Intervention de Robert Ophèle

Commission spéciale retrait Royaume Uni de l'UE — Réunion du 16 octobre 2018 à 14h05
Audition sur les conséquences du brexit sur les services financiers de M. Robert Ophèle président de l'autorité des marchés financiers amf Mme Marie-Anne Barbat-layani directrice générale de la fédération bancaire française fbf ainsi que Mm. Arnaud de Bresson délégué général et alain pithon secrétaire général de paris europlace

Robert Ophèle, président de l'Autorité des marchés financiers (AMF) :

La plupart des activités financières sont des activités fortement réglementées. Le statut de pays membre de l'Union européenne implique l'accès au marché unique grâce au passeport financier. Cela signifie à la fois la liberté de fournir des prestations de services et la liberté d'établissement. Le passage du statut de pays membre au statut de pays tiers constitue donc une rupture majeure pour le Royaume-Uni, qui risque d'affecter le droit des acteurs financiers britanniques de proposer de nouveaux services dans l'Union européenne, mais qui s'avère également problématique pour le stock de contrats en cours entre les acteurs financiers du Royaume-Uni et ceux de l'Union européenne. Compte tenu de l'importance de la place de Londres et de la densité de ses relations avec l'Union européenne, cette rupture est d'ordre systémique. Vu la diversité des services, des acteurs financiers ainsi que le nombre élevé de réglementations, tant européennes que nationales, la situation appelle une analyse détaillée, afin de mesurer les conséquences effectives du Brexit et de permettre ainsi aux autorités publiques de prendre les bonnes décisions pour en assumer ou en réduire la portée. En cas d'absence de période transitoire, de no deal Brexit, ces décisions devront être prises avant mars 2019 et elles devront être annoncées suffisamment tôt, voire dans les jours qui viennent pour certaines d'entre elles, pour que les acteurs privés puissent les prendre en compte. Avec la transformation du Royaume-Uni en pays tiers, les établissements installés au Royaume-Uni perdront leur passeport financier et bénéficieront donc, au mieux, d'un accès aux marchés nationaux en fonction des réglementations nationales. La plupart des contrats en cours pourront se poursuivre, mais les nouveaux contrats sont prohibés. Dans certains cas, les établissements pourraient récupérer un accès au marché unique grâce à une équivalence du régime de pays tiers, reconnue par la Commission européenne, avec un enregistrement de l'établissement auprès de l'European Securities and Markets Authority (ESMA) - l'Autorité européenne des marchés financiers. Il pourrait aussi être possible de garder une clientèle dans l'Union européenne dans le cadre d'une reverse solicitation, la commercialisation passive, lorsque c'est non pas l'établissement qui démarche le client, mais celui-ci qui lui demande un service.

Le Brexit aura tout d'abord des conséquences pour la gestion collective, qui est constituée des organismes de placement collectif en valeurs mobilières (OPCVM) et des fonds d'investissement alternatifs (FIA). Les premiers sont des produits ouverts, alors que les seconds sont beaucoup plus spécialisés. Les OPCVM sont régis par une directive d'harmonisation minimale, et les régimes nationaux sont, par construction, assez différents les uns des autres. Si une entreprise du Royaume-Uni veut continuer à proposer un OPCVM dans l'Union européenne, elle devra le transférer dans un pays de l'Union et y installer une société de gestion, quitte à déléguer la gestion du fonds à une entité au Royaume-Uni. On assiste d'ailleurs actuellement à ce mouvement : un certain nombre de sociétés de gestion britanniques se sont installées dans l'Union, par exemple au Luxembourg, tout en déléguant l'essentiel de la gestion des fonds à l'entité installée au Royaume-Uni. Naturellement cela pose la question de la substance de l'entité installée dans l'Union. En tout cas, cela n'est possible que si un accord de coopération est signé entre l'autorité des marchés financiers de l'État membre, l'AMF en France, et l'autorité britannique, la Financial Conduct Authority (FCA). Un accord de coopération sera également nécessaire pour permettre aux sociétés de gestion de l'Union européenne qui ont, de longue date, délégué tout ou partie de leur gestion à une entité au Royaume-Uni de continuer à le faire. Tous les fonds britanniques qui ne seront pas transférés dans l'Union européenne, qu'ils soient OPCVM ou FIA, deviendront des FIA de pays tiers. Pour être commercialisés dans l'Union, ils pourront utiliser le régime national qui existe dans chaque pays pour une commercialisation de fonds de pays tiers. Ainsi, en France, le règlement général de l'AMF prévoit un régime national de placement privé qui est assez restrictif et requiert, lui aussi, un accord de coopération avec la FCA. Ils pourront aussi être commercialisés au travers de la reverse solicitation, si c'est le client qui fait la démarche. La dernière possibilité sera d'obtenir un passeport européen, dit AIFM, qui ouvre la commercialisation de ces fonds à des investisseurs professionnels uniquement : cela suppose une décision d'équivalence prise par la Commission européenne, un agrément de la société de gestion au Royaume-Uni par une autorité compétente d'un pays de l'Union, l'autorité de référence, celle du pays où la principale commercialisation est censée intervenir, puis, enfin, un enregistrement auprès de l'ESMA. Ces régimes sont donc très restrictifs. Aucune équivalence n'a ainsi été donnée à ce jour par la Commission européenne dans le cadre du régime AIFM. De fait, cela constitue une incitation très forte pour les établissements du Royaume-Uni à se réinstaller ou à installer une activité dans l'Union à 27. S'agissant des fonds déjà existants, en particulier les fonds français, il faudra ajuster les réglementations nationales parce que beaucoup de ces réglementations prévoient des limites d'emprise ou des répartitions de risques entre l'Union européenne et les pays tiers. Lorsqu'un pays de l'Union devient un pays tiers, les pondérations ou les limites d'exposition doivent être revues, ce qui entraîne des ajustements de portefeuille. Par exemple, si l'on ne change pas les règles, un dépôt dans un établissement de crédit du Royaume-Uni par un fonds français ne sera pas possible. Un contrat de dérivés avec une entreprise d'investissement au Royaume-Uni ne sera plus autorisé non plus. Les fonds nourriciers ne pourront plus être au Royaume-Uni. Certains actifs qui sont éligibles dans les fonds aujourd'hui parce qu'ils sont des actifs de l'Union ne seront plus éligibles. Ainsi, les titres émis au Royaume-Uni ne seront plus éligibles au PEA français : un fonds commun pour être éligible au PEA ne devra plus avoir d'exposition au Royaume-Uni, même si elle est minime. Il conviendra donc d'apprécier la portée de ce mini-choc et décider éventuellement des mesures de transition ou des mesures pour en atténuer les conséquences : il serait, par exemple, envisageable d'autoriser le maintien des expositions en cours jusqu'à leur terme, tout en interdisant de nouvelles prises de position. Cela relève de la réglementation nationale, législative ou réglementaire. En tout cas, il sera nécessaire d'agir rapidement pour éviter des chocs sur les marchés.

