Dans quelques jours, lundi prochain, le régime de sanctions américaines contre l'Iran reprendra toute sa vigueur. C'est la conséquence du retrait des Etats-Unis du Plan d'action global commun (JCPoA en anglais). Le retrait des Etats-Unis est motivé par trois considérations : l'idée que le JCPoA n'offre pas de protection contre les ambitions nucléaires de l'Iran, notamment parce qu'il ne prévoit qu'une suspension de l'effort iranien, avec la perspective d'une reprise de son programme nucléaire dès 2025 ; le fait que le JCPoA ne vise pas explicitement les moyens balistiques iraniens, ce que les Iraniens soulignent pour justifier le développement rapide de leur programme balistique, qui inquiète naturellement les Occidentaux, mais plus encore l'Arabie saoudite ou Israël ; le fait que le JCPoA ne traite pas de l'autre dimension de l'action de l'Iran, à savoir son ingérence dans tous les foyers de tension de la région : Liban, évidemment, avec l'emprise toujours plus forte du Hezbollah dans ce pays ; Syrie, là encore de façon de plus en plus directe et déstabilisatrice ; Iraq, avec la tentative d'y influer en s'appuyant sur la partie chiite de la population ; Yémen, avec le soutien à la faction houthie contre la coalition saoudo-émiratie. Ces différents éléments expliquent, avec naturellement le changement politique à la tête des Etats-Unis, le revirement américain.
La décision américaine pose deux problèmes distincts aux pays européens : tout d'abord, elle met en péril le JCPoA, qui est pourtant, aux yeux de l'ensemble de la communauté internationale moins les Etats-Unis, l'Arabie saoudite et Israël, un élément de désescalade dans cette région si instable. Second problème, qui nous occupe plus directement aujourd'hui : les sanctions américaines ont, par leur très large spectre, une dimension extraterritoriale. En effet, le dispositif américain fait référence à la notion cruciale d'« american nexus », qu'on peut traduire par « point de connexion avec les Etats-Unis ». Le simple fait d'utiliser le dollar pour une transaction est déjà, aux yeux des Etats-Unis, un « american nexus », qui fait tomber cette transaction dans le champ du dispositif américain. C'est ce caractère extraterritorial qui a motivé l'important travail de nos collègues de la commission des affaires européennes. En effet, cette commission suit traditionnellement avec attention les relations commerciales entre les pays de l'Union européenne et les Etats-Unis. C'est là tout l'intérêt et la difficulté de ce dossier : il mêle en permanence le diplomatique et l'économique. L'économie comme arme diplomatique ; mais aussi, ne soyons pas naïfs, les postures diplomatiques comme arme économique, pour fermer des marchés aux concurrents européens. Que l'on prenne le problème sous l'angle diplomatique ou économique, l'attitude américaine est inacceptable pour les pays européens, car elle limite de façon significative notre souveraineté.
Avant de rentrer dans les détails techniques de ce dossier, je voudrais résumer la situation en faisant appel à cette citation de Montesquieu, que je trouve assez parlante : « C'est une expérience éternelle que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser ; il va jusqu'à ce qu'il trouve des limites ». Et voilà bien la clef de l'attitude américaine : les Etats-Unis prennent ces sanctions extraterritoriales, parce que leur puissance et leur rôle central dans l'économie mondiale le leur permet. C'est dire déjà que la réponse européenne ne peut être définie que si on conçoit une Europe-puissance. C'est la conception française, mais nous savons bien qu'elle est loin d'être partagée par tous les Etats membres de l'Union.
De fait, l'Union européenne n'est pas restée inactive quand les Etats-Unis ont développé, à partir de 1996 (loi d'Amato-Kennedy) leur régime de sanctions extraterritoriales. Dès novembre 1996 était adopté un règlement communautaire dit « règlement de blocage », qui prévoyait l'ineffectivité des sanctions extraterritoriales américaines sur le territoire de l'Union, et même l'interdiction pour les personnes et entreprises européennes de se soumettre à ce régime de sanction dans l'Union. La Commission a entrepris d'actualiser à l'été 2018 ce règlement, mais nos collègues de la commission des affaires européennes proposent d'appeler au renforcement de ce règlement, ce qui est bienvenu.
L'autre grande idée de la Commission européenne, soutenue en cela par les Etats-membres, est d'essayer de contourner l'effet extraterritorial des sanctions, par la création d'une forme de chambre de compensation internationale, inspirée de certains instruments financiers de titrisation, et appelée SPV (Special Purpose Vehicle, ou instrument à but spécifique). L'idée est de pouvoir à la fois éviter de recourir au dollar, et aussi éviter de recourir au système bancaire iranien, frappé par les sanctions américaines. Cette solution, qui a déjà reçu le soutien de principe de la Russie et de la Chine, est ingénieuse, mais il faut aussi avoir la lucidité d'en voir les limites. Tout d'abord, elle pose de nombreuses difficultés techniques, car il est loin d'être si facile de faire l'impasse sur le système bancaire de l'Iran. Ensuite, et plus fondamentalement, les circuits financiers, qui reposent essentiellement sur le système bancaire, sont un outil essentiel pour assurer la régulation des flux financiers, la transparence des transactions, la lutte contre la corruption ou contre le financement du terrorisme. Il y a donc aussi un risque inhérent à la constitution de dispositifs de contournement des circuits traditionnels.
S'il y a donc lieu de soutenir cette idée, son application effective prendra du temps. Du reste, un tel dispositif, s'il fonctionne, dépassera naturellement le seul cas iranien.
Avant de passer à l'examen des amendements, je voudrais conclure sur une note plus politique : je l'ai dit, si les Etats-Unis nous créent aujourd'hui cette difficulté, c'est qu'ils en ont la capacité. Face à cette réalité, nous sommes confrontés aux limites de la construction européenne. Les Etats-membres de l'Union ont-ils tous le souhait de s'affranchir ainsi des Etats-Unis, voire de s'y opposer ? Quand on songe à d'autres sujets de notre commission, comme la difficile construction d'une Europe de la défense par exemple, on peut en douter.
Par conséquent, la proposition de résolution européenne qui nous est soumise est très bienvenue, mais il faut aussi avoir conscience qu'une vraie riposte européenne suppose une volonté politique partagée, et que nous n'en sommes pas encore là. Au-delà de ce projet de SPV, il faudra faire avancer le rôle de l'euro comme monnaie d'échange internationale. Du moins, ces efforts de l'Union ont déjà le mérite d'exprimer aux Etats-Unis que nous ne nous résignons pas à accepter passivement leur volonté.