considérer que le passage est définitif ou durable. Je me permets de m'attarder et de redire ce chiffre car il est primordial : 75,5 % des énarques devenus inspecteurs des finances depuis 1983 sont passés par le privé. 34% ont passé plus de temps dans le privé que dans le public.

Pour les énarques auditeurs à la Cour des comptes, 45,3% d'entre eux sont passés au moins temporairement dans le privé et pour 20,3% d'entre eux le passage est durable ou définitif.

Pour les énarques auditeurs au conseil d'État, on estime à 37,7% les agents qui ont expérimenté un passage dans le privé dont au moins 11,5% de façon durable et définitive.

Cette situation comporte un contraste très fort avec le corps des administrateurs civils ou simplement 20,4% des énarques du corps ont depuis 1983 connu un passage dans le privé et seulement 7,6% y sont restés.

Si cette commission sénatoriale souhaite s'attaquer à la question des revolving door, à la question des passages du public au privé, elle doit dès lors trouver un moyen d'orienter le travail des agents qui s'occupent de gérer les carrières des inspecteurs des finances, mais aussi du conseil d'État et de la Cour des comptes. Il serait nécessaire de réglementer le travail opéré par le MS3P, le bureau qui recense les offres du privé pour les agents de Bercy. Il serait également pertinent de demander à M. Patrick Gérard les mesures qu'il envisage pour sensibiliser ses meilleurs élèves à ces réalités qui sont connues par l'ENA depuis au moins deux ans, date de la remise du rapport que je viens de citer.

Comment expliquer cet attrait pour le privé ? La réponse est complexe et plusieurs facteurs sociologiques se cumulent que je vais essayer d'évoquer successivement.

Un premier facteur est celui des origines sociales. On passe généralement rapidement sur celui-ci car on le considère comme déjà connu ou comme étant un critère qu'on ne peut faire évoluer car il reflète les inégalités sociales structurelles de nos sociétés. Je pense qu'il mérite néanmoins qu'on s'y arrête car ces passages par le privé ne sont pas sans lien avec l'origine sociale des énarques. On constate ainsi que plus l'on recrute des énarques dont les parents travaillaient dans le privé et plus il est probable qu'ils quittent l'État. Dit ainsi c'est bien sûr un peu schématique car bien sûr le lien entre l'origine sociale des fonctionnaires et l'orientation dans les carrières administratives est toujours retravaillé, refiltré par les classements de sortie, les primo affectations dans les corps et ainsi de suite. Mais tout de même : le passage en entreprise concerne 34,3% des énarques qui ont père exerçant une profession libérale, 23,8% des énarques qui ont père cadre ou patron du privé contre seulement 13,4% des énarques qui ont un père employé ou ouvrier. Pour le dire autrement, 86,6% des énarques qui ont un père employé ou ouvrier n'iront jamais en entreprise au cours de leur carrière. Or depuis la fin des années 1990, l'ENA a toujours recruté plus de 70% de fils de cadres contre moins de 10% d'enfants d'ouvriers. Il serait sans doute bon que l'on s'interroge sur les groupes sociaux dans lesquels l'État puise pour constituer ses élites administratives. On sait que la question du service public n'est pas perçue de la même façon par tous les groupes sociaux et professionnels et on a, à l'inverse de toute logique des concours qui valorisent aujourd'hui les composantes du capital culturel extérieures à l'État et les plus tournées vers le privé. Les travaux de Jean-Michel Eymeri ont par exemple montré le filtre social important que représentait le concours de l'ENA et notamment l'épreuve du grand oral, véritable épreuve de cooptation sociale. J'ai avec Delphine Serre, spécialiste de la sociologie du travail, écrit un article sur la façon dont les agents de l'État s'orientent au fil de leur carrière en fonction de ce qu'ils ont fait avant d'entrer dans l'État. En compilant des travaux sur tous types de corps administratifs menés ces dix dernières années, on se rend rapidement compte que la question des origines sociales ne joue pas seulement comme un filtre à l'entrée (avoir le concours ou pas) mais elle pèse tout au long de la carrière car les agents administratifs ne s'orientent pas au hasard dans l'espace des carrières qui s'offrent à eux.

