Je suis heureuse de vous présenter aujourd'hui le résultat d'une enquête de la deuxième chambre de la Cour des comptes sur la chaîne des paiements agricoles effectuée à la demande de votre commission. Je suis accompagnée du rapporteur, Sébastien Lepers, de Didier Guédon, conseiller-maître, président de section à la Cour des comptes, qui a assuré le contre-rapport dans ce dossier, Stéphanie Bigas et Claire Aldigé qui ont apporté leur contribution et ont quitté la Cour à la fin de l'année 2017.
Il est important de souligner tout d'abord que le périmètre de l'enquête avait été défini avec MM les rapporteurs spéciaux, Alain Houpert et Yannick Botrel, et portait sur l'organisation de la chaîne de paiement des aides agricoles versées par l'ASP et les refus d'apurement. Le plan de ce rapport ne traite pas successivement de ces trois sujets. Il nous a en effet semblé plus éclairant de montrer comment les difficultés observées dans le paiement de ces aides au cours de la période examinée, marquée par des refus d'apurement et par d'importants retards de paiement, trouvaient notamment leur origine dans l'organisation et le fonctionnement de la chaîne de paiement des aides agricoles relevant non seulement de la responsabilité de l'Agence de services et de paiement, mais aussi du ministère de l'agriculture.
L'instruction a eu lieu au cours de l'année 2017 auprès de l'Agence et du ministère de l'agriculture et de l'alimentation. Outre les services centraux, des entretiens territoriaux ont été conduits avec les services des régions Auvergne-Rhône-Alpes et Occitanie, avec les délégations régionales de l'ASP et les services déconcentrés du ministère de l'agriculture à Lyon et à Nîmes. Elle s'est également appuyée sur les travaux de l'inspection générale des finances et du conseil général de l'alimentation, de l'agriculture et des espaces ruraux (CGAAER) sur les dépenses informatiques de l'ASP.
La contradiction écrite menée avec l'ASP, le ministère de l'agriculture et la direction du budget a été complétée par l'audition en mars 2018 de leurs représentants, ainsi que celle du président de Régions de France. Après avoir été délibéré par la deuxième chambre puis examiné par le comité du rapport public et des programmes, le rapport vous a été adressé, monsieur le président, par le Premier président de la Cour des comptes le 18 juin 2018. Ce rapport intervient à un moment utile dans la perspective de la future politique agricole commune (PAC) dont on a vu les prémices en mai dernier.
Enfin, j'insiste sur l'importance des aides agricoles européennes, qui représentent un enjeu majeur pour l'agriculture, mais aussi financier, car la France est le premier bénéficiaire des aides de la PAC. Pour la programmation 2014-2020, les aides agricoles destinées à la France s'élèvent, d'une part, à 52,3 milliards d'euros, soit environ 7,5 milliards d'euros par an au titre du Fonds européen agricole de garantie (Feaga) - premier pilier - qui finance, entre autres, les paiements directs aux agriculteurs et les mesures de soutien aux marchés agricoles, et, d'autre part, à 11,4 milliards d'euros, soit environ 1,6 milliard d'euros par an au titre du Fonds européen agricole pour le développement rural (Feader) - second pilier - qui contribue au programme de développement rural.
Il s'agit également d'un enjeu de bonne gestion compte tenu des risques financiers encourus et des coûts de gestion à supporter.
À ce titre, les premières années de cette programmation ont été marquées par deux difficultés majeures : d'importantes corrections financières ont été notifiées en 2015 à la France par la Commission européenne ; des retards ont affecté certains des paiements des aides directes surfaciques du premier pilier, mais plus encore du second pilier, dont ont pâti les agriculteurs.
On comprend dès lors que votre assemblée se penche sur les raisons qui ont conduit à cette situation en s'intéressant à la chaîne de paiement des aides agricoles.
J'en viens aux trois principaux messages du rapport.
Tout d'abord, des refus d'apurement coûteux pour le budget de l'État, résultent principalement de problèmes de conformité. Avec 2,35 milliards d'euros entre 2007 et 2016, la France est l'État membre qui a enregistré le montant le plus élevé de corrections financières à la suite d'apurement. Ces corrections sont compensées par l'État aux organismes payeurs et pèsent donc sur le budget général. Ainsi, l'exécution du budget de l'agriculture pour les exercices 2015, 2016 et 2017 a été fortement affectée, faute d'inscription des crédits nécessaires en loi de finances initiale, contrairement aux recommandations de la Cour. Cette sous-budgétisation faisait partie des éléments d'« insincérité » soulignés par la Cour dans son audit des finances publiques de juin 2017.
Ces refus d'apurement sont la conséquence de l'inadaptation de la réglementation française et de l'insuffisance des contrôles. Si les responsabilités fonctionnelles liées aux apurements de conformité sont difficiles à établir, il n'en demeure pas moins qu'elles reposent sur le ministère de l'agriculture et de l'alimentation du fait de son rôle dans l'établissement des règles et l'organisation de la chaîne de paiement.
Pour ce qui est des responsabilités juridiques respectives des régions et de l'État, elles n'ont pas encore été formalisées. Les régions, autorités de gestion, sont, selon la loi, responsables des corrections financières, mais demandent à aménager cette règle compte tenu des compétences étendues que conserve l'État.
