Intervention de Jean-Raymond Hugonet

Commission de la culture, de l'éducation et de la communication — Réunion du 17 octobre 2018 à 9h40
Pass culture — Communication

Photo de Jean-Raymond HugonetJean-Raymond Hugonet :

Lorsque nous avons examiné les crédits de la mission « culture » pour 2018 en novembre dernier, nous avions tous fait part de nos inquiétudes au sujet du Pass culture. Il faut dire que les écueils constatés en Italie avec le bonus cultura étaient peu rassurants. Notre collègue, Sylvie Robert, rapporteure pour le programme 224, avait alors dressé la liste des principales interrogations soulevées par ce projet. Nous les avons depuis affinées au fil des discussions que nous avons eues entre nous au sein du groupe de travail sur le Pass culture. Plusieurs questions se posent.

La première d'entre elle concerne évidemment l'objectif assigné au Pass culture. S'agit-il d'assurer un accès à la culture, quel qu'il soit, à chaque jeune, ou plutôt d'éveiller le goût de la culture chez les publics qui en sont les plus éloignés ou davantage encore de diversifier les pratiques culturelles des jeunes ? Je ne crois pas trahir la position de notre commission en affirmant que c'est la troisième hypothèse vers laquelle il nous semble que le Pass culture devrait tendre. C'est le seul moyen pour combattre aujourd'hui l'uniformisation des pratiques culturelles de la jeunesse.

L'une des difficultés, c'est que le Pass culture est conçu comme l'aboutissement du parcours d'éducation artistique et culturelle du jeune, alors que la politique d'éducation artistique et culturelle, en faveur de laquelle nous plaidons depuis plusieurs années, n'en est encore qu'à ses balbutiements. Ce qui soulève immédiatement une autre question : comment concilier la liberté de choix du jeune et la promotion de la diversité culturelle ?

Au sein du groupe de travail, nous sommes convenus qu'il serait indispensable de fixer un certain nombre de plafonds de dépenses, afin d'éviter que les jeunes ne puissent utiliser l'intégralité de leur porte-monnaie électronique sur les mêmes activités ou le même type de biens culturels et qu'une prépondérance ne se dessine, de facto, en faveur de l'offre numérique.

Il nous est également apparu nécessaire que l'application soit éditorialisée et que le Pass culture comporte des outils de médiation permettant d'accompagner le jeune dans ses choix et de l'ouvrir peu à peu à d'autres horizons culturels. Il faut que le Pass culture s'appuie sur des relais (au lycée, à l'université, dans les établissements culturels, au sein des maisons de la culture...), faute de quoi il risque d'être si ce n'est mal, du moins sous-consommé.

Nous nous sommes également tous exprimés en faveur du fait que le Pass culture puisse favoriser les pratiques artistiques.

D'autres questions nous ont également animés au sein du groupe de travail, telle comment garantir à chaque jeune une offre équilibrée sur le territoire, y compris à ceux situés dans les quartiers de la politique de la ville et dans les zones rurales ? L'inquiétude est forte que cet outil ne vienne, au final, renforcer les inégalités territoriales en ne donnant aucune possibilité nouvelle aux jeunes des zones dites « blanches de la culture », dans lesquelles le manque d'équipements culturels constitue le principal frein à l'accès à la culture, alors même que l'objectif initial annoncé par la ministre de la culture est de « combattre la ségrégation culturelle ». Pour ces jeunes, l'offre numérique ne peut constituer la seule alternative, d'autant qu'il n'est pas rare que ces zones blanches de la culture soient aussi celles qui connaissent des difficultés en termes de couverture numérique. C'est pourquoi la mise en place du Pass culture appelle nécessairement une réflexion sur la manière de faciliter les transports ou d'assurer une meilleure couverture numérique du territoire.

Nous nous sommes également interrogés sur le financement de cet instrument. Il nous paraîtrait inacceptable qu'une place centrale puisse être accordée aux GAFAN en contrepartie de leur financement. Nous nous inquiétons également que le montant d'autres crédits budgétaires, à commencer par ceux dédiés à la création, ne soient amputés au profit du financement du Pass culture. Ce serait évidemment totalement contre-productif puisque le Pass culture n'aurait aucun sens sans artistes ou lieux de culture dignes de ce nom.

