Intervention de Sylvain Laurens

Commission d'enquête mutations Haute fonction publique — Réunion du 20 juin 2018 à 14h00
Audition de M. Sylvain Laurens maître de conférences à l'école des hautes études en sciences sociales

Sylvain Laurens :

Je vais y revenir dans quelques instants. En ce qui concerne la Commission européenne sur laquelle j'ai travaillé récemment, on est sur un multiple de 1,5/2. Là où le fonctionnaire touchait 7 000 € à la Commission européenne, il va percevoir entre 13 000 et 14 000 € dans le privé.

Ces éléments sur les promotions, les carrières et les corps ayant été donnés, je dois dire que nous n'avons à ce stade que traité une partie du problème. Car pour bien saisir ce qui se joue ici, il faut désormais introduire ce qu'attendent les entreprises de ces hauts fonctionnaires ainsi recrutés.

La figure la plus fréquente dans les scandales liés aux conflits d'intérêt est donc celle de l'ancien responsable administratif ou personnel de cabinet qui passe au privé ou monte son entreprise. Si l'on veut bien mettre de côté pour le moment la question des anciens ministres ou Commissaires européens, on rangera dans ce type de conflit d'intérêt les agents qui - ayant acquis une connaissance intime du fonctionnement d'une bureaucratie particulière - se trouvent en mesure au fil de leur carrière de monétiser (au sens le plus économique qui soit) leur connaissance de l'administration et leur accès à certains agents administratifs toujours en poste. Ce dernier point est peut-être d'ailleurs secondaire car comme le résume bien un responsable d'une fédération patronale de l'agro-alimentaire auparavant passé par la Commission européenne que j'avais pu interroger, ce n'est pas seulement l'enjeu des « gens que l'on connait » qui peut se revendre car « ceux-ci changent » tôt ou tard mais souvent plutôt la compréhension du fonctionnement des institutions qui est stratégique pour les grandes firmes.

Pourquoi ces firmes recrutent-elles des hauts fonctionnaires ?

Rappelons pour commencer que l'administration dispose d'un pouvoir réglementaire qui façonne les cadres de la concurrence commerciale. Internaliser dans une entreprise un ancien agent qui dispose de la connaissance intime de l'administration permet de tenter d'influencer le cadre normatif qui encadre la production de votre marchandise ou la façon dont vous délivrez votre service. Recruter quelqu'un qui vient du public c'est internaliser dans son entreprise quelqu'un qui peut aider à transformer les règles juridiques qui régissent le marché sur lequel vous jouez. Vous ne cherchez plus seulement alors à battre vos concurrents sur le marché à travers vos produits mais vous cherchez à transformer les règles du jeu du marché pour qu'elles tournent à votre avantage.

L'administration c'est aussi un lieu qui délivre d'importantes ressources sous la forme de subventions directes sous la forme de marchés publics, d'appels d'offres etc. Si on regarde comment les choses fonctionnent à Bruxelles, c'est assez frappant : les grands groupes sont des deux côtés du guichet administratif. D'un côté, un groupe comme Accenture a dépensé 1 million d'euros en lobbying en 2013 mais de l'autre il a touché plus de 68 millions d'euros de marchés publics en termes de conseil (accompagnement des politiques publiques etc.). Si on prend la liste des 25 firmes qui ont touché le plus d'argent public européen en 2013 et qu'on la compare à la liste des groupes qui ont dépensé le plus d'argent en lobbying, c'est presque exactement la même. Le lobbying est un investissement très rentable sur le plan économique si on prend en compte l'intégralité de la chaîne de relations entre une firme et l'administration. On dépense de l'argent pour obtenir une représentation politique au plus près de l'administration mais celle-ci se voit rapidement concrétisée sous la forme de prestations que l'on obtient de cette bureaucratie.

Troisième point qui peut aider à faire comprendre cet intérêt à un débauchage des hauts fonctionnaires par le privé ce sont bien sûr les partenariats public-privé. Une bonne part du travail de lobbying consiste à convaincre la haute administration de construire en lien avec des groupes d'intérêts économiques des plates-formes de recherche et développement et de faire financer une partie du tournant écologique ou de l'évolution des normes sanitaires qui entourent vos produits par de l'argent public. Dans le cadre de ces stratégies, internaliser un ancien haut fonctionnaire est le moyen d'obtenir très vite quelqu'un qui va parler le même langage que des interlocuteurs clefs pour la firme. Plus on multiplie les partenariats public-privé ou l'ouverture d'anciens marchés publics ou privés et plus on augmente le besoin d'un recrutement par les firmes d'anciens hauts fonctionnaires.

