Intervention de Jean-Dominique Senard

Commission spéciale transformation entreprises — Réunion du 25 octobre 2018 à 10h45
Audition de M. Jean-Dominique Senard président du groupe michelin

Jean-Dominique Senard :

Je vous remercie pour votre invitation. Je sais que Nicole Notat aurait aimé être avec moi, car nous avons écrit ce rapport, si je puis dire, main dans la main. Mais retenue par de fortes contraintes, elle m'a prié de bien vouloir l'excuser. J'ai eu, avec elle, l'honneur de travailler sur un rapport, à l'origine portant sur « l'entreprise et l'intérêt général ». Au fur et à mesure que nous travaillions, le sujet a évolué. Le titre du rapport est désormais « l'entreprise, objet d'intérêt collectif ». Ce titre n'est pas neutre. Il porte en soi énormément de concepts. Je suis accompagné de Jean-Baptiste Barfety, rapporteur de cette commission et de Constance Lenoir, qui nous ont assistés pendant toute cette période.

L'enjeu de ce rapport est apparu à nos yeux beaucoup plus important à mesure que le temps passait. Nous avons été, Nicole et moi-même, surpris par l'intensité des passions qui se sont exprimées à propos des principales dispositions que nous évoquions. Nous l'avons ressenti comme une heureuse surprise, car cela signifiait que le sujet était important et qu'il faisait l'objet de beaucoup de réflexions de fond de la part de nombreux groupes sociaux et politiques en France.

Ce rapport est intervenu à un moment où un débat à l'Assemblée nationale commençait à émerger. Celui-ci a été interrompu pour laisser le temps de la réflexion à notre commission.

Le coeur de cette réflexion tourne autour du rôle de l'entreprise. La question est de savoir s'il doit être limité ou non, en quoi le temps et l'évolution des coutumes l'ont transformé très singulièrement depuis quelques décennies et comment essayer de fixer les choses. En outre, nous avons proposé un certain nombre d'orientations pour l'avenir. En résumé, il nous est rapidement apparu qu'il fallait impérativement passer le message, plus que symbolique, que l'entreprise n'est pas uniquement au service des actionnaires. Elle l'est bien sûr - mais pas uniquement. L'entreprise doit être en soi attentive aux conséquences sociales et environnementales de ses activités : il faut qu'elle puisse considérer ces enjeux. Cela nous est apparu comme un élément tout à fait fondamental de la réflexion, rejoignant ainsi une attente considérable qui nous a été exprimée au cours des nombreuses auditions que nous avons menées. Nous avons organisé près de 120 auditions, en moins de deux mois, et avons entendu 200 personnes venant de l'ensemble du spectre économique, social et politique de ce pays.

Dire que l'entreprise ne doit pas uniquement être attentive aux actionnaires, mais doit l'être également vis-à-vis des enjeux sociaux et environnementaux, couvre beaucoup de domaines. Nous avons essayé de le retraduire aussi simplement que nous le pouvions, dans un certain nombre de recommandations. Dans les nombreuses attentes que nous avons entendues s'exprimer devant nous, il y avait une trame relativement solide et constante d'une soif de recherche de sens. On se rend compte aujourd'hui, et comme chef d'entreprise, je le constate depuis plusieurs années, d'une évolution chez nos collaborateurs et nos équipes - et pas seulement chez les plus jeunes : ils sont de plus en plus à la recherche de sens. Cela est peut-être dû à un contexte sociétal un peu déstructuré par rapport à ce que l'on a pu connaître il y a quelques décennies, avec la perte de référence, l'accélération du temps,...Cette recherche de sens est devenue centrale lorsque l'on s'adresse aux collaborateurs de l'entreprise ou lorsqu'ils nous rejoignent. Dans les recommandations que nous avons faites, nous avons voulu l'inscrire, notamment dans le droit français, mais de façon très modérée. Il nous a semblé que le droit français dans ce domaine était décalé de la réalité de la vie économique et sociale de notre pays. La rédaction d'un des articles du code civil - et le débat a été vif sur ce sujet - nous semblait devoir être réajusté, pour tenir compte de cette considération des enjeux environnementaux et sociaux de l'activité des entreprises. L'article 1833 est rédigé de manière telle qu'il donne le sentiment que l'entreprise n'est là que pour l'intérêt des associés. C'est le seul article fondamental que nous avons touché dans le code civil, et les interventions portant sur les articles du code du commerce sont une conséquence de cette modification.

Nous avons souhaité apporter une modification de façon extrêmement allégée et protectrice pour les entreprises. Nous avons la conviction que la proposition faite est à la fois raisonnable, très ciselée juridiquement - nous avons auditionné un nombre important d'experts juridiques - et elle nous semble être aujourd'hui un point d'équilibre à peu près idéal entre les différentes exigences qui se sont exprimées : d'un côté, le souhait que le droit français reste en dehors de cette question ; de l'autre, la volonté d'autres parties de la société française, demandant que le droit français marque de façon très accentuée la responsabilité de l'entreprise. La rédaction proposée nous est apparue être la voie la plus pondérée entre les exigences passionnées des uns et des autres. C'est la raison pour laquelle nous avons suggéré un léger addendum à l'article 1833 du code civil.