Nous avons également abordé la question de l'articulation du Pass culture avec les instruments équivalents mis en place par un certain nombre de collectivités territoriales. Il nous paraîtrait regrettable que l'arrivée du Pass culture ne vienne sonner le glas de ces dispositifs, soit en leur faisant concurrence, soit en les absorbant. C'est d'autant plus vrai qu'un certain nombre de ces instruments concernent des publics issus de tranches d'âge légèrement différentes ou ne se limitent pas à la seule culture pour englober les activités sportives et de loisirs.

Enfin, qui dit application mobile géolocalisée, puisque c'est la forme que la ministre de la culture a annoncé que le Pass culture devrait prendre, soulève la question de la protection des données personnelles des utilisateurs. La ministre a en effet indiqué que l'application avait vocation à être à la fois un « GPS de la culture » et le « premier réseau social culturel » dans notre pays. Elle doit fonctionner sur la base d'un algorithme tendant plutôt à inverser les préférences culturelles du jeune pour encourager la découverte et la diversification de ses pratiques culturelles. Quid du fonctionnement exact de cet algorithme, du stockage de ces données, de leur éventuelle utilisation ou cession ? S'il est bien un domaine dans lequel l'État doit se montrer exemplaire, c'est bien en matière de respect des données personnelles. Je sais que Sylvie Robert est très sensible à cet enjeu et compte creuser ce sujet auprès de la CNIL au sein de laquelle elle siège.

Est-ce pour tenir compte des nombreux doutes exprimés ici et là à l'encontre du Pass culture ? Toujours est-il que la ministre de la culture, Françoise Nyssen, a décidé en février dernier de mettre sur pied un comité d'orientation pour l'aider à affiner les contours de cet instrument. Il est composé d'une quarantaine de personnalités - artistes, responsables d'établissements culturels, partenaires comme la SNCF, élus locaux et nationaux. Je siège en son sein en tant que représentant du Sénat et M. Bruno Studer y représente l'Assemblée nationale.

Depuis le mois de mars, Françoise Nyssen a réuni le comité à trois reprises. Ces réunions ont été l'occasion d'interroger les participants sur un certain nombre de questions fondamentales :

- la nature des offres culturelles disponibles sur le Pass culture face au souhait exprimé par les jeunes d'intégrer les jeux vidéo, la gastronomie ou les voyages linguistiques et culturels dans le champ du dispositif - pour l'expérimentation, il a été décidé de l'ouvrir à toutes les offres susceptibles de contribuer à l'ouverture culturelle et intellectuelle des jeunes, ce qui inclut également les jeux vidéo ou les séjours touristiques ;

- l'âge des bénéficiaires du porte-monnaie électronique et le délai octroyé à ceux-ci pour le dépenser - c'est bien l'âge de 18 ans qui devrait, au final, être retenu ;

- ou encore la fixation de plafonds de dépenses par catégorie d'activités avec, en particulier, la question de la place à accorder à l'offre numérique.

Ces réunions ont aussi été l'occasion pour la ministre de la culture de nous tenir informés de l'état d'avancement de la mise en oeuvre du projet et des orientations qui se dessinaient. Elle a beaucoup insisté sur le fait qu'elle concevait le Pass culture non seulement comme un service aux jeunes, mais également comme un service à la culture. Cet objectif l'aurait conduit à assigner au Pass culture trois finalités :

- ouvrir le champ des possibles du jeune,

- encourager la pratique collective,

- et favoriser la pratique artistique.

La physionomie du Pass et la conception de l'algorithme en découleraient.

En ce qui concerne le plafonnement des dépenses, la ministre a ainsi précisé à l'occasion de ces réunions que les dépenses pour des activités favorisant la pratique artistique ou l'achat de places de théâtre ne seraient pas plafonnées. En revanche, le plafond de dépenses pour les biens culturels devrait être fixé à 100 euros ; celui pour les services culturels en ligne à 200 euros, ce qui correspond en moyenne à deux abonnements à des plateformes en ligne.

Elle a également indiqué que les offres seraient éditorialisées avec l'idée de favoriser en premier lieu l'offre culturelle publique, c'est-à-dire l'offre des opérateurs de l'État ou des acteurs culturels soutenus par l'État et les collectivités territoriales.

Elle a également garanti à plusieurs reprises qu'aucun euro ne serait donné aux GAFAN. Amazon devrait être écarté des bénéficiaires, puisqu'il a été décidé de limiter la possibilité d'acquisition de livres au retrait de livres physiques dans un point de vente culturel, de manière à favoriser les librairies.