Si vous ajoutez ces trois dimensions, on comprend mieux pourquoi le débauchage de hauts fonctionnaires est à ce point une pratique courante : elle se nourrit tout autant de logiques propres à la haute administration que de logiques du secteur privé. Il y a aujourd'hui un marché de la revente de la connaissance intime de l'administration. Au niveau des institutions européennes, ce point est encore plus assumé mais il est aussi plus surveillé. Une rapide sociographie des fondateurs de la plupart des boîtes de consulting sur Bruxelles révèle assez sûrement des parcours initiaux du côté des institutions : des agents passés par les Représentations permanentes, les cabinets des commissaires, les fonctionnaires retraités ou (plus rarement) ayant démissionné, anciens agents contractuels... L'administration bruxelloise consomme et rejette un grand nombre d'agents qui sont par la suite disponibles sur le marché du travail des spécialistes des affaires européennes. Les circulations se font d'ailleurs à Bruxelles véritablement dans les deux sens au début et en fin de carrière. Selon une enquête menée récemment par une équipe de chercheurs anglais, on sait que plus de 50% des fonctionnaires de la DG Entreprise actuellement en poste ont travaillé dans le privé avant d'intégrer la Commission.

Pour tenter de limiter ces circulations, la Commission a instauré pour certaines fonctions une période de « cooling-off » interdisant les recrutements immédiats après l'occupation de postes à responsabilité mais les pénalités sont rares. Néanmoins voici les règles qui s'appliquent à Bruxelles en théorie :

Un fonctionnaire de la Commission qui souhaite travailler moins de deux ans après avoir quitté la Commission doit demander une autorisation et informer celle-ci. Si l'emploi en question est lié à l'emploi occupé les trois dernières années avant son départ de la Commission, celle-ci peut s'opposer à l'obtention de ce nouvel emploi.

Les retraités ne peuvent pas exercer d'activités de lobbying vis-à-vis de leur ancien service pendant un an après leur départ.

Les cadeaux de plus de 50 euros ne peuvent être acceptés sans autorisation.

Enfin, les agents doivent signaler à la Commission où sont employés leur compagne ou compagnon.

À partir de ce type de cadres réglementaires supranationaux, il ne serait pas complètement inutile que le législateur se penche sur la façon dont certaines choses aujourd'hui totalement légales en droit français posent néanmoins certains problèmes éthiques. Est-il normal par exemple qu'un ancien ministre des Finances comme Alain Madelin puisse monter un fonds d'investissement (appelé Latour Capital) avec comme co-actionnaire l'énarque Cédric Bannel auparavant en charge à la Direction du Trésor des prises de participations et privatisations, un fonds dont la holding est située en Belgique pour des raisons évidentes de défiscalisation et que ce fonds opère des LBO (Leverage Buy Out) sur Proxyserve une ancienne filiale de la Compagnie Générale des eaux justement privatisée en 1998. Encore une fois rien d'illégal là-dedans en l'état de nos réglementations. On y voit néanmoins comment la connaissance du fonctionnement intime de l'État et de ses anciens services publics peut être mise au service d'opérations financières à des fins d'enrichissement personnel. Comment imaginer que d'avoir conduit les ouvertures en capital depuis la direction du Trésor ne procure pas une connaissance intime des rouages de l'État et de ses services publics qui peut dans le temps d'une deuxième carrière être mise à profit sur le plan personnel ?

J'ai déjà égrainé quelques propositions au fil de ma proposition. Mais je vais terminer cette présentation par une série de mesures possibles autour de cinq chantiers.

La mesure la plus urgente serait sans doute que l'IGF cesse de faire des chartes de déontologie purement symbolique et que le décret relatif au statut particulier du corps des inspecteurs des finances intègre immédiatement des dispositions comparables à celles que j'ai évoqué pour la Commission européenne. Il faut aussi rapidement donner les moyens à la Commission de déontologie de la fonction publique de rendre des avis suivis d'effets. Il faut changer le cadre normatif pour qu'elle puisse aller au-delà de ces 2% d'avis négatifs et le plus souvent non suivis qu'elle s'autorise par an.

Deuxième chantier : renforcer les institutions en charge de la transparence. J'avais déjà été auditionné dans le cadre de la loi Sapin II à l'Assemblée. Je dois dire que j'avais été considérablement déçu de voir qu'aucune des propositions que j'avais pu faire, après d'autres, pour améliorer la précision du registre transparence de la Haute Autorité pour la Transparence de la Vie Publique n'aient été retenues. Pire encore, au terme du lobbying mené par l'AFEP, l'AFCL et des organismes patronaux on se retrouve aujourd'hui avec la création d'une nouvelle agence (l'AFA) qui n'a même pas le statut d'Autorité Indépendante.

