Intervention de Jean-Paul Delevoye

Commission des affaires sociales — Réunion du 24 octobre 2018 à 8h35
Projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2019 — Audition de M. Jean-Paul deleVoye haut-commissaire à la réforme des retraites

Jean-Paul Delevoye, haut-commissaire à la réforme des retraites :

Je comprends votre impatience, qui est parfaitement légitime. Néanmoins, s'agissant de la mise en place d'un système universel et non d'une simple réforme des retraites, notre méthode consiste d'abord à engager un dialogue constructif avant d'aboutir à l'élaboration d'un texte ficelé, qui sera examiné en 2019. Pour cela, nous avons séquencé l'année en six périodes : la première a consisté à réfléchir au schéma que nous voulons mettre en place, à écouter les interrogations des uns et des autres, à susciter des débats et, lors de la réunion unilatérale du 10 octobre, à en tirer des conclusions. Poser des affirmations avant que le dialogue ne s'engage est contraire à notre méthode. C'est pourquoi, alors que nous avons entamé hier avec les partenaires sociaux un dialogue qui devrait se poursuivre durant toute la semaine, vos suggestions seront examinées en vue de fixer le calendrier et le rythme des thèmes à aborder.

Deux questions principales sont posées. Elles ont d'ailleurs été également posées par les observateurs européens.

En premier lieu, bien que la situation des personnes âgées et des retraités soit l'une des meilleures au sein de l'OCDE, le système est quasiment à l'équilibre. Pourquoi est-il nécessaire de mettre en place un système universel ? Nous avons décidé de nous laisser de nouveau emporter par le souffle de l'histoire, qui est apparu en 1945 : à cette époque, MM. Croizat, Parodi et Laroque ont mis en place l'universalité des droits, mais la société française était fragmentée et le principe de l'universalité des régimes pour tous les travailleurs s'est heurté au refus de certaines catégories professionnelles. Dans les faits, cela a abouti au maintien, par les ordonnances de 1945 et 1946, de régimes dérogatoires, qui devaient être transitoires. En outre, une loi ayant été votée sur la généralisation de la sécurité sociale, une autre loi a été votée en 1945 pour la défaire.

Le Président de la République a posé la vraie question : dans un monde de « l'inconnaissable », alors que s'affrontent des thèses entre les « techno-optimistes » et les « techno-pessimistes » concernant la croissance économique, la part salariale et la robotisation du travail qui atteint les 42 %, les incitations financières aux familles pauvres ou l'appel à la classe moyenne, et à un moment où les frontières entre les métiers, notamment dans le domaine médical, sont en passe d'être abolies, il est irresponsable de laisser entendre que la solidité de la retraite de chacun passera par la solidité de sa profession. Désormais, nos jeunes effectueront plusieurs métiers au cours de leur vie - une quinzaine selon certains ; c'est pourquoi un système universel permettant d'accompagner les différents parcours professionnels devenait essentiel.

En second lieu, nos concitoyens ont vivement réclamé que la retraite soit le reflet du travail fourni par chacun au cours de sa vie professionnelle et qu'elle soit équitable pour tous.

L'une des forces du régime universel est d'être lisible, juste, solide financièrement, et d'instaurer des règles de grande convergence concernant les taux ou les assiettes des cotisations : ainsi, les salariés du privé comme les fonctionnaires cotiseront sur la totalité de leur salaire, primes comprises, mais certaines spécificités seront prises en compte. En définitive, nous proposons un système comme réponse à un projet de société. À ce sujet, je vous remercie, monsieur le président, d'avoir organisé un déplacement auquel j'ai participé en Suède, en Italie, en Allemagne. J'ai rapidement eu la perception que tout projet de retraite devait correspondre à l'ADN et au projet politique du pays concerné. En Suède, chacun doit trouver son épanouissement au travail, d'où l'ergonomie, l'augmentation de la valeur ajoutée par poste, l'allégement des charges au travail et la loi qui fixe à soixante-neuf ans l'âge de départ à la retraite ainsi que l'interdiction de licencier un salarié de soixante-sept ans. Ce système, qui met aussi l'accent sur la capitalisation, est critiqué par une partie des Suédois mais correspond à un projet de société accepté par tous. En Allemagne, la compétitivité économique l'emporte sur le bien-être des retraités, par le biais de la baisse des pensions du régime général et de la mise en place d'un système de capitalisation - les fonds « Riester » - auquel n'ont pas accès les salariés modestes, ce qui est un facteur d'aggravation de la pauvreté des retraités. En Italie, enfin, les discours populistes mettent à mal tous les équilibres du système de retraite.

