Intervention de Sylvain Laurens

Commission d'enquête mutations Haute fonction publique — Réunion du 20 juin 2018 à 14h00
Audition de M. Sylvain Laurens maître de conférences à l'école des hautes études en sciences sociales

Sylvain Laurens :

La première chose qu'on récolte auprès des fédérations patronales à Bruxelles, c'est une distance, voire une méfiance vis-à-vis de ce qui se passe dans les parlements. Le Parlement européen est perçu comme un espace incertain, où on va ré-ouvrir les positions critiques, où les ONG vont être présentes. Donc, le gros du travail des lobbyistes que j'ai rencontrés se fait auprès des administrateurs de la Commission européenne où le noyau dur des textes est conçu, puisque c'est la Commission qui a l'initiative de la législation. Leur stratégie consiste à se présenter comme partie prenante à un sujet donné et à tisser des liens de long terme avec les administrateurs qui s'en occupent.

Autre aspect, le moment parlementaire servira surtout à affirmer des positions générales ou de principe, mais on va confier à une agence la mise en oeuvre technique. Par exemple, on dira au parlement que tel ou tel texte est meilleur pour la protection de l'environnement et les spécifications techniques, qui sont le véritable enjeu, interviendront après. C'est donc en amont et en aval du travail parlementaire qu'il est plus intéressant d'exercer le lobbying, plutôt que lors du débat parlementaire.

Comme le résumait un des lobbyistes du secteur du papier industriel que j'avais interviewé, il y a un bon et un mauvais lobbyiste : le mauvais lobbyiste, c'est celui qui amène la position commune de son secteur à un parlementaire, alors que le bon lobbyiste, c'est celui qui va faire produire par l'administration bruxelloise la norme de demain. Par exemple, on fera valoir auprès du régulateur que l'industrie du papier n'est pas très écologique, qu'elle pollue et participe à la déforestation et on va demander s'il est possible de procéder à des expérimentations pilotes de bio-raffinerie pour produire du papier de façon plus verte. À partir de là, le groupe patronal amène 80 % des entreprises de son secteur, la Commission apporte des fonds publics et associe laboratoires et universités. Ce partenariat public-privé existe. Ce lobbying n'a pas pour but la dérégulation d'un marché. Il a pour objectif de faire prendre en charge ses coûts de recherche et développement et d'anticiper le tournant écologique du secteur en préparant la norme qui s'y appliquera demain. Cela permet de déposer un dossier d'antidumping contre, par exemple, le papier asiatique qui ne sera pas produit dans le respect des nouvelles exigences environnementales et de cibler la production low-cost. Pour parvenir à ce résultat, il faut une bonne connaissance du fonctionnement de l'administration bruxelloise et c'est là où l'embauche d'anciens fonctionnaires de la Commission est utile.

Je prends un autre exemple qui est lui aussi réel : vous êtes un jeune fonctionnaire de la DG SANCO (santé et protection des consommateurs) et on vous charge d'un nouvel étiquetage pour une catégorie de médicaments. En face, vous avez un salarié de la fédération des laboratoires pharmaceutiques qui arrive en disant : « je représente 80 % de la profession et on est tous d'accord pour lutter contre la contrefaçon et pour vouloir mettre un hologramme qui indique où la boîte de médicament a été construite ». Vous avez une homologie de situations. Il y a d'un côté quelqu'un qui veut réglementer 80 % d'un marché avec un nouvel étiquetage et de l'autre quelqu'un qui représente ces 80 % et qui propose une solution quasiment clé en main. Cette solution n'est pas proposée pour rien, elle vise à tuer ceux qui font du packaging low cost ou du re-packaging et par-là même un circuit parallèle de circulation des médicaments. Ce qui se joue dans cette relation c'est la compréhension des attentes d'un régulateur, auxquelles le lobbyiste va faire correspondre des dispositifs techniques qui vont protéger des modèles commerciaux.

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