On a d'un côté une HATVP qui regarde si les élus et certains hauts fonctionnaires ont touché de l'argent de façon illégale et maintenant, de l'autre côté, une Agence française anticorruption qui regarde si de l'argent part des entreprises pour aller vers des responsables publics. La dispersion des agences est ici synonyme d'une moindre coordination et d'une dispersion des ressources publiques. Reverser l'AFA dans la HATVP serait un premier pas vers une bonne gestion. Bien sûr, il faudrait maintenir la direction de la HATVP du côté du corps de la magistrature. J'ajouterais qu'il serait bien que la HATVP ait une vision interministérielle de ce qui se fait en matière de transparence dans tous les services de l'État. Il est par exemple étonnant que la Base de données « Transparence santé », véritable fichier Sunshine à la française soit totalement déconnecté du registre tenu par la HATVP. Il faudrait également améliorer au plus vite la granularité du registre transparence en obligeant notamment les entreprises de consulting à faire figurer au registre leur actionnariat. Maintenant que le registre est en place, il faut également l'utiliser pour créer de la transparence en cascade. Il serait possible d'interdire l'accès à des rendez-vous avec des députés ou des membres de cabinet ministériel si on n'est pas inscrits dans le registre transparence. On pourrait aussi interdire l'accès à des rendez-vous avec ces personnalités si jamais les entreprises n'ont pas satisfait aux obligations de dépôt légal de leurs bilans comptables auprès du registre du commerce. Trop souvent lorsque l'on entre des noms d'entreprises dans les bases du registre du commerce aucun compte n'a été déposé depuis des années et on ne sait pas de qui il s'agit. Le registre transparence compte aujourd'hui 1600 groupes d'intérêt inscrits mais 40% de ses groupes n'ont pas déposé les données qui leur aient été demandées de renseigner avant le mois d'avril 2018. Si on appliquait les règles en vigueur ailleurs, ces 40% ne devraient plus avoir le droit d'accéder au Parlement. Cette sanction a déjà fonctionné pour certains groupes de consulting qui avaient omis de déclarer certains de leurs clients importants sur Bruxelles. Je pense enfin concernant ce registre transparence qu'il serait utile qu'il intègre aussi les agendas des rendez-vous pris par les ministres et leurs membres de cabinets autour de certains projets de lois en préparation. Le lobbying exercé à l'Assemblée n'est que la partie immergée de l'iceberg. Les textes qui arrivent au Parlement ont déjà été largement façonnées par des consultations réalisées à Bercy ou à Matignon. Rendre les agendas publics a pu être faits au moment des négociations TTIP par les institutions de l'UE donc les solutions techniques existent et cela peut être fait. Cela devrait être fait en France pour les textes de lois qui reviennent de façon cyclique dans l'agenda parlementaire : je pense notamment à la loi de finances. On commence à produire des données sur qui sont les groupes d'intérêt mais il faut qu'on obtienne une meilleure granularité de l'information pour comprendre quelle est l'empreinte normative laissée sur la loi et le règlement.

La troisième série de préconisations que je ferai se situe du côté du renforcement du cadre juridique de la lutte anticorruption. Il serait envisageable d'actualiser la notion juridique de « personne dépositaire de l'autorité publique » qui est à la base de tous les textes anticorruptions. Il faudrait liée cette notion de « personne dépositaire de l'autorité publique » à l'appartenance à un corps et pas seulement à l'occupation d'une position dans l'État.

Quatrième chantier : compliquer les passages dans le privé. Il faudrait réduire à trois ans maximum la durée des détachements depuis certains corps pour obliger à des choix de carrière plus clairs entre public et privé. Il faudrait aussi interdire les retours à certaines positions dans l'État depuis certaines positions occupées dans le privé : je pense notamment à tout ce qui est en lien avec la spéculation boursière, la gestion des produits dérivés etc. On pourrait par exemple interdire d'occuper des positions à l'ACPR ou à certains postes du Trésor après l'occupation de certaines fonctions précises dans le privé. Pour ce quatrième chantier, on peut imaginer bien d'autres leviers tout aussi incitatifs : augmenter le coût du rachat de la pantoufle, jouer sur les annuités minimales passées dans la fonction publique pour obtenir les droits à la retraite pleine et entière, etc.

Cinquième et dernier chantier : il faudrait ouvrir les instances de décision à des observateurs tiers pour briser la logique d'entre soi. Sur le plan des rapports entre IGF, Trésor et secteur bancaire : il serait plus sain d'ouvrir la composition du conseil stratégique de l'Agence France Trésor à des députés et sénateurs de la Commission des Finances ainsi qu'à des représentants de la société civile du type Finance Watch et des syndicalistes qui pourraient introduire un autre point de vue sur la question de la gestion de la dette publique que celle des marchés financiers. Il serait également très sain de faire la même chose pour la CADES (Caisse d'amortissement de la dette sociale) et RFF (Réseau Ferré de France).

Compte tenu des rapports de force entre les grands corps de l'État et le Parlement, je me fais au fond peu d'illusions sur la possibilité que ces cinq chantiers aboutissent. Mais les avoir lister permet déjà d'ouvrir un débat et des pistes de réflexion et je suis disponible désormais pour répondre à vos questions.

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