Intervention de Fabienne Keller

Délégation sénatoriale à la prospective — Réunion du 11 octobre 2018 à 8h30
Présentation du rapport sur l'avenir des relations entre les générations

Photo de Fabienne KellerFabienne Keller, rapporteur :

Je me place maintenant à l'autre extrémité de la vie active, du côté des plus jeunes. Le fait marquant dans ces générations montantes est le développement d'un rapport nouveau au travail. On note chez elles une forte progression de l'importance accordée aux aspects « intrinsèques » du travail. Elles expriment en effet des attentes plus élevées que les générations précédentes en termes d'épanouissement personnel au travail. L'intérêt et l'utilité des tâches, ainsi que le sens du travail effectué, sont des éléments essentiels - alors que leur aînés, tout en attachant une forte importance au travail en général, avaient plutôt tendance à mettre en avant la sécurité de l'emploi, le salaire ou les possibilités de promotion.

On observe également une forte progression des conceptions « polycentriques » de l'existence, ainsi qu'une convergence des modèles professionnels de genres. Plus que leurs aînés, les jeunes sont préoccupés par la conciliation entre le travail et les autres centres de l'existence (vie personnelle, vie familiale, engagement associatif ou politique...). Il y a ainsi un refus croissant des jeunes hommes de reproduire un modèle parental masculin centré sur le travail, ce qui les rapproche des représentations traditionnellement féminines du travail. Inversement, on relève un désir croissant des jeunes femmes de faire carrière et de s'épanouir dans leur travail - ce qui les rapproche du modèle professionnel traditionnellement masculin.

Or, toutes ces attentes paraissent, à bien des égards, en contradiction avec la réalité actuelle du monde du travail. On observe dans ce dernier des indices d'une forte dégradation des conditions de travail depuis 35 ans. Intensification des tâches, recul de l'autonomie, formes de management plus « agressives » : le constat de cette dégradation est clairement mesuré par toutes les enquêtes sur le travail, qu'il s'agisse des enquêtes de la DARES, de la Fondation de Dublin ou de la CFDT. Le phénomène, depuis longtemps sorti du monde de l'industrie, touche désormais une grande partie du secteur des services et se diffuse des emplois peu qualifiés vers les postes très qualifiés et d'encadrement.

On observe également la diffusion d'un sentiment de perte de sens du travail. Ce phénomène accompagne bien sûr la dégradation objective des conditions de travail, mais il s'explique aussi par des facteurs culturels plus nouveaux. Le développement des attentes intrinsèques vis-à-vis du travail semble en effet conduire à un abaissement du seuil de tolérance aux tâches et instructions « absurdes » ou à l'élaboration desquelles on n'a pas été associé. On remarque ainsi l'essor du thème des bullshit jobs et le rejet de plus en plus marqué des « métiers à la con » qui touche désormais des emplois de cadres, stables, qualifiés et bien payés. Les cabinets de recrutement signalent également une désaffection croissante des jeunes diplômés pour les grandes organisations relativement anonymes. Alors que le besoin de sens devient un critère de choix professionnel essentiel, les avantages matériels ne suffisent plus à les attirer. Enfin au-delà de la « révolte des premiers de la classe » qui se reconvertissent vers des métiers porteurs de sens, la sociologue Cécile Van de Velde attire l'attention sur la frange de ceux qu'elle appelle les « loyaux critiques » : ils ont réussi à l'école et au travail, mais ils n'y croient plus. Ils ne se plaignent pas, mais ils développent un discours radicalement critique contre le système.

Devant le risque d'une crise sociétale du travail, il faut se demander comment réconcilier l'idéal du travail et sa réalité.

Le préalable à cette réconciliation est peut-être d'abord de reconnaitre la réalité de ce problème. De fait, la crise du travail fait encore relativement peu débat dans notre pays, sans doute pace qu'elle est occultée par une autre crise, celle de l'emploi. Dans un contexte de chômage de masse et de développement de la précarité, tout se passe comme si se soucier de la qualité du travail était considéré comme un luxe qu'on ne peut pas se permettre, sinon comme un obstacle dans la lutte contre le chômage. Les différences de perception entre générations contribuent sans doute aussi à cette occultation : là où les plus jeunes voient un « travail à la con », les plus anciens voient un bon poste qu'on ne peut se permettre de refuser.

Trois choses pourraient accélérer une prise de conscience. D'abord, la crise du travail commence à toucher le coeur même du système, à savoir les salariés les mieux intégrés et les mieux formés. Il y a donc un enjeu fort pour les entreprises à les attirer et les fidéliser. Par ailleurs, les comparaisons internationales révèlent qu'il existe un problème spécifiquement français en matière de dégradation des conditions de travail. C'est ce que montrent les éditions successives de l'enquête internationale de référence réalisée par la Fondation de Dublin. Enfin, les comparaisons internationales montrent aussi qu'il n'y a pas d'arbitrage entre la quantité et la qualité de l'emploi. Allemagne, Autriche, Danemark, Pays-Bas, Royaume-Uni et Suède font globalement mieux que la France, à la fois en matière de chômage, de taux d'emploi et de qualité de l'emploi.

Rapprocher le monde professionnel des attentes des générations montantes suppose de mieux répondre à la quête de reconnaissance des salariés. Le défaut de reconnaissance par les pairs et la hiérarchie des contributions de chacun ou bien le déni des difficultés rencontrées dans l'accomplissement du travail sont en effet des causes majeures de mal-être au travail, de démobilisation et de perte d'efficience. Alors que le travail se transforme et fait de plus en plus appel à des compétences difficiles à observer et mesurer (par exemple, l'intelligence émotionnelle et la capacité d'écoute, la créativité et l'initiative dans la résolution de problèmes, la capacité à planifier, etc.), il est nécessaire de faire évoluer aussi les formes de management et d'évaluation, de manière à rendre visible ce déploiement d'intelligence protéiforme. Sans cela, la réalité du travail ne sera ni connue ni reconnue. Le défi, pour les entreprises, est d'inventer et de déployer une évaluation « au fil de l'eau », au plus près des situations de travail réelles. Il est également de passer du modèle traditionnel du supérieur hiérarchique qui donne des ordres indiscutables (le « chef ») à l'accompagnant qui impulse, fédère, mobilise, écoute et conseille.

Réconcilier la réalité et l'idéal du travail suppose aussi de mieux prendre en compte la conception polycentrique de l'existence portée par les nouvelles générations. Aujourd'hui, en France, les entreprises font preuve d'une faible capacité à concilier impératifs professionnels et extraprofessionnels, en partie en raison de la prégnance d'un modèle culturel à la fois masculin et daté qui exige une totale disponibilité des salariés tout au long de leur carrière et qui subordonne les opportunités de promotion au sacrifice des finalités extraprofessionnelles. Ce modèle de gestion de la ressource humaine présente un double risque : celui de priver les entreprises de nombreux talents féminins, mais désormais aussi masculins ; celui de promouvoir des managers sur le modèle du « chef » à l'ancienne, en décalage avec la culture des salariés qu'ils dirigent, de moins en moins légitimes et donc de moins en moins en capacité de mobiliser les talents nécessaires à la réussite de l'entreprise. Pour faire évoluer ce modèle, il faut développer la réflexion sur l'adéquation des temps de travail aux attentes des salariés et aux besoins des entreprises en tentant de concilier qualité de vie, compétitivité et emploi. En particulier, repenser l'organisation du temps de travail tout au long de la vie peut permettre aux personnes d'adapter leur rythme de travail en fonction de leurs besoins à différents âges.

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