En ce qui concerne les autres services d'investissement, les mandats de gestion ou les conseils financiers pour la clientèle de détail et la clientèle professionnelle sur option, il n'y aura pas, en tout état de cause, de passeport financier, mais il sera possible de proposer ses services, pays par pays, conformément à la manière dont la directive concernant les marchés d'instruments financiers MiFID (Markets in Financial Instruments Directive) a été transposée. En général, comme c'est le cas en France, les sociétés de pays tiers doivent installer une succursale dans le pays visé pour distribuer des services d'investissement. Cette succursale ne pourra toutefois intervenir que sur le territoire du pays concerné ; si la société veut commercialiser ses produits dans toute l'Union, elle devra ouvrir des succursales dans chacun des pays.

Pour la clientèle professionnelle par nature, en l'absence de décision d'équivalence, c'est le régime national qui s'appliquera. En France, ce régime n'existe pas encore. L'article 23 du projet de loi relatif à la croissance et la transformation des entreprises (Pacte) tel qu'il a été adopté par l'Assemblée nationale impose l'établissement d'une succursale agréée. Je ne sais pas exactement quand vous examinerez ce texte, mais il est possible que l'on ait besoin de ce régime avant l'entrée en vigueur de cette loi, ce qui pourrait justifier de recourir aux ordonnances. Dans certains pays, comme aux Pays-Bas, on agrée le prestataire sans exiger une implantation nationale. Comme dans beaucoup de cas, la reverse solicitation est aussi prévue, à la demande du client. La Commission européenne pourrait prendre une décision d'équivalence ; dans ce cas, il y aura un accord entre l'ESMA et la FCA et l'inscription sur le registre de l'ESMA permettra de proposer les services dans l'Union, sans présence locale. Aujourd'hui, nous considérons que l'équivalence prévue par le règlement européen MiFIR est trop favorable aux institutions qui en bénéficieraient. Ce texte est en cours de révision au niveau du Parlement européen. À ce stade toutefois, l'équivalence prévue dans ce cadre n'a jamais été mise en oeuvre au niveau européen. Il faudra donc s'en remettre aux régimes nationaux.

Autre point, les infrastructures de marché et les plateformes de négociation. Certains instruments financiers font l'objet d'une obligation de négociation sur une plateforme de négociation. C'est ce qu'on appelle la trading obligation qui, dans le cadre de la réglementation européenne, s'impose à la plupart des actions et à certains dérivés - taux d'intérêt (IRS, interest rate swaps), et crédits (CDS, credit default swaps). En l'absence d'équivalence, cette obligation ne pourra plus être remplie sur les plateformes du Royaume-Uni. La décision d'équivalence est une question qui devra être mûrement réfléchie. À l'heure actuelle, des équivalences existent à l'égard de plateformes américaines ou suisses : comment expliquer, en effet, qu'une action Google doive être obligatoirement traitée sur une plateforme de l'Union européenne, alors que la liquidité est sur le marché natif aux États-Unis ?

J'en viens aux chambres de compensation - c'est le coeur du débat ! Le règlement EMIR (European Market Infrastructure Regulation) prévoit une possibilité d'équivalence. Nous l'avons accordée aux États-Unis. Une réforme de ce régime est en cours. En l'absence de décision d'équivalence, l'obligation de compensation centrale qui vise certains produits, notamment les IRS et les CDS, et certains acteurs, comme les établissements de crédit et les grosses sociétés non financières très actives sur le marché des dérivés, ne pourra plus être réalisée sur les chambres de compensation du Royaume-Uni. Cela peut avoir des effets pervers, en particulier pour les transactions intragroupe, actuellement exemptées de l'exigence de compensation centrale, mais qui ne le seront plus si une partie du groupe est installée au Royaume-Uni. Si l'obligation de compensation centrale ne peut plus être réalisée sur les chambres de compensation du Royaume-Uni, les établissements de l'Union ne pourront plus être clearing members de ces chambres de compensation et celles-ci ne pourront plus être utilisées par les plateformes de négociation de l'Union, car l'article 25 du règlement EMIR l'interdit. En Allemagne et en Italie, des poursuites pénales peuvent même être engagées en cas de violation de cette règle.

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