Intervention de Jean Bizet

Commission des affaires européennes — Réunion du 18 octobre 2018 à 8h35
Politique commerciale — Union européenne et réforme de l'organisation mondiale du commerce omc : communication de m. jean bizet

Photo de Jean BizetJean Bizet, président :

J'ai eu lundi, lors d'un déplacement à Genève au siège de l'Organisation mondiale du commerce, plusieurs entretiens sur le sujet devenu aujourd'hui central de la réforme, certains disent la modernisation, de l'OMC.

Attaquée par les États-Unis, contournée par la Chine, déchirée par les intérêts contradictoires des groupes de pays émergents ou en voie de développement, bloquée dans sa fonction de juge, dépassée par les guerres commerciales en cours, prise en otage par la guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine, la crédibilité et l'avenir de l'OMC semblent très incertains.

Or c'est d'elle et d'elle seule que peuvent naître les règles universelles indispensables non seulement pour réguler les échanges, mais aussi pour que ces échanges participent aux enjeux centraux du développement durable, d'une concurrence maitrisée, du progrès social et de l'environnement.

La dernière conférence ministérielle de l'OMC, à Buenos Aires en décembre dernier, s'est soldée par un triple échec. Échec sur l'agriculture : tant sur l'enjeu de la réforme des subventions publiques qui faussent la concurrence, que sur la recherche d'une solution pour encadrer les politiques de stockage de sécurité alimentaire des pays en développement, aucun accord n'a été possible. Il y a toujours eu une divergence entre les États-Unis et l'Europe, les uns calculant les subventions par tête - par farmer - et les autres globalement. L'Inde dépasse parfois la ligne rouge en profitant de cette approche globale pour faire du dumping.

Échec sur la nouvelle économie : les propositions visant à donner à l'organisation un agenda en matière de commerce électronique, d'investissement et de PME, n'ont pas avancé, à cause du blocage de l'Inde, qui veut rattraper la Chine.

Échec enfin sur le développement durable : il a été impossible d'adopter un accord pour l'élimination des subventions à la pêche illégale ou pour des disciplines en matière de surpêche.

Derrière cette apparence, il y a une réalité plus profonde, celle des fractures entre États sur le rôle des règles commerciales multilatérales. Trois grands groupes s'affrontent.

D'abord ceux qui pensent que les règles multilatérales ne sont pas bonnes pour eux parce qu'elles entravent leur stratégie de développement : l'Inde et l'Afrique du Sud. Ces pays refusent presque toute discussion dans de nouveaux domaines. Le groupe des pays en développement, le G90, qui les suivent, en particulier les Africains et les « bolivariens », se bornent à réclamer des dérogations très larges au titre du traitement spécial et différencié.

Ensuite ceux qui pensent que les règles multilatérales sont bonnes, mais surtout pour les autres : les États-Unis et la Chine. Les premiers, car ils veulent s'affranchir des règles quand elles sont supposées avoir des conséquences nuisibles pour eux comme les délocalisations. La Chine, tout en se disant attachée à la lettre des règles, n'en respecte pas l'esprit. Rentrée dans l'OMC en 2001, elle a dans un premier temps respecté les règles, puis doucement s'en est affranchie. Elle profite avec malice du classement comme pays en voie de développement, utilisant le traitement spécial et différencié et ce faisant, gagne du temps - un temps qui se compte en décennies. Elle réclame un fonctionnement plus démocratique de l'OMC, sans notifier ses aides d'États. Les États-Unis prennent alors leurs informations sur le net et arrivent à une évaluation des aides d'État assez précises.

Enfin, ceux qui pensent que les règles sont bonnes en soi et qu'il en faudrait plus. Soit parce que les règles sont par nature une bonne chose, c'est l'Union européenne, soit parce qu'elles contraindraient les politiques agricoles des grands pays industrialisés : Groupe de Cairns et Amérique latine.

Cet échec ne signifie pas la mort de l'OMC - c'est un des grands enseignements de ces entretiens à Genève. L'échec de la conférence n'a pas été le fruit d'une volonté de détruire ou d'abandonner le système multilatéral. Au contraire, il y a eu à Buenos-Aires les bases d'un consensus politique sur la nécessité de préserver l'institution.

Même les États-Unis ont réaffirmé l'importance qu'ils accordaient à l'organisation, tout en exposant très clairement ses besoins de réforme, sans pour autant indiquer lesquels... À Genève, je me suis rendu compte de la résilience de l'administration américaine, moins protectionniste que ce que les « Tweets » du Président Trump peuvent laisser penser... Le reste du monde, unanime, a affirmé son attachement au système, en tant que producteur de bien public par la stabilité qu'engendrent ses règles et son mécanisme de règlement des différends.

Force est d'ailleurs de reconnaître que, au-delà d'un positionnement menaçant, les États-Unis posent de bonnes questions sur l'OMC : sur l'absence de mise en oeuvre effective des disciplines de transparence comme les notifications de subventions, sur la remise en chantier de l'approche du développement par une différenciation, sur la fin de l'agenda de Doha ou sur la simplification du fonctionnement des organes de négociations. Il en est de même pour le fonctionnement de l'organe d'appel du mécanisme de règlement des différends qui, c'est vrai, s'autorise souvent une surinterprétation des textes dans les décisions qu'il rend. Il ne faut pas sous-estimer les critiques des États-Unis dans ce domaine : les juges de l'Organe de règlement des différends vont au-delà de la mission qui est la leur, ils font durer dans le temps leurs décisions, ce qui perturbe les États-Unis. La solution que ces derniers ont trouvée pour contrer cet organe d'appel est de ne pas participer au renouvellement des juges, dont le mandat est de deux fois quatre ans. Sur sept, ils ne seront plus que trois à la fin de 2019. Nous craignons que cela s'éteigne, ce qui paralyserait l'OMC.