Notre volonté était d'intégrer totalement l'ADN de la société française, afin de bâtir un système équilibré. Pour ce faire, nous devons relever un certain nombre de défis. Face aux aléas du futur sur le plan de la démographie, de l'économie et de la part salariale par rapport à la valeur ajoutée, deux réponses sont envisageables. Pour les Anglo-saxons, puisque l'Europe compte 6 % de la population mondiale, 20 % du PIB et 50 % des transferts sociaux, ces derniers seraient incompatibles avec la compétitivité économique : c'est chacun pour soi dans tous les domaines, y compris assurantiels. Nous estimons au contraire que, pour passer d'une société de la performance à celle de l'épanouissement des individus, nous devons réfléchir à la façon de répondre collectivement aux périodes de fragilité, qu'il s'agisse du handicap, de la maladie, du chômage ou de la vieillesse.

Cette réponse collective va nous poser un vrai défi culturel. Comment retrouver le sens de la cotisation et des impôts quand une majeure partie de nos concitoyens estiment aujourd'hui que c'est une perte de pouvoir d'achat et non une contribution à une solidarité collective ? Comment retrouver le sens de la solidarité, pour que chacun profite de la gratuité de l'école ou de l'hôpital ? Pour ce qui est de la retraite, nous devons retrouver une confiance dans un système de solidarité inter- et infra-générationnelle, qui est peut-être le défi le plus difficile, car toutes les réformes précédentes ont été mises en oeuvre avec des contraintes budgétaires et fondées sur une théorie - Michel Rocard l'a développée à merveille - selon laquelle, pour régler un problème politique, il faut le dramatiser. Au final, toutes les réformes ont été empreintes d'une sorte de défaitisme politique et réalisées en faisant croire que, sans ces mesures, tout était perdu. Les jeunes, y compris les diplômés récemment recrutés, mettent en doute l'intérêt de leurs cotisations, car ils sont persuadés qu'ils ne percevront aucune retraite. Or ils sont engagés au même titre que les retraités dans cette aventure collective. Ce projet de société tend au renforcement d'une cohésion générationnelle. Dans vingt ans, l'électorat comprendra majoritairement des personnes de cinquante-cinq ans. Si nous voulons éviter la lutte des générations, il ne faut pas qu'un candidat à l'élection présidentielle promette d'augmenter fortement les retraites grâce à la hausse des cotisations des jeunes, au mépris de tout équilibre budgétaire. Nous risquerions de créer des fractures générationnelles qui mettraient en cause l'assurance maladie et l'assurance chômage.

Toute notre obsession consiste à restaurer le capitalisme par un dialogue constructif grâce auquel nous avons pu dégager un certain nombre de principes. Cette architecture de base sera complétée, durant les six prochains mois de discussions, par des mesures destinées à répondre aux difficultés existantes.

