La commission des lois est appelée aujourd'hui à se prononcer sur la proposition de loi visant à prévenir les violences lors des manifestations et à sanctionner leurs auteurs, déposée par notre collègue Bruno Retailleau et plusieurs sénateurs du groupe Les Républicains.
Cette proposition de loi repose sur un constat, partagé par tous : celui d'une radicalisation des actes de violence et de dégradation commis lors des manifestations se déroulant sur la voie publique. Aucun d'entre nous n'a oublié les scènes qui se sont déroulées à Paris en marge de la manifestation du 1er mai dernier.
Les débordements et la présence de « casseurs » dans les manifestations ne sont, certes, pas nouveaux, mais force est de constater que les pouvoirs publics sont aujourd'hui confrontés à la montée en puissance de groupuscules ultraviolents, notamment désignés sous le terme de black blocs, qui nuisent au libre exercice du droit de manifester sur notre territoire. Ces entités éphémères, qui se créent et disparaissent à l'occasion de chaque manifestation, ont en effet pour unique objectif de se fondre aux cortèges pacifiques en vue de commettre des dégradations et des violences.
Il serait erroné de dire que nous sommes, face à ces phénomènes de violence, complètement démunis. Au cours des vingt dernières années, le législateur a en effet renforcé le cadre juridique de maintien de l'ordre en créant de nouveaux outils destinés à prévenir, le plus en amont possible, les débordements dans les manifestations publiques : l'autorité administrative s'est ainsi vu doter de nouvelles prérogatives, parmi lesquelles la possibilité, lors des manifestations, de recourir à la vidéoprotection ou d'interdire le port et le transport d'objets pouvant constituer une arme ; le législateur a, d'autre part, renforcé l'arsenal répressif, en créant une série d'incriminations spécifiques destinées à sanctionner les faits troublant ou susceptibles de troubler l'ordre public commis à l'occasion d'une manifestation, notamment le délit de participation à un groupement violent créé par la loi du 2 mars 2010.
Nous sommes ainsi progressivement passés d'une logique de masse, qui se traduisait par un traitement global de la manifestation, à une logique plus « chirurgicale », qui vise à écarter de la foule les individus perturbateurs ou les « casseurs », tout en permettant aux cortèges pacifiques de continuer à manifester.
Force est toutefois de constater que la systématisation et la radicalisation des violences nous conduisent aujourd'hui à questionner l'efficacité de cet arsenal juridique.
La volonté de judiciariser le maintien de l'ordre et de mieux appréhender, sur le plan pénal, les débordements à l'occasion d'une manifestation se heurte en effet, dans la pratique, à des difficultés opérationnelles majeures. Les contraintes liées au maintien de l'ordre nuisent très souvent à la qualité des procédures diligentées ainsi qu'à la collecte des preuves qui permettraient d'imputer les infractions constatées aux personnes interpellées.
Qui plus est, la présentation en masse de personnes interpellées aux autorités de police judiciaire n'est généralement pas compatible avec le cadre juridique inhérent au placement en garde à vue.
Or, faute d'éléments de preuve ou de procédure solides, les parquets sont, bien trop souvent, contraints de prononcer des classements sans suite.
Les difficultés à engager des procédures judiciaires sont exacerbées lorsqu'il s'agit de black blocs, car ceux-ci recourent à des modes d'action spécifiques, conçus pour entraver l'intervention des pouvoirs publics. Il est ainsi particulièrement difficile d'interpeller les black blocs au cours d'une manifestation, en raison de leur capacité à se fondre rapidement parmi les manifestants pacifiques, après avoir abandonné voire brûlé leurs équipements. Il n'est pas plus aisé de les identifier a posteriori, via des images de vidéoprotection, car ils agissent masqués et vêtus de noir.
Sans avoir pour ambition de résoudre l'ensemble des difficultés soulevées, qui, pour partie, relèvent de l'organisationnel, la proposition de loi dont nous sommes saisis vise à y apporter une première série de réponses et à faciliter l'action des pouvoirs publics à l'égard de ces groupuscules ultraviolents.
Cette proposition de loi comporte trois volets.
Son premier volet, composé des trois premiers articles, est préventif : il vise à doter l'autorité administrative de nouveaux instruments destinés à prévenir, le plus en amont possible, l'infiltration des manifestations pacifiques par des individus violents.
En premier lieu, il confère au préfet la possibilité de diligenter, par arrêté, un contrôle des effets personnels des passants dans le périmètre ou aux abords d'une manifestation, lorsqu'il existe des risques de troubles graves à l'ordre public. Ces contrôles comprendraient des palpations de sécurité et des fouilles de sacs et ne pourraient s'effectuer qu'avec le consentement des personnes contrôlées. Il n'est en revanche pas prévu que des contrôles d'identité et des fouilles de véhicules puissent être réalisés. Il s'agit, à quelques différences près, d'une extension des périmètres de protection que nous avons créés dans la loi du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme.
