Intervention de Rachel Mazuir

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 17 octobre 2018 à 9h15
Projet de loi de finances pour 2019 — Audition du général jean-pierre bosser chef d'état-major de l'armée de terre

Photo de Rachel MazuirRachel Mazuir :

Le numérique prend une place de plus en plus importante. J'ai participé à un atelier organisé par l'université de la défense. La question a été posée de l'impact que pouvait avoir le numérique sur la chaîne de commandement. J'avoue que les réponses apportées m'ont laissé sur ma faim.

Général Jean-Pierre Bosser, Chef d'état-major de l'armée de terre. - Nos soldats méritent qu'on s'occupe d'eux. Le chef d'état-major de l'armée de terre est là pour cela. Je le fais sans complexe. Je l'ai dit à la réunion de commandement qui a eu lieu il y a quelques semaines avec le CEMA et l'ensemble des chefs militaires : si j'avais été le chef d'état-major de la marine, je me serais battu pour les SNA BARRACUDA, si j'avais été le chef d'état-major de l'armée de l'air, je me serais battu pour les ravitailleurs en vol. En tant que chef d'état-major de l'armée de terre, je me bats sans complexe pour les chaussures de mes soldats et pour leurs tenues de sport.

A hauteur d'hommes, deux points me paraissent importants : il s'agit tout d'abord de la tenue de combat. Aujourd'hui, on sait exactement où on va. On a des paires de chaussures adaptées aux environnements dans lesquels nos soldats combattent, des treillis avec des coupes qui sont maintenant en cohérence avec le gilet de protection. Nous avions quand même imaginé et équipé nos soldats de treillis avec des grandes poches qui devenaient inaccessibles lorsque l'on mettait le gilet de protection par-dessus ! Aujourd'hui, la coupe est adaptée. Le treillis F3 protège nos soldats du feu, ce qui est important. Les derniers soldats blessés au Mali ont été touchés par le feu lié à l'explosion d'engins explosifs. La nouvelle tenue de combat me parait adaptée et protège nos soldats. Elle apporte les deux tiers de la protection du soldat, dans les circonstances les plus exigeantes.

La tenue de sport est, dans les faits, « une deuxième tenue de combat ». En réalité, c'est la tenue de détente à Gao, lorsque les soldats rentrent du terrain. Ils ont besoin d'une tenue alternative à la tenue de combat. C'est également une tenue de préparation opérationnelle, d'entraînement tous les matins à acquérir l'endurance nécessaire pour mener les actions. Enfin, elle permet de faire du sport, notamment le sport collectif essentiel à la cohésion du groupe.

Cette tenue coûte, rapportée à l'ensemble de la loi de programmation militaire, peu : 15 millions d'euros comparés aux 1,7 milliard d'euros supplémentaires du PLF 2019. Or, elle a un effet psychologique extrêmement important. Cela fait trente ans que l'on n'a pas changé ces tenues, et elles sont aujourd'hui décalées, tant du point de vue de la matière, puisqu'elles sont entièrement en acrylique, que de la coupe, conçue uniquement pour des hommes, et qui ne correspond plus du tout aux tenues de sport modernes que portent les jeunes français. Pour imaginer la nouvelle tenue de sport, nous avons fait appel à des équipementiers sportifs. Les tenues seront en cohérence avec ce que le jeune portait avant d'entrer dans l'armée. Ces nouvelles tenues auront un effet psychologique et contribueront à l'amélioration des conditions dans lesquelles nos soldats s'entrainent.

Vous m'avez interrogé sur nos relations internationales militaires avec l'Allemagne. Il faut rappeler tout d'abord que le contexte des relations entre les chefs militaires et les élus est très différent dans les deux pays. Par ailleurs, dans les relations internationales, le poids historique est majeur. Nous sommes dans une année de commémoration de la première guerre mondiale, mais cet anniversaire n'a pas exactement la même signification en France et en Allemagne. Ainsi, il vaut mieux aborder la relation franco-allemande sous l'angle des alliés réconciliés que de reparler en permanence des deux guerres mondiales. Leur sensibilité est très forte sur ce sujet.

Le poids de l'histoire se retrouve dans la reconstruction de l'armée de terre allemande, qui reste marquée par deux facteurs : d'une part le poids de l'OTAN, y compris en matière d'organisation et d'interopérabilité de l'armée allemande ; d'autre part la volonté d'être prioritairement tournée vers l'Est. Nous n'avons pas la même approche, car de 1966 à 2009, la France s'est retirée du commandement intégré de l'OTAN. En outre, traditionnellement, nous avons mené des actions militaires plutôt sur la façade Sud. Au travers des différents travaux, que ce soit l'IEI, la volonté du président de la République d'aller vers plus d'autonomie stratégique européenne, ou la construction d'un char en commun, ces différences se croisent. Il faut alors trouver la bonne intersection dans l'espace et dans le temps. Cela ne va pas être forcément simple.