Les défaillances du registre parcellaire graphique, sur la base duquel repose le calcul des aides surfaciques, sont à l'origine des refus d'apurement massifs. En effet, l'obsolescence de ce registre explique les deux tiers des 3,5 milliards d'euros de refus d'apurement que la Commission envisageait initialement de notifier à la France fin 2014. Finalement, ce montant a été ramené à 1,08 milliards d'euros, selon la décision ad hoc 47, du 7 janvier 2015, et ce après la mise en oeuvre par l'État d'un plan coûteux.
La nécessité de refonte totale du registre parcellaire graphique a ensuite contribué aux retards de paiement des aides surfaciques du Feaga et d'une grande partie des aides du Feader, et ce pendant plus d'un an. Ces retards de paiement ont beaucoup pesé sur les agriculteurs en 2015 et 2016, et leurs conséquences se sont poursuivies en 2017. Ce sont en particulier les aides relatives à campagne de la PAC 2015, payables sur 2016, qui ont dû être reportées en partie en 2017. Les paiements agricoles ont ainsi baissé de 13 % entre 2015 et 2016, l'écart de 1,2 milliard d'euros touchant moins le Feaga - 449 millions d'euros - que le Feader - 757 millions d'euros -, car la priorité avait été donnée aux paiements des aides du Feaga, soumises à une date limite de paiement dont le non-respect est sanctionné par des corrections financières.
Les retards de paiement observés sur le Feader ont été d'autant plus sensibles qu'ils concernaient des aides dont la gestion a été transférée aux régions, mais aussi des aides symbolisant les nouvelles orientations de la PAC comme les mesures agroenvironnementales et climatiques, les Maec, et l'agriculture biologique. Ces retards ont pesé sur des exploitations fragilisées, nécessitant la mise en place de dispositifs transitoires avec l'apport de trésorerie remboursable.
Ils ont également conduit à adapter les outils informatiques, dont les fonctionnalités dégradées sont susceptibles d'avoir un impact sur de futurs refus d'apurement. Ils ont aussi eu pour effet de désorganiser les contrôles sur place, augmentant les risques de corrections financières. Ainsi, si l'Agence de services et de paiement devrait avoir résorbé à la fin de l'année 2018 tous ses retards de paiement, des risques de refus d'apurement subsistent sur les campagnes 2015 et 2016. Afin de maîtriser ces risques, la Cour préconise un suivi plus fin des refus d'apurement et un plan d'action pour réduire les facteurs aggravants. Au-delà de ces mesures immédiates, il faut agir sur les dysfonctionnements à l'origine des retards de paiement et des refus d'apurement.
L'organisation et les dispositifs d'aide multiples sont complexes ; il conviendrait de les simplifier. Ses dysfonctionnements tiennent d'abord à la complexité de la chaîne de paiement des aides du Feaga et du Feader, du fait de l'imbrication des responsabilités entre les différents acteurs : l'ASP, le ministère de l'agriculture et, depuis 2014, les régions. Actuellement, l'instruction des demandes n'est pas réalisée directement par l'ASP, celle-ci délégant cette tâche aux directions départementales des territoires et de la mer qui relèvent du ministère de l'agriculture. La reprise par l'ASP des tâches d'instruction et de contrôle lui permettrait de mieux exercer ses missions, ce qui impliquerait le transfert des personnels correspondants. Cette recommandation de la Cour est ancienne et figure dans le rapport sur l'organisation territoriale de l'État.
De plus, la régionalisation du Feader présente un caractère inabouti. Les régions sont autorités de gestion, mais l'État a conservé des prérogatives quant à la définition du cadre national pour une grande partie des aides des régions. Il lui revient aussi d'assurer une large part des cofinancements des programmes de développement rural régionaux.
De façon générale, le pilotage de cette politique est délicat, car les moyens ne sont pas retracés dans un document d'ensemble. Et les rapports annuels de performance de la mission « Agriculture, alimentation, forêt et affaires rurales » ne sont pas exhaustifs. Le coût de gestion des aides agricoles est estimé à 343 millions d'euros pour les deux piliers en 2017, mais il n'intègre ni le coût des refus d'apurement pour le budget de l'État ni le coût supporté par les régions qui ont recruté des personnels supplémentaires. À l'avenir, ces coûts gagneraient à être mieux documentés et à englober l'ensemble des dépenses.
Au-delà, les dispositifs d'aide dans le cadre de la PAC 2014-2020 sont très complexes : concernant le Feaga, je vous renvoie au tableau n°4 de la page 40 du rapport qui montre clairement les modalités d'adaptation des dispositifs à de multiples situations ; s'agissant du Feader, le paysage des aides s'est complexifié, puisqu'on est passé de six programmes de développement rural régionaux à 29. Les outils informatiques Isis et Osiris ont dû être adaptés à cette complexité croissante.
Dans le cadre de la préparation de la prochaine PAC, la Cour recommande que l'adaptation des mesures d'aides à la diversité des réalités agricoles prenne plus en compte les exigences des contrôles liés à la réglementation européenne et le coût de leur mise en oeuvre. Nous suggérons que l'ASP soit associée à l'élaboration des mesures réglementaires, pour une meilleure prise en compte des questions opérationnelles.
Pour conclure, l'insuffisante préparation de la France à la mise en place d'un dispositif approprié de paiement des aides de la programmation 2014-2020, doit inciter les autorités françaises à tirer les leçons de cette expérience pour préparer la prochaine programmation 2021-2027. Les sept recommandations formulées par la Cour, qui figurent à la page 11 du rapport, sont inspirées par deux objectifs : la clarification des responsabilités et la simplification des dispositifs.