En deuxième lieu, la proposition de loi vise à autoriser les préfets à prononcer, à l'encontre de toute personne susceptible de représenter une menace d'une particulière gravité pour l'ordre public, une interdiction de participer à une manifestation, assortie, le cas échéant, d'une obligation de « pointage » auprès d'un représentant de l'autorité publique.
L'interdiction de manifester n'est pas inconnue de notre droit, mais elle n'existe, actuellement, qu'à titre de peine complémentaire, pour une durée de trois ans. Il s'agirait, ici, d'en faire une mesure administrative préventive, mais en limitant sa durée de validité à une seule manifestation. Il s'agit d'ailleurs d'une proposition qu'avait faite, en 2015, notre ancien collègue député Pascal Popelin dans son rapport au nom de la commission d'enquête de l'Assemblée nationale relative au maintien de l'ordre !
Enfin, les auteurs de la proposition de loi proposent la création de fichiers départementaux recensant l'ensemble des mesures d'interdiction de manifester, qu'elles soient prononcées dans un cadre judiciaire ou administratif, afin d'en faciliter le suivi, notamment à l'occasion des contrôles de police.
Ces mesures, j'en suis consciente, confèrent à l'autorité préfectorale de larges prérogatives. Mais elles ont le mérite de permettre d'écarter, avant même que la manifestation ne débute, les individus qui sont animés par la seule volonté de commettre des dégradations. Il ne s'agit en aucun cas de porter atteinte à la liberté de manifester, mais, au contraire, d'en garantir le libre exercice pour les manifestants pacifiques, en évitant qu'ils ne soient pris en otage par une poignée d'individus désireux de se livrer à une action violente !
La création de ces mesures présenterait également l'avantage de compléter l'arsenal juridique à disposition de l'autorité préfectorale et ainsi de permettre une réponse graduée en cas de menace à l'ordre public. Car il est préférable, j'en suis convaincue, d'empêcher quelques individus violents de manifester plutôt que d'interdire la tenue d'une manifestation !
Pour l'ensemble de ces raisons, je vous proposerai d'adopter ces trois mesures, sous réserve de plusieurs garanties destinées à en assurer la proportionnalité. C'est l'objet des amendements que je présenterai.
Le deuxième volet de la proposition de loi comprend plusieurs dispositions pénales afin de sanctionner plus sévèrement les auteurs de violences et de dégradations dans les manifestations sur la voie publique.
Il vise tout d'abord à ériger en délit la dissimulation volontaire du visage dans une manifestation, qui est actuellement punie d'une contravention de 5e classe.
Il tend, par ailleurs, à élargir l'infraction de participation à une manifestation ou à une réunion publique en étant porteur d'une arme, afin de viser non seulement le port d'armes, mais aussi le port d'armes par destination et de fusées et artifices.
Enfin, plusieurs dispositions renforcent notamment la peine complémentaire d'interdiction de manifester.
Comme pour le volet préventif, je vous proposerai d'adopter ces dispositions pénales, sous réserve de plusieurs amendements qui visent à préciser le texte, dans un souci de garantir le respect des principes de légalité des délits et des peines et d'intelligibilité et de clarté de la loi pénale.
Le dernier volet de la proposition de loi, qui correspond à l'article 7, tend à réformer le régime de la responsabilité civile applicable en cas de dommages causés dans le cadre d'une manifestation sur la voie publique.
Il instaure une présomption de responsabilité civile « collective » des personnes condamnées pénalement pour des infractions commises à l'occasion d'une manifestation, y compris pour des dommages sans lien avec la faute commise par chacune de ces personnes.
Cette disposition est, sans aucun doute, celle qui soulève le plus de difficultés dans le texte. C'est pourquoi je me permets, avant même la discussion des amendements, d'insister sur ce point.
Cette disposition appelle, tout d'abord, de nombreuses réserves constitutionnelles, dans la mesure où elle permettrait de reconnaître la responsabilité d'un individu pour des dommages qu'il n'a pas causés.
Elle risquerait, ensuite, d'affaiblir la protection des victimes : en effet, il existe actuellement un régime de responsabilité sans faute de l'État pour tous les dommages commis lors des manifestations sur la voie publique, ce qui garantit un remboursement des victimes. En créant un régime concurrent de responsabilité, qui plus est à l'encontre de personnes dont il y a fort à penser qu'elles seraient insolvables, nous ne sommes pas certains des effets engendrés, surtout que les victimes se portent rarement partie civile : il convient de garder le principe d'une responsabilité sans faute de l'État.
C'est pourquoi je vous proposerai, dans mes amendements, de réécrire cet article 7, dans le but d'inscrire dans la loi la possibilité pour l'État de se retourner contre les auteurs des dommages. Il s'agit ainsi de s'assurer que les responsables, sur le plan pénal, de ces dommages participent effectivement à l'indemnisation des victimes.