Il y a eu trois tentatives de construction d'un char en commun depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Aucune n'a abouti. Toutefois, il ne faut pas être pessimiste pour l'avenir, car plus on s'éloigne de cette période et plus les choses s'arrangent. Mais il ne faut pas minimiser les difficultés que nous allons rencontrer sur ce projet.

Le leadership a été donné à l'Allemagne sur la partie « construction du char », la France ayant celui relatif à la construction aéronautique. Le char de bataille est un élément structurant de l'armée de terre allemande, et les Allemands sont sensibles aux questions de l'armement principal de cet engin, de sa motorisation et de sa protection. Mon objectif initial est que nous nous mettions d'accord sur le besoin militaire dans un premier temps.

Avec mon homologue, j'ai donc l'intention de produire une lettre commune pour afficher ce besoin. L'échéance est fixée à décembre. Globalement, il y a une vision commune sur le besoin militaire. Puis viendra la partie industrielle, pour laquelle les échanges seront sans doute plus compliqués. En effet, l'architecture industrielle allemande est très puissante face à des industriels français historiquement moins unis.

Enfin, le seul acheteur de notre char Leclerc ont été les Émirats arabes unis. Les Allemands ont exporté leur char Léopard dans 17 pays, dont une majorité de pays européens (le Luxembourg, la Norvège, le Portugal...). Il y aura, en arrière-pensée, la gestion de l'export de ce nouveau char.

Concernant les stocks de munition, c'est un sujet récurrent depuis la chute du mur de Berlin. Nous avions des stocks de munition très importants, que l'on n'a pas toujours adaptés au nouveau contexte. Aujourd'hui, nous avons les stocks de guerre nécessaires pour les OPEX. C'est globalement satisfaisant pour le contrat opérationnel. Il y a en revanche quelques points d'attention pour les roquettes Hellfire, les LRU, les munitions des Tigre. Pour le stock d'instruction, le niveau est satisfaisant pour la préparation opérationnelle. Quelques points d'attention existent pour les cartouches de 5-56, ainsi que pour les cartouches de 12-7.

Vous m'avez interrogé sur la disponibilité technique de nos équipements. Je dois vous dire ma satisfaction que la ministre m'ait renouvelé sa confiance sur la mise en oeuvre de la transformation du MCO des matériels terrestres. En effet, lorsque j'ai conçu le modèle « Au contact », j'ai également imaginé et mis en oeuvre une évolution du maintien en condition opérationnelle des matériels terrestres, qui reposait sur deux principes. Le premier principe était la séparation entre d'une part la maintenance opérationnelle, confiée à un pilier consacré à la maintenance des forces avec des maintenanciers en capacité de suivre nos forces au nord du Mali, ou sur les terrains d'entraînement, et d'autre part la maintenance industrielle, qui peut être réalisée soit par des structures étatiques, soit par des industriels privés. Le second principe était précisément de confier davantage de maintenance industrielle à des acteurs privés. La question qui se pose est de savoir où mettre le curseur entre la maintenance industrielle réalisée par des structures étatiques et celle réalisée par des acteurs privés. Certains y voient un risque de perte de souveraineté ou plus simplement d'une capacité à réparer nos matériels en cas de faillite de l'un des industriels. Ce projet est en cours de réglage. Il donne de très bons résultats. A Canjuers, les garages Nexter ont été associés au plus proche de notre parc de chars. Nexter travaille directement sur le terrain avec nos chars. Certes, un dispositif identique n'est sans doute pas envisageable pour les opérations extérieures, proches de la ligne de contact. Mais il pourrait être mis en place sur des grandes bases opérationnelles, comme la Côte d'Ivoire ou le Gabon. L'idée est d'imaginer un nouveau modèle économique. Aujourd'hui, on projette des matériels en opération. Au bout de cinq ans, on les ramène et souvent leur état nécessite une reconstruction complète, ce qui coûte très cher. On pourrait ainsi envisager des bases opérationnelles avancées où le matériel serait mieux entretenu de façon courante. Cela pourrait coûter moins cher. J'y vois également une forme de devanture pour nos industriels. Ces derniers ne sont pas visibles à l'étranger. Cela pourrait être une manière de les mettre en avant, et de faire la promotion de nos matériels.