Premièrement, un régime commun à tous les Français remplacera les 42 régimes de retraite différents, dont ceux des fonctionnaires ou les régimes spéciaux des parlementaires. Actuellement, le plafond annuel de la sécurité sociale est de 40 000 euros pour le régime de base, de huit fois ce plafond, soit 320 000 euros, pour le régime complémentaire. Nous avons proposé que le plafond du régime de base puisse atteindre trois plafonds, c'est-à-dire 120 000 euros. Cela évite ainsi de prévoir un régime complémentaire pour les fonctionnaires. En outre, cela permet d'englober presque toute la masse salariale. Les 350 000 personnes restantes seront concernées par l'étage supérieur du régime de base, qui pourrait recouvrir la forme d'un régime complémentaire obligatoire ou facultatif, d'une épargne collective ou individuelle. Seule certitude, nous souhaitons mettre en place un système de solidarité afin que les hauts revenus participent aussi à la solidarité en faveur des plus modestes.

Notre régime de retraite sera bien un régime public et par répartition. Les règles de calcul des droits et les mécanismes de solidarité seront les mêmes pour tous, ce qui nous donnera une opportunité pour mettre fin à un certain nombre de situations injustes comme le traitement des handicapés dans le secteur public.

Deuxièmement, nous mettrons en place un système équitable de points de retraite au sein duquel un euro cotisé vaudra les mêmes droits pour chaque Français. Les points seront accumulés sur un compte unique tout au long de la vie, quelle que soit la profession exercée. Tout revenu ou salaire permettra l'acquisition de points. Gros avantage par rapport à l'annuité, il n'y aura plus de droits inutiles, chaque point étant directement lié à une augmentation du droit à la pension. Les salariés et les fonctionnaires cotiseront au même taux, en vertu de la convergence des taux. Grâce aux lois antérieures, l'écart de la cotisation salariale du fonctionnaire en 2020 sera de 0,15 % par rapport au salarié du privé. Donc, le basculement est à portée de la main.

Nous voulons clarifier ce qui relève de la responsabilité de l'État employeur, dont une partie des dépenses repose aujourd'hui sur les compensations démographiques ou les départs anticipés des militaires, avec, in fine, des cotisations patronales allant de 76 % à 100 %.

Nous voulons aussi que les primes des fonctionnaires et des salariés des régimes spéciaux soient prises en compte pour le calcul des droits. Une concertation aura lieu sur les conséquences à tirer de la réforme s'agissant de l'évolution des carrières et des rémunérations, au fur et à mesure de la montée en charge des effets du nouveau système. En ajoutant les primes à la rémunération des fonctionnaires, on s'aperçoit que certains sont très avantagés, contrairement à d'autres comme les enseignants, qui perçoivent 9 % de primes en moyenne, contre 23 % pour le reste des fonctionnaires. Nous devons, à partir de ce constat, gérer ces différences en fonction des différentes stratégies politiques de gestion des ressources humaines.

Dans le système universel, les travailleurs indépendants bénéficieront de cotisations adaptées : généralement, jusqu'à un plafond, leurs contributions avoisineront celles des salariés du privé et du secteur public, mais au-delà, elles seront dégressives. Dans le même temps, les travailleurs indépendants seront soumis à des assiettes et à des taux différents ; nous devrons donc tenir compte de leur réalité économique, tout en nous assurant que, à cotisations égales, ils obtiennent le même nombre de points. Quid des dispositifs de solidarité si la contribution financière des uns et des autres n'est pas la même ? Ce sujet continue de faire débat aujourd'hui.

Troisièmement, nous souhaitons bâtir un système de retraite fondé sur des solidarités renforcées. Certains avancent qu'un système de points renforce les individualités ; c'est aussi le cas de l'annuité, car la retraite dépend alors de la durée des cotisations, des salaires moyens pondérés et de la proratisation. Tout le génie du système français consiste à embarquer dans un même système le bloc contributif - la retraite est le reflet du travail - et le bloc de solidarité. Mais cela ne va-t-il pas donner de l'appétit aux budgétivores ?... Je crois exactement le contraire, mais nous devons assumer nos choix en matière de solidarité et les clarifier pour mieux les défendre.

