Intervention de Jean-Yves Le Drian

Réunion du 30 octobre 2018 à 14h30
La crise migratoire : quelle gestion européenne — Débat organisé à la demande de la commission des affaires étrangères et de la commission des affaires européennes

Jean-Yves Le Drian :

Monsieur le président, monsieur le président Cambon, monsieur le président Bizet, mesdames, messieurs les sénateurs, parce qu’elle engage nos principes et nos valeurs, mais aussi la stabilité de nos sociétés et de nos économies, la question des migrations est au cœur des objectifs de notre politique en matière de construction européenne et des préoccupations que nous partageons avec nos partenaires européens.

En 2015, 1, 8 million de personnes avaient franchi de manière irrégulière les frontières extérieures de l’Union. Depuis lors, la situation a considérablement évolué, les franchissements irréguliers ayant fortement décru. Les initiatives prises à l’échelon européen ont donc porté leurs fruits, puisque, entre le 1er janvier et le 21 octobre derniers, il n’y a eu que 115 400 migrations irrégulières.

L’Europe n’est par conséquent plus confrontée à une crise migratoire aiguë. Toutefois, malgré sa nette diminution, le flux d’arrivées reste continu. Construire une politique migratoire commune pérenne et résiliente est donc une nécessité.

Les orientations du Conseil européen de juin, qui constituaient un compromis que beaucoup disaient impossible et qui ont été confirmées par le Conseil européen du 18 octobre dernier, sont pour nous une feuille de route qui nous engage tous. Ce plan d’action repose sur une démarche globale, couvrant l’ensemble de la chaîne migratoire, depuis les pays d’origine jusqu’à l’action sur le territoire même des États membres. Seule une démarche globale de ce type est à même de fonder une nouvelle politique migratoire, harmonisée et cohérente. Elle repose sur trois piliers : un meilleur contrôle des frontières extérieures de l’Union, le renforcement de nos règles internes et le renforcement de notre action extérieure.

Tout d’abord, la réponse européenne à la crise migratoire s’appuie sur un effort significatif, réalisé ces dernières années et qui doit être amplifié, pour renforcer le contrôle des frontières extérieures de l’Union.

Nous disposons aujourd’hui, pour la gestion de nos frontières extérieures, de systèmes d’information opérationnels. Le système d’information Schengen vient d’être considérablement renforcé. Le règlement sur l’interopérabilité, en discussion avec le Parlement européen, devrait faciliter la consultation des six fichiers centraux de l’Union et, partant, l’amélioration des contrôles. Le système d’entrée et de sortie devrait être opérationnel en 2020 et le système d’information et d’autorisation concernant les voyages, ETIAS, en 2021.

En vue d’améliorer notre gestion commune des frontières extérieures, la Commission européenne a présenté, le 12 septembre dernier, une nouvelle proposition, que la France a accueillie favorablement, à l’instar de la majorité des États membres. Il s’agit, comme le Président de la République l’avait proposé voilà un an, de faire de l’agence FRONTEX une véritable police des frontières européenne, forte de 10 000 agents d’ici à 2020. Celle-ci serait en mesure à la fois d’apporter son soutien aux États membres subissant une forte pression migratoire et de coopérer avec les pays tiers.

Le renforcement de nos moyens de gestion des frontières sera également un point important des négociations sur le futur cadre financier pluriannuel, pour lequel nous soutenons la priorité donnée à la politique migratoire dans son ensemble. Il est proposé par la Commission plus de 30 milliards d’euros sur la période 2021-2027 pour le programme « Migrations et gestion des frontières », ce qui revient à multiplier par trois les crédits affectés à la gestion des frontières.

Le deuxième pilier de la réponse européenne à la crise migratoire est le renforcement des règles internes, c’est-à-dire applicables aux migrants sur le territoire de l’Union.

Comme vous le savez, la Commission a proposé au printemps 2016 une révision des sept textes constituant l’architecture du régime d’asile européen commun, dont la crise migratoire de 2015 avait mis en lumière les insuffisances. Les discussions achoppent encore sur certains points, en particulier l’équilibre entre responsabilité et solidarité, si bien que la réforme progresse de façon inégale.

Deux textes sont encore en discussion au Conseil : d’une part, le règlement Dublin, qui détermine l’État membre responsable du traitement d’une demande d’asile ; d’autre part, le règlement Procédures, qui porte sur les garanties procédurales pour le traitement des demandes d’asile, l’examen technique de ce dossier se poursuivant au niveau des experts.

En attendant qu’un compromis soit trouvé, nous continuons à faire notre part et à participer au mécanisme temporaire ad hoc mis en place cet été, qui a permis une répartition, sur une base volontaire entre États membres, des migrants ayant besoin de protection secourus en mer.

Nous continuons également à travailler avec nos partenaires à Bruxelles, dans le respect du droit international et du principe de non-refoulement, à la définition des concepts de « centres contrôlés » et – je reviendrai sans doute sur ce point dans le cadre des questions – non pas de « plateformes de débarquement », mais d’« arrangements de débarquement » avec les pays tiers, proposés par le Conseil européen en juin.

