Tout État moderne possède une fonction indispensable de régulation. Elle concerne l'administration publique stricto sensu, mais est aussi nécessaire pour faire démarrer et stabiliser les systèmes largement privés de production industrielle et relations financières ainsi que pour assurer la qualité des produits et services disponibles sur les marchés.
La différence entre les pays développés et les pays dits « en voie de développement » ne se situe ni au niveau de la qualité de l'enseignement ou de la technologie dont ils disposent, mais bien au niveau de la qualité de leur système de régulation interne.
Il existe aux États-Unis, un « service civil », c'est-à-dire une haute fonction publique composée de cadres permanents dont la participation dans les affaires politiques est rigoureusement défendue. Le spoil system, introduit sous la présidence d'Andrew Jackson en 1829, a largement été remplacé au cours des dernières décennies du dix-neuvième siècle, à la suite de l'assassinat du président Garfield. L'expansion de la fonction publique entre les années 1930 et 1970 a indéniablement contribué à la construction de l'État moderne au niveau fédéral, mais il faut admettre que le spoil system restait intact à l'échelle de certains États fédérés ou de grandes villes telles que Chicago jusqu'à beaucoup plus récemment.
Les universités constituent la principale source de recrutement de la fonction publique américaine, qu'il s'agisse des écoles de droit ou des écoles d'affaires publiques, telles que celle du Texas qui me compte parmi ses professeurs. Une bonne partie de mes étudiants intègre directement un service fédéral après leurs études. Selon leurs profils, ils rejoignent, par exemple, le bureau du budget, le service de recherche du Congrès ou le service des affaires étrangères. Il existe néanmoins une part importante d'agents - 7 000 personnes - à la disposition du Président. Il doit, en outre, obtenir l'accord du Sénat pour nommer ceux d'entre eux possédant la qualité de « Officers of the United States ». Cette procédure concernait entre 1 200 et 1 400 agents en 2012.
Ce pouvoir de nomination, prérogative principale de la Maison blanche, est utilisé par tous les présidents, mais est donc limité, dans certains cas, par le Sénat. En 2017, le Sénat a, par exemple, fait obstacle à la nomination de Merrick Garland à la Cour suprême des États-Unis. Ce système permet un contrôle politique important de la bureaucratie fédérale. Il s'opère dans la durée puisque un certain nombre des personnes nommées restent en poste après le remplacement des administrations qui ont procédé à leur nomination.
Ce système mêlant la politique et le professionnel peut donc être qualifié de « mixte ». À travers lui, il est possible de distinguer certaines tendances significatives qui caractérisent la politique américaine actuelle.
Le « revolving door » en est la preuve. Il s'agit du système de circulation des élites issues du secteur privé qui sont nommées par le politique et qui retournent dans le secteur privé après une certaine période de service public. Cette pratique entraine nécessairement une identité d'intérêts entre la tête de la fonction publique et les intérêts du secteur privé dont ces personnes sont issues et où elles ont vocation à revenir. Il est ainsi possible de multiplier les exemples de conflits d'intérêts entre les « professionnels » et leurs maîtres. C'est notamment le cas au sein des services de régulation financière, comme a pu le révéler au monde la grande crise financière. C'est aussi le cas dans les services de protection environnementale dirigés par un ressortissant de l'industrie pétrolière. Les départements en charge de la justice ou des affaires étrangères ne sont guère plus épargnés.
Par comparaison avec les autres pays, le système américain ne bénéficie pas d'une grande différence de résultats même si la circulation des hauts fonctionnaires y est un aspect assez singulier. J'ai pu remarquer une tendance permanente à migrer vers les lobbies chez les agents des services du Congrès où je travaillai il y a quelques décennies en tant que directeur exécutif du comité bicaméral en charge des affaires économiques. Je ne sais pas si cette tendance est encore d'actualité mais j'ai l'impression que les lobbies s'occupent directement de la préparation des textes législatifs depuis un certain nombre d'années au détriment des services du Congrès dont le rôle a diminué depuis les années soixante-dix et quatre-vingt.
Il y a également une tendance à la « reinvention » du gouvernement qui consiste à introduire les principes du marché dans la gestion de ses affaires. Je ne sais pas s'il s'agit d'un phénomène typiquement américain mais cela a pour effet de faire se confondre les rôles de ceux qui font la régulation et de ceux qui la subissent, en matière financière notamment.
J'ai aussi développé le concept d'« État prédateur », dans un ouvrage publié il y a une dizaine d'années. Depuis quarante ans, il consiste à la privatisation partielle des éléments les plus lucratifs de l'État providence, de l'administration de la justice ou des affaires militaires. On peut notamment parler de l'introduction des prisons privées il y a quelques décennies ou de l'emploi des services de mercenaires offerts par la société Blackwater en Irak. Cela n'a rien avoir avec de la privatisation stricto sensu puisqu'il s'agit de modifier les structures de la fonction publique, aux dépens de son efficacité, dans le but d'acheter le soutien politique de certains acteurs du secteur privé. L'introduction de l'« Obama care » en 2010 et le développement des assurances santé à destination de la population est un excellent exemple du genre.
S'agit-il de corruption ? On peut le dire. La situation est d'autant plus curieuse que la haute fonction publique opère dans le cadre de règles particulièrement strictes. D'un côté, il est par exemple interdit à un fonctionnaire d'être invité à déjeuner dans un bistro par un ancien camarade, mais de l'autre il est possible d'introduire l'idée du « too big to fail » en faveur des banques alors que cela peut coûter des milliers de milliards de dollars aux contribuables ! C'est ce que l'on appelle en anglais « straining at gnats and swallowing camels ».
En ce qui concerne le gouvernement de Monsieur Trump, il s'agit d'un gouvernement d'oligarques et de généraux. En général, je préfère les généraux car il s'agit de hauts fonctionnaires qui savent ce qu'est la guerre... Je vous conseille, toutefois, de ne pas prendre modèle de ce gouvernement !