Intervention de Patrice Joly

Réunion du 24 octobre 2018 à 14h30
Dette publique dette privée : héritage et nécessité — Débat organisé à la demande du groupe communiste républicain citoyen et écologiste

Photo de Patrice JolyPatrice Joly :

Je remercie nos collègues du groupe CRCE d’avoir demandé l’inscription à notre ordre du jour de ce débat sur un thème important ; davantage que d’un enjeu financier, budgétaire ou économique, il s’agit d’un enjeu majeur de société.

En effet, depuis plusieurs années, on entend dire que la dette publique serait l’une des causes, sinon la cause principale, de nos maux. Nous n’aurions plus les moyens d’assurer notre train de vie et il nous faudrait donc réaliser des économies au plus vite, nous vivrions au-dessus de nos moyens, ce qui freinerait les dynamiques économiques et ferait courir un risque aux générations futures, auxquelles nous léguerions comme héritage une dette lourde et injuste.

Qu’en est-il exactement ? Certes, cela a été rappelé, la dette publique de la France s’élève à 2 300 milliards d’euros et son poids a significativement évolué au cours des dernières années, puisqu’elle est passée de 60 % du PIB en 2000 à 80 % en 2010 et qu’elle est proche aujourd’hui du seuil des 100 %. Cette dette consiste principalement en la dette de l’État, puisque la sécurité sociale tend à l’équilibre et que la dette des collectivités locales, déjà faible, est en diminution.

Quant à la dette privée en France, celle des ménages et des entreprises, elle représente environ 130 % du PIB. En dix ans, le taux d’endettement privé a bondi de 34, 1 points de PIB ; il reste toutefois assez nettement inférieur à celui que l’on constate aux États-Unis – 149 % du PIB –, au Japon –147 % – ou au Royaume-Uni – 156 %.

Comment se fait-il, dans ces conditions, que l’on s’inquiète tant de l’endettement public et presque jamais de l’endettement privé ?

Depuis les années quatre-vingt, la dette publique est devenue l’argument principal employé par la pensée néolibérale pour justifier le repli de l’intervention publique, en s’appuyant sur des données et des analyses souvent critiquables.

Premièrement, le ratio de la dette publique par rapport au PIB s’est imposé, depuis son inscription dans le traité de Maastricht – lequel reprenait l’approche du Fonds monétaire international –, comme l’un des critères privilégiés d’appréciation de la solvabilité des États. Néanmoins, certains analystes considèrent qu’il est discutable de comparer un stock, la dette, à un flux, le PIB, c’est-à-dire la richesse créée annuellement. Il paraît plus pertinent de mettre en regard la dette publique et le patrimoine public ; à cet égard, il faut noter une véritable lacune dans la connaissance des actifs de l’État.

Par ailleurs, ce ratio dette/PIB est fortement affecté par l’évolution de la croissance, et il tend mathématiquement à surévaluer le poids relatif de la dette lorsque la croissance s’effondre ; on a pu le constater dans les cas du Portugal, de l’Espagne ou encore de la Grèce.

Deuxièmement, la dette publique est sans cesse ramenée à une seule année de production annuelle, alors qu’il s’agit d’un engagement qui a vocation à être apuré sur plusieurs années.

Enfin, l’approche patrimoniale des ménages ne peut être valablement appliquée à la gestion des comptes de l’État. La dette de l’État sert à financer ses interventions – infrastructures, formation, éducation –, qui auront des effets sur plusieurs années, profiteront aux générations à venir et participeront au développement du pays et de ses habitants. Agiter le spectre de la perspective d’une faillite de l’État liée à l’existence d’une dette de 98 %, et bientôt de 100 %, du PIB est une manipulation politique visant à réduire les choix en matière d’organisation de la société et de conception de la place de l’État, celle-ci devant prétendument être réduite.

Il est important de considérer combien la dette est salutaire pour les classes moyennes et les plus pauvres, pour ceux qui n’ont pas les moyens de s’offrir une autre protection et d’autres services que ceux qui sont assurés par le service public. Grâce aux transferts sociaux, le taux d’enfants vivant dans une famille pauvre passe de 25 % à 8 %, le taux de pauvreté chez les retraités est en France l’un des plus faibles au monde, se trouvant réduit de quatre points par rapport à ce qu’il serait sans cette redistribution. Globalement, les transferts sociaux et fiscaux diminuent le taux de pauvreté monétaire de huit points.

La France se situe ainsi parmi les pays où la redistribution sociale est le plus élevée. Ce n’est pas un problème, c’est clairement une solution.

Enfin, à ceux qui véhiculent l’idée selon laquelle la dépense publique ne servirait qu’à financer le paiement des fonctionnaires improductifs, il faut répondre que, bien au contraire, les fonctionnaires contribuent au PIB : leur valeur ajoutée est estimée à 333 milliards d’euros, ce qui représente un tiers de celle des salariés des entreprises de droit privé.