L’approche migratoire globale inclut également le volet important des migrations légales. Nous sommes favorables à des voies de migrations sûres et légales, ainsi qu’à une politique européenne concertée à cet égard.

Quant au troisième pilier sur lequel repose la réponse européenne à la crise migratoire, il s’agit du renforcement de notre action extérieure dans ce domaine.

Il est essentiel de maintenir une coopération étroite et exigeante avec les pays d’origine et de transit des migrants, notamment au sud de la Méditerranée.

À l’échelon régional, plusieurs forums de dialogue existent : les processus de Rabat, de Khartoum et de La Valette nous permettent d’échanger avec un certain nombre de pays africains.

Ce dialogue stratégique, nous le menons aussi nous-mêmes, à l’échelle bilatérale, avec chacun des pays partenaires.

Permettez-moi d’évoquer plus en détail les principaux chantiers sur lesquels nous devons encore avancer avec les pays tiers.

Le premier chantier est celui du renforcement capacitaire.

Il s’agit de renforcer les moyens des pays d’origine pour que ceux-ci puissent mieux gérer les flux migratoires. C’est ce que nous faisons au niveau européen. Par exemple, le Maroc et la Tunisie viennent de recevoir de l’Union européenne 55 millions d’euros pour des projets de renforcement capacitaire de leurs garde-côtes ; et nous assurons nous-mêmes, à titre bilatéral, la formation des garde-côtes.

Deuxième priorité : la lutte contre les trafics.

Il faut intensifier la lutte contre les réseaux de passeurs et contre les trafics de migrants et d’êtres humains en général. Et nous avons, à cet égard, engagé des processus.

Monsieur le président Cambon, vous avez fait référence à l’expérience nigérienne. Je me suis déjà rendu à deux reprises et à Niamey et à Agadez pour vérifier le dispositif dont il est question ; c’est un mécanisme très performant, qui permet une bonne collaboration entre les acteurs, ainsi qu’un renforcement des capacités et de la lutte contre les trafics.

Un dispositif à peu près similaire, quoiqu’il ne soit pas exactement construit selon les mêmes termes, a été mis en place de manière bilatérale à Dakar, au Sénégal. Et nous poursuivons dans cette logique, qu’il nous faut renforcer : c’est une logique très pertinente, qui donne de très bons résultats dans la lutte contre les migrations illégales et surtout dans l’identification des passeurs.

Par ailleurs, nous avons pris l’initiative, en Libye, d’un régime de sanctions qui a permis au Conseil de sécurité des Nations unies de prendre des mesures fortes et spectaculaires contre plusieurs passeurs, mesures dont un comité des sanctions garantit l’application. Nous souhaitons qu’un régime horizontal permettant de sanctionner les passeurs, quelle que soit la route sur laquelle ils opèrent, soit adopté à l’échelon européen.

Troisième point : la réinstallation.

Nous entendons poursuivre, en étroite collaboration avec l’OIM, l’Organisation internationale pour les migrations, et le HCR, le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, les réinstallations de réfugiés. La France prend toute sa part de ce travail.

Quatrième point : les retours. Il s’agit là, selon nous, d’une condition sine qua non de l’acceptation de ces nouveaux outils par les Européens.

Il faut faire en sorte que les retours de migrants irréguliers vers leur pays d’origine et les réadmissions soient mis en œuvre de manière efficace. À cet égard, l’Union européenne a conclu des arrangements sur les procédures de réadmission avec de nombreux pays, le dernier en date étant la Côte d’Ivoire – un accord a été conclu la semaine dernière, lors d’un déplacement que j’ai effectué sur ce thème.

Il nous faut utiliser tous les leviers à notre disposition pour améliorer et accélérer les retours – j’ai entendu les observations des deux présidents de commission tout à l’heure ; je les partage –, y compris la politique des visas, qui nous permet de peser sur les décisions relatives aux dispositifs de retour et sur leur mise en œuvre.

Dernier point, qui a également été mis en valeur par les deux présidents de commission : le développement.

C’est par le biais de notre action de développement que nous apporterons les réponses de long terme qu’exigent les défis démographique, sécuritaire, économique, voire climatique, qui sont les causes profondes des migrations.

Tel est notamment l’objet du Fonds fiduciaire d’urgence pour l’Afrique, le FFU, doté de 4 milliards d’euros, qui a déjà permis de financer de nombreux programmes. C’est aussi dans cette perspective que le Président de la République a souhaité prendre l’initiative de l’Alliance pour le Sahel, dont la mise en œuvre opérationnelle commencera lors d’une rencontre au sommet qui aura lieu au début du mois de décembre à Nouakchott, en Mauritanie.

Messieurs les présidents de commission, mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, contrairement à ceux qui ne cherchent qu’à entretenir cette question pour mieux l’instrumentaliser, nous agissons pour trouver, avec nos partenaires en Europe, des solutions à la fois efficaces, dignes et respectueuses des droits fondamentaux et de nos valeurs.

Le phénomène des migrations est appelé à durer ; c’est en mettant en place un partenariat global fondé sur les principes que je viens d’évoquer et en incitant chaque acteur concerné à prendre ses responsabilités que nous parviendrons à maîtriser l’ensemble de cette question.

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