Vous m'interrogez sur le poids de l'opération Sentinelle sur nos entraînements et la possibilité d'un préjudice à la capacité opérationnelle de nos soldats. En 2015, lorsque l'armée de terre a été engagée de façon lourde et brutale sur le territoire national, nous n'avons compté ni nos efforts, ni nos effectifs. Nous aurions engagé toute l'armée de terre s'il avait fallu. Mais Sentinelle I a laissé beaucoup de traces, car l'opération a fonctionné avec des modes d'action très statiques particulièrement pénibles pour nos soldats : on était beaucoup plus proche des modes d'action de sécurité intérieure que de ceux que peuvent mener des forces militaires. Heureusement, l'évolution vers Sentinelle II a permis des modes d'action plus dynamiques et de réduire la facture en effectifs immédiatement déployés tout en maintenant un volume en alerte sur court préavis. Nous avons d'ailleurs vécu trois « surges » à 10 000 hommes. Je m'interroge, un an après la mise en oeuvre de ce Sentinelle rénové, sur le visage que pourrait prendre Sentinelle III, pour deux raisons : d'abord parce que la menace diminue - et si les services de renseignement confirment cette situation, je pense que le moment est venu de ne pas inscrire Sentinelle dans une sorte de plan « Vigipirate » permanent - et ensuite parce qu'il est encore possible de faire évoluer nos modes d'action. Deux choses me paraissent importantes sur Sentinelle : d'une part la manière dont on se présente sur le territoire national, en termes d'action, d'autre part, la visibilité que l'on veut donner de nos soldats, vis-à-vis des Français ou de nos adversaires potentiels. Paris a retrouvé, en termes de visiteurs étrangers, le niveau qu'elle avait avant 2015. Je pense que le rôle et la place des soldats français déployés dans la capitale n'y sont pas étrangers. D'ici quelques semaines, je proposerai à la ministre un projet de Sentinelle III, pour accroitre la visibilité de la force armée sur le territoire, tout en baissant sa présence. Peut-être faudra-il revenir à des exercices en terrain libre, pour entretenir cette relation avec les Français ?

J'en viens maintenant à l'infrastructure. Il existe trois familles d'infrastructures. Il y a tout d'abord l'infrastructure de préparation opérationnelle, dans laquelle se trouvent par exemple les champs de tirs, dont certains nous offrent des possibilités exceptionnelles. Nous avons ainsi des champs de tirs en montagne - et très peu de pays en disposent encore. J'ai une attention particulière pour ces champs de tirs - pas forcément au plan financier - mais sur la capacité de pouvoir les entretenir et de les faire durer. Le deuxième type d'infrastructures est l'infrastructure capacitaire, qui représente une part importante. Il s'agit des bâtiments permettant d'abriter nos matériels, qui doivent désormais inclure la simulation, ce qui n'était pas le cas sur les matériels anciens. Ainsi, tous les matériels du programme Scorpion permettront de s'entrainer en utilisant la simulation. Lorsque l'on construit un bâtiment Scorpion, il faut donc inclure cette dimension liée à la simulation, de même qu'il faut inclure dans nos zones techniques une dimension liée à la digitalisation de la maintenance , qui fait que demain, on pourra en rentrant un Griffon à la base, le brancher à des outils de diagnostic et améliorer le MCO terrestre. Enfin, on a les infrastructures de vie courante.

C'est là que la question sur l'infrastructure rejoint l'enjeu de la gouvernance des crédits. Mon appréciation est tout à fait personnelle. Nous avons tous compris pourquoi en période de déconstruction et de pression budgétaire, nous avons été amenés à revoir notre architecture, en termes de positionnement des acteurs et au plan financier. Mais, nous avons construit un système avec des tuyaux d'orgue. Il nous manque des niveaux intermédiaires de cohérence. Si ce dispositif avait du sens en période de déconstruction, je ne vois pas comment il va pouvoir satisfaire à la reconstruction, et comment pouvoir intelligemment utiliser des crédits alloués de façon importante et nouvelle, avec le système antérieur. C'est la raison pour laquelle j'attire l'attention de la ministre et du CEMA sur ce point. J'ai été à l'état-major comme général dans la phase de déconstruction de l'armée. Depuis 2015, j'ai présidé à la reconstruction de l'armée de terre. J'ai vu les seuils critiques. Je suis intimement convaincu que si on applique la même gouvernance et les mêmes raisonnements en période de reconstruction qu'en période de déconstruction, nous n'aurons pas les effets physiques attendus. Pour moi, il n'est pas possible d'avoir une forte centralisation de la prise de décision dans la gestion des infrastructures du quotidien, alors que nous sommes en phase de reconstruction.