J'en viens à un autre facteur probable pour expliquer ces passages dans le privé : celui de l'évolution des formations universitaires antérieures à l'ENA. C'est bien sûr un aspect qui va venir redoubler l'effet de l'origine sociale. Cet attrait pour une sortie de l'État peut en partie s'expliquer pour certaines promotions des années 1990 par une formation antérieure à l'ENA qui est passée par des écoles de commerce ou des formations en économie. Les étudiants ayant suivi des études d'économie représentaient 6% de la promotion diplômée de l'ENA en 1985, ils représentaient 28% en 1998 pour se stabiliser autour de 20% dans la décennie 2000. A l'inverse le droit qui était auparavant la filière initiale de base des élèves (35% de la promotion 1985 avaient fait du droit avant l'ENA) a décliné. Il n'est aujourd'hui un premier pas dans les études supérieures que pour 13% des élèves. Le point notable est aussi que les années 1990 ont vu la part des élèves passés par une grande école de commerce dépasser les 60% dans une logique de multi diplôme visant le passage à Science Po et par une École de commerce. Beaucoup d'énarques PDG sont ainsi en réalité des « énarques / HEC ». Cette mode est un peu passée et la part des étudiants passés par une grande école de commerce présents dans les sommets des classements de sortie a largement diminué tombant sous la barre des 20% depuis le début des années 2000. Néanmoins cela continue de peser sur ces statistiques générales. Si on ne regarde que les énarques qui nous intéressent pour ces histoires de revolving door, c'est-à-dire principalement ceux sortis dans la botte (IF, CE, CC), la part des étudiants issus de Sciences Po Paris frise désormais les 100% et c'est donc aussi sans doute du côté de la façon dont s'effectuent désormais les scolarités du côté de la rue Saint-Guillaume qu'il faudrait prendre le pouls. Quel est le type de formation au service public qui est transmise par Sciences Po aujourd'hui ? Le site internet de Sciences Po est tout heureux d'annoncer que 71% de ses élèves travaillent aujourd'hui dans le secteur privé. Et il serait intéressant de saisir comment ont évolué y compris les formations en droit dans ces institutions. C'est d'ailleurs un travail auquel se sont livrées par exemple les sociologues Emilie Biland et Liora Israël, dont je vous recommande leur article paru en 2011 dans les Cahiers de droit. Cet article montre comment depuis 2007 Sciences Po a opéré - je les cite - « un déplacement d'un savoir sur ce qu'est le droit vers une connaissance de ce que font les juristes » afin de produire des cours « en adéquation à la fois avec les meilleurs standards universitaires internationaux et les besoins de souplesse et de créativité des cabinets d'affaires ».

Maintenant que j'ai évoqué la question des origines sociales et des formations initiales, sans doute un autre facteur explicatif se trouver du côté des déroulés des carrières. J'ai déjà mentionné le fait que les départs vers le privé s'effectuaient en moyenne à ENA +9. Que se passe-t-il à ce moment-là ? Il y a une réflexion à mener sur l'étalonnage des carrières au sein de la fonction publique. Dans les multiples enquêtes que j'ai pu mener sur la haute fonction publique, j'ai été amené à interroger environ une centaine de grands commis (une soixantaine pour ma thèse, une quarantaine pour d'autres enquêtes). Ce qui m'a toujours frappé c'est le caractère extrêmement borné de ces carrières qui devraient s'opérer avec le sentiment d'occuper des fonctions élevées dans la hiérarchie mais semblent au contraire s'effectuer dans une veille permanente de ce que font les « anciens » camarades de promotion. Ce que j'essaie de dire ici c'est que le système de classement de sortie de l'ENA couplé à une cotation implicite des emplois crée en permanence un sentiment de compétition, une course à la distinction permanente qui est un puissant levier de sortie vers le privé. Sortir dans le privé, c'est aussi en apparence sortir d'une gradation administrative des emplois qui vous désigne comme un fonctionnaire « moins bon » ou « moins habile » quand vous ne parvenez pas à enchaîner les passages d'obstacles dans la gestion de votre carrière. Certaines nominations pourtant tout à fait louables sur le plan du service public sont vécues comme de véritables punitions ou disgrâces. Repenser les carrières est un point important si on entend limiter les sentiments de stagnation. Plus on monte dans la pyramide hiérarchique et plus les postes de vraies promotions sont rares et donc plus le privé peut apparaître comme une voie d'attente (qui peut devenir durable) et constituent un moyen, pour ceux qui gèrent les corps, d'abaisser la pression, de diminuer le nombre de candidats potentiels. Ajouter des barreaux intermédiaires dans les échelles de grade ou - encore mieux - multiplier les échelles de comparaison sur lesquelles pourraient s'évaluer les « bonnes » ou « mauvaises » carrières à ENA +4, ENA+ 9 etc. peut sembler une question simplement de ressources humaines. Elle me semble à l'inverse très connectée à la question du turn-over. Elle pose à mon sens à l'inverse la question du maintien d'un intérêt au service public tout au long de la carrière. Une autre piste possible serait de créer des passages obligatoires et valorisés vers des postes à l'étranger à ENA +3 ou +4. Peut-être que cela permettrait d'automatiser un « rattrapage » des classements de sortie et mettrait à nouveau à des postes à responsabilité des anciens élèves d'origine sociale modeste ou ne disposant pas du même réseau que certains de leurs camarades de promotion. Dans un rapport de 2011 rédigé par l'Institut de l'entreprise, un témoin interrogé parlait d'une « surproduction de hauts fonctionnaires », « d'encombrement des parcours de carrière », « d'un enrayement de la promotion des hauts fonctionnaires ». J'ai aussi souvent collecté ce sentiment en entretien. Ne soyons pas pour autant naïfs : pour les Inspecteurs des finances, les membres de la Cour des comptes et du Conseil d'État ou même les anciens élèves des écoles d'ingénieurs, ces discours viennent, bien sûr, surtout justifier et légitimer un saut dans le privé pour des raisons économiques. D'après une enquête du magazine Alternatives Economiques et de l'observatoire des multinationales de juin 2017, 34% des 333 inspecteurs des finances des 40 dernières années ont travaillé dans le secteur bancaire où, on le sait, les salaires peuvent être jusqu'à dix fois supérieurs au public. Avant d'aborder la même question en nous plaçant du côté des firmes, donnons simplement un autre chiffre au passage : une enquête du syndicat des ingénieurs du corps national des Mines citait en 2011 par l'Institut de l'entreprise estimait que « la rémunération des `mineurs' passés dans l'entreprise était de 2 à 2,5 fois supérieure à celles de leurs homologues restés dans l'administration entre 31 et 45 ans ; entre 46 et 60 ans ce multiple était compris entre 3 et 4 ».

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