À ce stade, le Pass culture reste en phase d'expérimentation. Un premier test, à visée avant tout technique, a été organisé dans les cinq départements pilotes (Bas-Rhin, Finistère, Guyane, Hérault et Seine-Saint-Denis) entre mai et août auprès de 500 utilisateurs, avec des offres proposées par 300 lieux et partenaires culturels. D'après le ministère de la culture, ce test a permis d'identifier un certain nombre de défis spécifiques à chacun des départements concernés, en particulier le manque d'offres et les difficultés de transport en Guyane, l'accessibilité de l'offre culturelle dans les zones rurales dans le Finistère, l'Hérault et le Bas-Rhin, ou la question de la sensibilisation à l'offre culturelle en Seine-Saint-Denis. Le test aurait été plutôt concluant et aurait montré que le Pass permettrait de révéler une offre existante, mais souvent méconnue.

Une nouvelle phase d'expérimentation, plus opérationnelle doit désormais débuter dans les jours à venir et s'étendre jusqu'au mois d'avril 2019. Elle devrait porter sur 10 000 jeunes dans les cinq départements pilotes, qui ont été recrutés avec la volonté de réunir différents profils : élèves et étudiants émanant à la fois des zones urbaines et rurales, travailleurs, chômeurs...

La prochaine réunion du comité d'orientation, prévue en décembre, doit aborder des sujets cruciaux, puisqu'elle devrait être consacrée aux modalités de financement du Pass culture. Vous vous souvenez sans doute que le projet pourrait coûter chaque année quelque 450 millions d'euros, dont une partie seulement, de l'ordre de 140 millions d'euros, devrait être financé par le budget de l'État. 34 millions d'euros sont inscrits dans le projet de loi de finances pour 2019, à mettre en regard des 5 millions d'euros octroyés cette année.

Toutefois, 80 % du budget devrait provenir des acteurs privés. L'espoir est que les acteurs privés acceptent de consentir des rabais importants pour toucher de nouveaux publics et les fidéliser à leurs offres. Le ministère a laissé entendre qu'il souhaitait que la remise qui serait consentie par les partenaires privés sur leurs offres ne soit pas forcément appliquée à ladite offre mais plutôt utilisée pour permettre de faire figurer d'autres offres participant à l'objectif d'ouverture culturelle et intellectuelle des jeunes, de manière à créer un système vertueux.

D'autres partenaires pourraient également être intéressés par le dispositif, à l'image des banques, ce qui soulève la question des contreparties qui leur seront accordées en échange de leur financement.

L'enjeu est loin d'être anodin. Une chose est sûre, c'est que le Gouvernement paraît déterminé à faire aboutir ce projet qui constituait l'une des promesses de campagne du Président de la République. La ministre de la culture l'a qualifié de « chantier culturel du quinquennat ». Je ne vous cache pas que j'ai parfois des doutes sur la capacité d'inflexion du comité d'orientation et la réelle volonté de concertation du Gouvernement sur ces sujets. Compte tenu du calendrier budgétaire, il est particulièrement regrettable que les questions financières ne soient abordées au sein du comité d'orientation qu'une fois que la représentation nationale aura voté les crédits budgétaires pour 2019. Nous devions auditionner la semaine dernière, dans le cadre du groupe de travail, l'un des directeurs de l'association de préfiguration chargée de l'ingénierie financière et juridique du Pass culture, la fameuse « start-up d'État », pour évoquer, entre autres, avec lui, la question du financement dans la perspective des prochaines discussions budgétaires. La ministre a fait reporter l'audition dans la nuit qui a précédé, au motif qu'elle allait être auditionnée prochainement à l'Assemblée nationale sur le projet de loi de finances et qu'elle souhaitait être la première à évoquer officiellement l'expérimentation du Pass devant des parlementaires. Outre qu'on peut regretter que la primeur soit systématiquement donnée aux députés, alors que nous avons mis en place un groupe de travail sur cette question, il est regrettable que notre commission ne puisse pas bénéficier de l'information la plus complète possible sur ce sujet ô combien important en matière de politique culturelle lorsque nous en faisons la demande, alors même que toutes les précautions avaient été prises pour recueillir l'accord de la ministre sur le principe de cette audition au préalable.

Nous aurons évidemment l'occasion d'aborder de nouveau la question dans quelques semaines lorsque nous examinerons les crédits de la mission « culture ».

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