J'espère que vous y verrez une volonté de responsabiliser les entreprises. Ce rapport est une forme d'hymne à la responsabilité des entreprises, et en particulier celle des organes délibérateurs, que ce soit les conseils d'administration ou les conseils de surveillance. Nous considérons que c'est à l'entreprise de se prendre en main. Il appartient aux organes délibératifs d'indiquer le sens qu'ils souhaitent donner à l'entreprise. C'est en cela que nous avons évoqué ce concept nouveau - même s'il est déjà présent dans les réflexions de beaucoup de personnes - de la « raison d'être ». Nous avons recommandé que les organes délibératifs définissent la raison d'être de l'entreprise, et que cela devienne la tête de pont de l'ensemble de ses grandes orientations à long terme, et de sa stratégie.

La responsabilisation de l'entreprise nous paraît être de plus en plus marquée dans les considérations économiques et sociales. Nous souhaitons que les « parties constituantes » de l'entreprise, c'est-à-dire les actionnaires et les salariés, par parallélisme aux parties prenantes de l'entreprise, soient un peu plus représentées dans les organes délibératifs. Ces derniers sont en effet les principaux responsables de l'avenir des entreprises. C'est la raison pour laquelle nous avons proposé une augmentation du nombre de représentants des salariés. Nous l'avons fait de façon modérée, afin de prendre en compte notre culture d'entreprise, différente de celle d'autres pays comme l'Allemagne. Mais nous avons souhaité franchir une étape vers une représentation plus charpentée des salariés dans les organes délibératifs des entreprises.

Nous avons également voulu élargir l'ouverture des entreprises. Il nous semble que c'est leur intérêt majeur de le faire. Nous recommandons ainsi de créer un comité des parties prenantes, qui doit être totalement distinct du conseil d'administration et des organes délibératifs. Il est constitué des différentes parties prenantes des entreprises, et donne des avis, suit l'entreprise, la conseille et peut également lui permettre de rayonner à l'extérieur. Cette recommandation me tient à coeur. D'ailleurs, je n'aurais jamais émis des recommandations que je n'avais pas moi-même et mon équipe mis en place dans l'entreprise que je dirige. Par conséquence, elles sont fondées sur l'expérience.

Sommes-nous satisfaits de l'état actuel du projet de loi PACTE ? Je sais que vous êtes en train de l'examiner. Je suis très heureux de voir que le sujet de notre rapport a été pris en compte extrêmement rapidement. En outre, ses recommandations qui ont fait l'objet de débats passionnés, vont probablement dans le cours du temps se dépassionner. On va constater que ces notions des enjeux environnementaux et sociaux, de raison d'être, de parties prenantes, d'entreprises à mission vont permettre de donner enfin une vision apaisée de la relation de nos compatriotes à l'entreprise. Nous avons en effet constaté qu'il y a aujourd'hui en France, et plus généralement en Europe, une forme de suspicion, de méfiance, vis-à-vis de l'Entreprise - avec un « e » majuscule -, alors que celle-ci disparaît pour les entreprises - avec un « e » minuscule. Chaque fois que l'on interroge les Français, par le biais de sondages d'opinion, le mot méfiance est le premier mot qui ressort. Pour nous, c'est à la fois dommage et presque intolérable, lorsque l'on sait ce que les entreprises font - quelle que soient leurs tailles - en termes d'emploi, d'innovation et de croissance.

La notion de raison d'être devient presque désormais une notion familière pour beaucoup d'entreprises qui s'interrogent. C'est un grand pas en avant.

Toutefois, nous constatons que quelques restrictions ont été apportées au projet de loi par rapport aux conclusions de notre rapport. C'est notamment le cas pour la représentation des salariés : la situation actuelle est en retrait par rapport à notre proposition, non pas dans l'augmentation à deux représentants de salariés pour les conseils qui seraient constitués de huit personnes non salariées, mais dans le refus d'intégrer une troisième personne lorsque ces conseils sont supérieurs à 14 personnes. C'est une modification facile à faire et je suis prêt à vous expliquer pourquoi elle me semble nécessaire. Un autre aspect concerne la réflexion, que nous avions considérée comme à la fois nécessaire et quasi-obligatoire, de chaque entreprise sur sa raison d'être. Dans le projet actuel, elle n'est devenue qu'optionnelle. C'est une nuance qui ne nous parait pas dramatiquement fondamentale, pourvu que l'esprit de ce rapport domine et que le vent de l'histoire permette à toutes ces recommandations de rentrer naturellement dans la vie économique des entreprises.

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