C'est un peu le renouveau du plurilatéralisme, car les coalitions rassemblent des pays développés, des pays en développement ou des pays émergents. Ce pourrait être le début d'une Organisation « à géométrie variable », sur le modèle européen des coopérations renforcées. C'est une des options pour réformer l'OMC. Faire du plurilatéral sur tel ou tel sujet, comme l'e-commerce, par exemple, en le laissant ouvert aux autres ensuite. L'OMC réunit 164 États membres ; ses décisions se prennent par consensus. Les Américains laissent venir les propositions de réforme sans en formuler eux-mêmes.

Le développement durable peut-il devenir un sujet de consensus ? L'effort actuel de l'OMC sur les enjeux environnementaux est un peu un retour aux sources. En effet le développement durable est, dans ses statuts, l'objectif central de l'Organisation, alors que le libre-échange n'y est pas mentionné. C'est aussi un facteur de légitimation aux yeux des opinions publiques et la source d'un agenda de négociation important pour l'avenir, comme l'initiative, soutenue par la France, pour l'élimination des énergies fossiles.

Quels sont les défis ? D'abord le mécanisme de règlement des différends, objet de l'attaque la plus efficace des États-Unis qui procèdent à son étranglement par le non-renouvellement des membres de l'organe d'appel.

Ensuite, normaliser l'économie chinoise. Elle est déjà engagée et l'Union européenne et les États-Unis sont en phase sur cette question. Elle se déroulera sur trois fronts. Le front contentieux d'abord : devant l'OMC, le différend a été engagé en 2017 par la Chine contre l'Union européenne, le nouveau mode de calcul de la « valeur normale » pour l'application de droits antidumping. Il faut saluer à cet égard le travail de la Commission européenne et, au Parlement, celui du député européen français M. Proust. Il n'est pas facile de trouver un équilibre dans ce domaine.

Le front politique ensuite : l'alliance entre Japon, États-Unis et Union Européenne pour forcer la Chine à s'acquitter de ses obligations de notification de subventions et discuter des problèmes de surcapacités devra se traduire en actes à l'OMC. Je ne suis généralement pas aligné sur les positions américaines, mais sur ce point, je trouve aussi que le défaut de notification des subventions d'État chinoises n'est pas convenable. La solution technique des États-Unis est une bonne idée.

Le front de la régulation enfin : États-Unis et Union Européenne ont fait des propositions pour que l'OMC établisse des mécanismes d'incitation ou de sanctions afin de contraindre les membres à s'acquitter de leurs obligations de transparence en matière de subventions publiques.

Le débat devra aussi s'engager sur le statut et les enjeux des pays en développement à l'OMC, au vu d'un statut devenu anachronique. Les États-Unis font de la différenciation des pays en développement une priorité. Ils n'ont pas tort, mais c'est difficile : les pays entrés avec ce statut il y a quinze ans sont parfois devenus depuis des pays dominants.

Enfin, l'environnement sera un axe central pour l'OMC. Les subventions à la pêche sont un dossier-test pour démontrer la capacité de l'Organisation à contribuer aux objectifs de la communauté mondiale. La possible réactivation de l'accord sur les biens environnementaux pourrait y contribuer dans l'avenir. L'engagement pris à Buenos Aires d'une réflexion sur les subventions aux énergies fossiles est positif. À cet égard, la position de la France et de l'Union européenne sur la référence à l'accord de Paris dans le CETA va dans le bons sens.

À l'examen, on s'aperçoit que tous les problèmes auxquels l'OMC est aujourd'hui confrontée ont pour origine la guerre commerciale Chine-États-Unis. La première préoccupation de ces derniers est donc la réforme totale de l'organe d'appel, qu'ils refuseront toujours de considérer comme un tribunal. L'Union européenne doit agir avec doigté, tant à l'égard des États-Unis que des pays en développement. Ces derniers, dans leur majorité, ne veulent en effet rien modifier d'essentiel de l'OMC actuelle.

J'ai eu l'opportunité d'avoir une heure d'entretien avec le directeur général de l'OMC, M. Roberto Azevêdo, qui a une écoute attentive de notre commission des affaires européennes. Il est d'une grande habileté pour trouver le bon moment pour faire accepter les bonnes propositions au partenaire qui n'est pas le plus facile, les États-Unis, tout en considérant, de l'autre côté de l'échiquier, que la Chine ne peut pas perpétuer un manque de transparence qui perturbe le commerce mondial. Il faut saluer la capacité de proposition innovante de l'Union européenne, à rapprocher avec la position de Jean-Claude Juncker sur les accords de libre-échange de nouvelle génération. Les États-Unis n'ont pas tort de dénoncer certaines dérives, mais après tout, l'extraterritorialité des lois américaines n'est guère plus acceptable...

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