Madame la présidente, monsieur le secrétaire d’État, chers collègues, le débat de ce jour est particulièrement utile à l’heure où nous engageons l’examen du projet de loi de finances pour 2019. En effet, depuis plusieurs décennies, la dette publique est devenue la clef de voûte des exercices budgétaires des différents gouvernements.
Le discours répété à l’envi par des dirigeants successifs est le suivant : la France vit au-dessus de ses moyens, et si nous ne faisons rien les marchés financiers vont nous punir en augmentant les taux d’intérêt, ce qui renchérira le coût de l’emprunt et accroîtra encore plus notre dette ; cette fuite en avant risque de nous mener tout droit vers la faillite et ce seront les générations futures qui devront rembourser nos excès. Tel est le discours officiel constamment répété par les gouvernements.
Incontestablement, ce discours mérite un examen un peu plus attentif. Est-il pertinent de comparer la dette d’un pays à celle d’un ménage, comme cela se fait couramment ? Un pays ne meurt pas et ne peut être saisi. Comment ne pas prendre en compte le patrimoine, les actifs existants dans le pays ? Enfin, peut-on envisager la dette publique sans prendre en compte la dette privée ? Il faudrait de plus tenir compte du patrimoine des ménages français, estimé à plus de 10 000 milliards d’euros.
Lorsque l’on dit que la dette représente 100 % du PIB, on compare une dette, dont le remboursement s’échelonne sur plusieurs années, à une valeur annuelle, le PIB. Cela n’est jamais le cas pour un ménage. Si l’on applique le même mode de calcul à un couple gagnant 32 000 euros par an et ayant une dette de 200 000 euros liée à l’achat d’un appartement remboursable sur vingt-cinq ans, il apparaît que la dette de ce ménage représente 625 % de ses revenus d’activité. On en conviendra, une telle situation est vécue par bon nombre de nos concitoyens.
Pourquoi la Commission européenne, si prompte à inciter les pays à appliquer des mesures d’austérité, ne condamne-t-elle pas les paradis fiscaux en Europe, dont l’existence permet à plusieurs dizaines de milliards d’euros d’échapper au budget de la République ?
Le budget de la France n’a plus été équilibré depuis 1973, soit quarante-quatre années de déficits cumulés. Le 3 janvier 1973, il fut décidé par les gouvernants de l’époque que l’État pourrait se financer auprès des marchés financiers et non plus auprès de la Banque de France. Puis vint le traité de Maastricht, en 1992. Aux termes de son article 104, « il est interdit à la Banque centrale européenne et aux banques centrales des États membres, ci-après dénommées “banques centrales nationales”, d’accorder des découverts ou tout autre type de crédit aux institutions ou organes de la Communauté, aux autorités régionales ou locales ». La dette française représentait 14, 5 % du PIB en 1974, et 99, 2 % à la fin de 2017.
Il convient de nommer et d’identifier ces marchés financiers, désignés parfois sous le pseudonyme de « zinzins », non pas parce qu’ils sont fous – même si parfois on pourrait le penser ! –, mais parce qu’il s’agit des investisseurs institutionnels. Ils comprennent d’abord les fonds de pension, ceux qui gèrent l’épargne des retraités américains ou britanniques, ensuite les fonds mutuels ou sociétés d’investissement et, enfin, les compagnies d’assurances et les banques, y compris françaises.
Chaque année, cet accès au crédit permanent, sorte de crédit revolving, nous conduit à verser à ces créanciers des dizaines de milliards d’euros au titre des intérêts de la dette. Dans le projet de loi de finances pour 2019, ce sont 42, 1 milliards d’euros qui sont inscrits au titre du « service de la dette » – quelle curieuse expression que celle-ci ! Le budget de la République ne doit-il pas d’abord servir l’intérêt général ?
La fourchette varie, selon les années, entre 42 milliards et 50 milliards d’euros, soit l’équivalent, tout de même, de 600 avions Airbus, de 4 500 000 logements ou d’un salaire net de 18 000 euros par an pour 2, 5 millions de personnes.
Les économistes bien en cour, orthodoxes, nous expliquent régulièrement que la dette serait causée par une prétendue incurie et gabegie de l’État. Pourtant, quand on examine très précisément les chiffres, les dépenses publiques restent, en proportion, assez stables depuis de nombreuses années. C’est bien évidemment d’un déficit de recettes que nous pâtissons essentiellement.
Pour notre part, nous pensons qu’il y aurait lieu de procéder à un audit sérieux et intégral de notre dette publique. En quarante ans, la France a déjà payé plus de 1 400 milliards d’euros d’intérêts à ses créanciers. Il faudrait bien sûr évaluer l’impact des multiples dégrèvements, abattements, exonérations et autres crédits d’impôt, qui se sont chiffrés en dizaines de milliards d’euros depuis une vingtaine d’années. Il y a aussi bien sûr l’enjeu de la lutte contre l’évasion fiscale.
Nous posons la question : quelle est, dans le total, la part de dette légitime ? Si, au lieu de se financer depuis trente ans sur les marchés financiers, l’État avait contracté des emprunts directement auprès des ménages ou des banques, à des taux d’intérêt réels de 2 %, la dette publique serait aujourd’hui inférieure de vingt-neuf points de PIB, soit de 589 milliards d’euros, par rapport à son niveau actuel.
Maurice Allais disait que « la création monétaire doit relever de l’État et de l’État seul ». La Banque centrale européenne ne devrait-elle pas jouer ce rôle économique essentiel, prêter aux États à taux faible plutôt que d’inonder les marchés financiers de liquidités énormes qui ne servent que très peu l’économie réelle ? C’est une question économique et budgétaire, mais c’est aussi une question politique centrale. Thomas Jefferson déclarait que « celui qui contrôle l’argent de la Nation contrôle la Nation ».
Vous le voyez, nous avons abordé dans ce débat les aspects financiers et budgétaires, bien sûr, mais aussi les questions de souveraineté, de démocratie et de liberté. Le philosophe Gilles Deleuze disait que « l’homme n’est plus l’homme enfermé mais l’homme endetté ».