C'est pourquoi nous revisitons avec nos partenaires sociaux la totalité des solidarités qui sont mises en place.

La bonification pour enfant augmente l'injustice envers les femmes. Doit-on donner des points forfaitaires pour corriger ce déséquilibre, et ce dès le premier enfant afin de ne pas pénaliser les familles monoparentales ? La réponse dépend des objectifs fixés pour l'équilibre démographique. Si la politique est nataliste à l'instar de l'Allemagne, faut-il la financer par l'impôt ou par la cotisation ? Nous souhaitons faire jouer la solidarité en cas d'interruption : chômage, maternité, handicap. Mais le financement des points doit-il reposer sur la solidarité salariale ou sur l'impôt ? Les réversions ont seulement fait l'objet d'un débat médiatique, sans intervention des syndicats, alors que nous leur avons envoyé un document explicatif en toute transparence. Le système universel nous donne l'opportunité d'appliquer des règles identiques aux treize systèmes de réversion actuels, ce qui suppose de déterminer l'objectif politique de la pension : est-ce, selon le modèle helvétique, un droit patrimonial qui appartient au conjoint quelle que soit l'évolution de la relation conjugale ? Le dispositif est-il au contraire destiné uniquement à garantir le revenu du conjoint survivant ? S'étend-il aux bénéficiaires du Pacs ? Qu'en est-il en cas de remariage ? La pension de réversion, qui pèse 36 milliards d'euros, est au coeur de notre réflexion, puisque l'écart des pensions entre les hommes et les femmes est de 40 %, réduit à 25 % après attribution des pensions de réversion.

Nous avons décidé de garantir une pension minimum. Mais le débat politique reste ouvert sur la question du plafond des minima pour éviter la précarité des personnes âgées, qui augmente après soixante-quinze ans et dont le taux en France - 7 % - est inférieur de moitié à celui de la population active - 14 %. La réponse est délicate, car il faut inciter au travail et ne pas favoriser le travail informel qui atteindrait, selon les chiffres de Bernard Thibault indiqués au dernier congrès de la CGT, 60 % à l'échelon mondial et 20 % en Europe.

La mise en place de ce système universel n'est pas orientée par la recherche d'économies, même si nous devons respecter rigoureusement les grands équilibres budgétaires. Il convient, à enveloppe constante, d'établir des règles identiques, des solidarités renforcées, et d'être attentif à la viabilité du système à long terme. Le problème de la répartition est de trouver un équilibre entre les actifs et les inactifs. Si le système des retraites fait porter sur les générations futures des déficits non assumés, nous obligeons les actifs à endosser un double fardeau, le paiement des retraites et les dettes. Un tel dispositif serait d'autant plus déséquilibré et irresponsable que les retraités peuvent être des agents contra-cycliques dont les pensions doivent garder une certaine décence. Les règles d'or visent précisément à empêcher que le système universel ait le moindre impact sur les générations futures ; il vous revient à vous, parlementaires, d'en assurer l'effectivité.

Nous avons décidé de maintenir l'âge minimum de départ à la retraite à soixante-deux ans, libre à chacun, ensuite, d'arbitrer sa retraite en fonction de son capital et de son relevé de points. En outre, nous tiendrons compte des spécificités liées aux carrières longues, aux métiers pénibles, aux handicaps et aux catégories actives. Enfin, les futurs veuves ou veufs, retraités actuels, garderont les règles de leur réversion.

Nous avons pris l'engagement que, après le vote de la loi de 2019, ceux qui seront à moins de cinq ans de leur départ à la retraite verront leurs droits inchangés. Mais les concertations sont en cours pour les salariés nés en 1963, qui devraient être les premiers concernés en 2025. Quoi qu'il en soit, aucune cohabitation entre deux systèmes ne subsistera lors de la transition, puisqu'un transfert dans le nouveau système aura lieu, qui concernera tous les droits acquis, à l'euro près.

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