La dette publique reflète précisément la place que l’État tient dans la société. Historiquement, la France est attachée à l’intervention de l’État dans les domaines régaliens, mais aussi dans les secteurs de la santé, de l’éducation et bien d’autres. La place de l’État dans l’économie y est également ancienne. Cette situation a d’ailleurs donné lieu à l’émergence d’une doctrine politique, le colbertisme.

De plus, l’État « aménageur », « entrepreneur », « grand régulateur central », « garant tant de l’intérêt général que du progrès social » est constitutif de notre histoire depuis la Libération.

C’est aussi cette histoire qui fait que la France figure aujourd’hui au sixième rang des puissances mondiales ; la place de l’intervention publique n’est un frein ni à sa compétitivité ni à son attractivité.

Vous l’aurez compris, la dette publique engendre de la valeur ajoutée et de l’emploi. Elle permet de réaliser des infrastructures – routes, voies ferrées – et d’assurer des services – éducation, formation, santé –, autant de facteurs participant à la performance économique du pays. En témoigne notre attractivité, au cours des dernières années, en matière d’investissements étrangers portant, notamment, sur des fonctions stratégiques telles que les centres de recherche et développement et les centres de décision.

La dette publique permet de constituer le patrimoine de ceux qui n’ont pas, en mettant à disposition des infrastructures et des services assurant un traitement égalitaire en matière d’accès aux services publics, de mobilité, etc. Aujourd’hui, les populations des territoires dits « périphériques » – je pense en particulier aux territoires ruraux – demandent cette intervention publique, qu’elles voient se réduire, jusqu’à se sentir parfois abandonnées.

La dette publique conduit à une redistribution de revenus qui participe de manière importante, en France, à la réduction des inégalités. D’autres pays, comme les États-Unis, ont fait des choix différents. S’en portent-ils mieux ? Non ; aux États-Unis, l’espérance de vie à la naissance est inférieure de deux ans et demi à celle qui est observée en France, et le coût de la santé y est deux fois supérieur à ce qu’il est chez nous, avec une moindre qualité de soins en moyenne.

La dette publique constitue un outil de régulation économique, en permettant la mise en place d’actions contra-cycliques dans une logique keynésienne. La plupart des États, y compris les États-Unis, ont augmenté, au cours des dernières années, leur dette publique, afin que le système ne s’effondre pas. Ils ont ainsi pu éviter que la grande récession ne se transforme en grande dépression.

Si l’on doit s’inquiéter d’un excès de dette, ce doit être à propos de la dette privée, notamment celle des ménages, qui est, je le rappelle, à l’origine de la crise de 2007.

Effet, depuis les années quatre-vingt, le néolibéralisme impose la libéralisation financière, le libre-échange, l’austérité salariale et la contre-révolution fiscale, avec l’idée que les riches doivent payer moins d’impôts pour favoriser la création de richesse, laquelle doit, selon la théorie du ruissellement, profiter à tous. Ces dernières années l’ont montré, cela ne marche pas. Pis, la concentration de la richesse est de plus en plus grande, les disparités explosent et la pauvreté s’accroît.

Le néolibéralisme a donc encouragé l’endettement privé, car, faute d’augmentations de salaire, les ménages ont dû emprunter pour continuer de consommer. La dette privée des ménages et des entreprises a augmenté dans tous les pays développés depuis vingt ans, mais, en 2007, elle a littéralement explosé, avec toute la spéculation qui l’entoure.

Qui pis est, dès 2010, la reprise était à peine amorcée que les néolibéraux ont repris l’offensive ; prenant prétexte de la hausse de la dette publique, ils ont mis en place une politique d’austérité radicale en Europe. Cette contre-offensive a été particulièrement forte ; il en est résulté l’impasse complète que nous subissons aujourd’hui : la baisse des dépenses publiques provoque la stagnation du chômage et de la croissance, et donc réduit les recettes fiscales. De ce fait, le déficit public ne se réduit pas, ou guère.

Les grandes institutions financières, FMI en tête, qui ont imposé cette austérité brutale en Europe et ailleurs reconnaissent désormais les effets négatifs d’une trop forte réduction de la dépense publique. En définitive, selon certains économistes, c’est probablement de nouveau de l’endettement privé, avec notamment les emprunts immobiliers et le développement du crédit à la consommation, que pourrait procéder la prochaine crise. Pourtant, en attendant, certains continuent de s’affronter uniquement sur les questions d’endettement public, et l’aveuglement se poursuit.

Non, mes chers collègues, la dette publique de la France ne doit pas être, vous l’aurez compris, le premier sujet de préoccupation en ce qui concerne l’endettement du pays. Nous devons impérativement faire porter nos efforts sur la dette privée, car, en vue de sortir de la crise financière, il convient désormais de s’interroger sur la libéralisation financière, le libre-échange, l’austérité salariale et la contre-révolution fiscale.

Monsieur le secrétaire d’État, il nous faut recréer au plus vite les conditions d’un véritable revirement des politiques à l’échelle européenne, en mettant au premier plan non plus l’austérité et la flexibilité, mais la relance sociale et les transitions économiques et écologiques. Il y a urgence !

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