Intervention de Fabienne Keller

Délégation sénatoriale à la prospective — Réunion du 11 octobre 2018 à 8h30
Présentation du rapport sur l'avenir des relations entre les générations

Photo de Fabienne KellerFabienne Keller, rapporteur :

J'aborde maintenant la seconde partie de notre rapport, celle qui a trait à la recomposition des liens entre les générations dans les sphères de la démocratie, du travail et de l'éducation.

On assiste à une reconfiguration du rapport des générations à la vie politique, avec, d'un côté, une montée de l'indifférence par rapport au jeu électoral classique et, de l'autre, un essor de formes alternatives d'engagement citoyen chez les jeunes.

Concernant la participation électorale, on observe une forte participation des séniors à chaque élection et on fait le constat inverse pour les jeunes. Ce constat est connu. Ce qui l'est moins, c'est que le fossé intergénérationnel semble se creuser.

On reste en effet politiquement jeune (et donc fortement abstentionniste) de plus en plus longtemps. Selon Anne Muxel, un individu peut être considéré comme jeune du point de vue de la participation électorale jusqu'à 40 ans. Le pic de participation entre 18 et 20 ans, qui coïncide avec l'accès à la majorité et au droit de vote, est en effet suivi d'un décrochage électoral chez les 20-30 ans et la participation rattrape le taux moyen de participation seulement vers 40 ans. Au fur et à mesure que la jeunesse s'allonge, les comportements électoraux typiques de la jeunesse tendent donc eux-aussi à se prolonger.

Par ailleurs, le lien très fort traditionnellement observé entre niveau d'éducation et participation politique n'est plus aussi net chez les jeunes. La forte hausse du niveau de formation des jeunes observée depuis la fin des années 1980 aurait dû entraîner une participation électorale plus importante. Or, les générations de jeunes plus éduquées que les précédentes boudent plus fortement le système électoral.

Enfin, on note qu'il se produit une transformation du sens de l'abstention. Celle-ci correspond de plus en plus à un acte d'expression démocratique critique, et non plus à une forme de passivité. Cette évolution est liée au fait que les plus jeunes pensent le vote comme un droit et non comme un devoir, ce qui implique le droit de refuser de voter. C'est une différence importante entre les jeunes et les séniors.

Ce grand écart pourrait alimenter deux scénarios sombres concernant l'avenir de nos institutions démocratiques. Le premier concerne l'apparition d'un « pouvoir gris » et la confiscation ou le « verrouillage » de la démocratie par les plus âgés en raison de leur surreprésentation électorale. On reste cependant circonspect devant ce scénario. D'une part, cette thèse du verrouillage n'a jamais été mise en évidence sur le plan empirique. Rien ne démontre que le vote exprime des intérêts générationnels spécifiques, autrement dit qu'il existe un vote de classe d'âge des séniors. Les campagnes électorales et le débat politique ne se structurent pas en termes d'oppositions générationnelles d'intérêts ou de projets. Les enquêtes électorales et les études politiques montrent plutôt que les séniors s'inquiètent de l'avenir du pays et des générations plus jeunes. Quant aux jeunes, si certains considèrent que la génération précédente est avantagée et qu'ils ne bénéficieront pas de la même retraite, ils n'expriment pas pour autant de ressentiment à son égard.

Le second scénario est celui d'une progression de l'abstention chez les séniors. C'est peut-être le principal risque pour la démocratie représentative : voir la désaffection pour la vie politique gagner progressivement l'ensemble des classes d'âges, y compris les séniors, sous l'effet d'une crise durable de la représentation, de l'efficacité et de l'exemplarité du politique. On pourrait alors voir apparaître des séniors abstentionnistes au fur et à mesure que vieillissent ceux que Brice Teinturier appelle les « PRAFs » (ceux qui n'en ont Plus Rien À Faire).

Ces tendances inquiétantes ne sont cependant pas les seules qu'on observe dans le champ politique. On voit en effet que la crise de la participation des jeunes s'accompagne de la diffusion ou de l'émergence de formes alternatives de participation. Il se produit donc peut-être moins un refus de la participation politique qu'une transformation des formes d'engagement de la jeunesse. Celle-ci se tourne plus volontiers vers une participation non conventionnelle ou protestataire. Surtout, l'engagement politique des jeunes se réalise de plus en plus à bas bruit, dans des formes d'action directes et concrètes, « sous les radars » de la vie politique. Ils veulent faire directement et constater les effets de ce qu'ils font. C'est ce que fait remarquer la sociologue Cécile Van de Velde : « On observe (...) une politisation accrue des vies. Des petits actes quotidiens - consommer, manger bio, aider la voisine âgée, choisir sa vie, quitter un travail salarié qui ne plaît pas... - sont souvent associés à un discours très réflexif contre la société. Ils deviennent codés comme des actes politiques. Ça veut dire qu'on a conscience de changer le système, à petits pas : «à défaut de changer les vies, je change ma vie» ; «le changement c'est maintenant et c'est moi !» ».

Cette reconfiguration du rapport à la politique offre donc des points d'appui pour remobiliser les jeunes citoyens. Le rapport envisage les pistes suivantes.

La première est citée pour le principe mais ne constitue sans doute pas une voie pertinente : il s'agit de l'abaissement de l'âge du droit de vote. Cette mesure renforcerait mécaniquement le nombre de jeunes qui participent aux élections mais sans doute de façon très marginale, car on sait que le pic de participation lors de l'accès à la majorité électorale est suivi d'un décrochage fort et durable. Autrement dit, le fond du problème n'est pas le droit de vote des jeunes, mais leur désir de l'exercer.

La deuxième piste est de faciliter l'abord de la participation politique. Pour toute une partie de la jeunesse, la participation politique continue en effet à se heurter à des barrières culturelles fortes. Il existe une sorte de « cens caché » de nature culturelle. Il faut donc lever ces barrières culturelles par la mise en place d'un travail d'information, d'éducation, d'encouragement, d'accompagnement et d'expérimentation à l'exercice du vote. Pour cela, nous pensons qu'il faut privilégier une socialisation politique plus « horizontale », passant par des médiations perçues comme légitimes par les jeunes. On pourrait par exemple utiliser le service civique comme levier de la mobilisation politique des jeunes.

Un autre axe de réflexion porte sur le renforcement de la capacité du monde politique à entendre les attentes que nos concitoyens expriment à « bas bruit » à travers leur participation aux réseaux sociaux ou des actes du quotidien codés comme des actes politiques. Il faut rendre audible ce qui se dit sur ces fréquences. Le travail politique de terrain y contribue depuis longtemps, mais cela ne suffit plus car le terrain a changé. Comme l'a souligné Brice Teinturier devant la délégation, si le numérique pose un certain nombre de problèmes aux institutions démocratiques, il constitue aussi une partie de la solution à la crise. Les nouveaux canaux d'information et les communautés qui se forment ponctuellement peuvent aider à trouver des solutions afin de compléter la démocratie représentative traditionnelle.

La quatrième piste est de travailler à associer davantage les jeunes sous forme consultative dans les décisions les concernant. Cela pourrait passer par le développement, au niveau local ou national, de panels consultatifs de jeunes citoyens et par leur association à des études d'impact générationnelle qui évalueraient les conséquences des choix collectifs sur la situation de la jeunesse.

Enfin, comme l'a indiqué précédemment ma collègue, il faut davantage valoriser et mobiliser l'appétence des générations montantes pour les formes d'engagement citoyen concret, en leur donnant un cadre clair et protecteur.

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