L'armée de terre a été très marquée par le logiciel Louvois. Nous avons encore des perturbations importantes qui nécessitent entre 3 000 et 5000 retraitements manuels par mois. Ces perturbations, traitées à la racine, ont des effets limités sur le personnel concerné et sur le plan financier (montant des trop versés divisé par 10 depuis 3 ans). Elles nécessitent néanmoins une importante structure de suivi et des effectifs dédiés. La ministre l'a indiqué, nous n'avons pas le droit d'échouer avec Source Solde. D'ailleurs, je ne sais pas s'il y a beaucoup d'institutions en France qui auraient supporté les problèmes rencontrés avec Louvois comme les armées les ont supportés. Si on avait un deuxième échec avec Source Solde, cela serait problématique. Le risque est aujourd'hui intégré. Les chefs d'état-major et les directeurs des ressources humaines sont directement impliqués. Très concrètement, je donnerai les feux verts au fur et à mesure des étapes d'évolution de Source Solde. Si j'estime que le calcul de la solde à blanc, qui va durer six mois, n'est pas au niveau, je donnerai un visa défavorable pour basculer sur le système final. C'est ce qui a manqué au système précédent. Toutes ces procédures de précaution génèrent du temps. L'armée de terre ne passera pas à Source Solde avant début 2020. C'est le prix à payer pour avoir un calculateur de solde extrêmement précis et fiable.

L'armée de terre n'a pas été demandeuse de beaucoup d'effectifs sur la loi de programmation militaire, qui n'en prévoit d'ailleurs pas. En effet, elle bénéficie d'une remontée en puissance depuis 2015. Ces effectifs sont aujourd'hui digérés. J'attire toutefois l'attention sur le taux d'encadrement. Le passage à Scorpion va nécessiter une élévation du taux d'encadrement. Ce dernier est légèrement inférieur à 12%. Celui d'un certain nombre d'armées européennes et de l'OTAN est d'environ 15%. En outre, si on doit être de plus en plus présent dans des missions concourant à la stratégie globale, que le Président de la République appelle de ses voeux - je pense en particulier à la capacité de reconstruire une armée partenaire, d'appuyer des actions de développement, de maintien de la paix, de sécurisation - ; si on veut être capable d'innerver l'OTAN ou des nouvelles structures liées à la défense européenne, il est nécessaire de pouvoir intégrer des officiers et des sous-officiers qui parlent des langues étrangères, d'avoir des cadres de contact capables d'encadrer des armées étrangères. Cela nécessite une hausse du taux d'encadrement. J'ai aujourd'hui deux soucis : la fidélisation et le taux d'encadrement. Il n'y a pas de génération spontanée dans les armées. Les capitaines ou les commandants qui constitueront les officiers d'état-major du corps de réaction rapide européen demain, doivent être recrutés aujourd'hui.

Pour le plan familles, l'armée de terre souligne régulièrement que ce plan concerne également l'amélioration des conditions de vie de nos soldats. Ainsi, l'arrivée du wifi gratuit dans les unités est un enjeu majeur en termes de perception. Je veille à ce que ce plan produise des effets adaptés à la fois sur les familles et sur les militaires.

En ce qui concerne l'innovation, j'ai décidé de mettre l'état-major de l'innovation de l'armée de terre sur le plateau de Satory. C'est là que sera implanté le Battle-Lab Terre, à proximité de la section technique de l'armée de terre. J'ai désigné un colonel et ai créé un nouveau métier à l'état-major, pour organiser, architecturer et donner de la cohérence aux différents projets qui peuvent naître partout dans l'armée de terre. En effet, nos soldats ont de très nombreuses idées en matière d'innovation, mais bien souvent elles ne sont pas organisées, ni suivies. Je compte également sur l'accent mis sur l'innovation dans la LPM pour obtenir des ressources financières. J'ai compris qu'Emmanuel Chiva, à la tête de l'agence d'innovation de défense, avait un budget de 1,2 milliard d'euros à disposition. L'armée de terre est dans une situation offensive pour capter une part de cette ressource. Mes objectifs majeurs portent notamment sur ce que peuvent apporter les énergies nouvelles - je pense à l'énergie solaire - pour réduire le poids d'emport des batteries, ainsi que la partie robotique : transport de munitions et tout ce qui peut alléger le combattant.

Je finirai par le Brexit. Les deux dernières missions opérationnelles menées conjointement avec les Allemands et les Britanniques se sont faites dans le cadre de l'eFP - la présence avancée renforcée. En Estonie, et en Lettonie, nous avons contribué à ce dispositif. La souplesse britannique, la capacité à organiser des dispositifs simples et permettant d'étudier ce qu'il y a face à nous sont très utiles. L'armée britannique contribue également à notre engagement au Sahel à travers la mise à disposition d'hélicoptères lourds à Gao pour pouvoir appuyer nos opérations. Il y a une coopération opérationnelle forte entre nos deux armées, et nous avons la volonté, quel que soit le devenir politique et économique, de l'entretenir. Elle est complémentaire de l'action que l'on mène avec l'armée allemande.

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