Depuis cinq ans, les années se suivent et se ressemblent pour la branche AT-MP. Depuis qu'elle a renoué avec un résultat positif en 2013, elle cumule les excédents si bien que ses capitaux propres pourraient atteindre, en 2018, 2,8 milliards. Les voyants sont effectivement au vert : une dette entièrement apurée depuis 2016, un solde cumulé qui pourrait avoisiner les 5 milliards en 2020 selon les projections du PLFSS 2019, et un taux de cotisation reparti à la baisse depuis 2015.
Comment la branche est-elle parvenue à ce redressement spectaculaire ? Tout d'abord, ses fondamentaux sont supportés par des éléments structurels et conjoncturels favorables. La sinistralité diminue, avec une fréquence des accidents du travail stabilisée à un niveau historiquement bas, de l'ordre de 33,4 accidents pour 1 000 salariés, et une diminution du nombre de maladies professionnelles d'un peu plus de 4 % en 2016 par rapport à 2015. Cette tendance peut être attribuée aux efforts de prévention déployés par les entreprises mais aussi à la baisse du nombre de salariés dans le secteur industriel. Les dépenses de la branche ont ainsi légèrement diminué en 2017. Dans le même temps, le produit des cotisations progresse, malgré les baisses successives opérées de 2015 à 2018, sous l'effet du dynamisme de la masse salariale. Cette situation excédentaire tient également à l'organisation et au fonctionnement atypiques d'une branche empreinte d'une forte culture paritaire. Le rééquilibrage de ses comptes doit en effet beaucoup à l'esprit de responsabilité des partenaires sociaux. L'augmentation des cotisations AT-MP combinée aux efforts de la Cnam pour renforcer ses procédures de contrôle interne et diminuer le coût des contentieux ont permis de rétablir une situation financière saine et durable.
Je suis donc tenté de parler de gestion exemplaire, même si, bien entendu, des marges de progrès existent, en particulier pour améliorer les procédures de reconnaissance des maladies professionnelles. Néanmoins, cette branche a su réagir dans des délais rapides à une crise douloureuse, après trois refus de certification de ses comptes par la Cour des comptes de 2010 à 2012. Les efforts des partenaires sociaux méritent donc d'être, une nouvelle fois, salués.
Quand on fait des efforts, on s'attend à ce qu'ils soient récompensés. C'est d'autant plus vrai dans le cas d'une branche qui repose sur une puissante logique assurantielle : si la sinistralité diminue, les cotisations devraient baisser. C'est du reste la logique qui a prévalu au cours des dernières années, puisque le taux de cotisation a diminué de près de 9 % sur la période de 2015 à 2018. Compensée par une hausse du taux de cotisation maladie garantissant une stricte neutralité du coût du travail, cette baisse n'a d'ailleurs pas empêché la branche AT-MP de continuer à dégager des excédents. Mais cette logique vertueuse est en passe d'être sérieusement mise à mal par la stratégie du Gouvernement pour rééquilibrer les comptes de la sécurité sociale. Toute nouvelle baisse des cotisations AT-MP est écartée pour 2019, si bien que leur produit progressera de près de 4 % quand les recettes de l'ensemble des régimes de base et du FSV ne croîtront que de 2,3 %. La branche AT-MP est ainsi placée délibérément en situation de surfinancement, pour des motifs qui n'ont plus rien à voir avec sa raison d'être, à savoir : réparer et prévenir. De façon désormais assumée par le Gouvernement, la capacité de financement de la branche est mobilisée, et même détournée, pour poursuivre le désendettement des autres branches. Tout cela sous couvert d'un leitmotiv assez confortable : la « solidarité inter-branches ».
La ficelle est un peu grosse : le Gouvernement ramène à zéro à partir de 2020 le solde des branches maladie et famille, et maintient dans le même temps un excédent de la branche AT-MP à 1,3 milliard jusqu'en 2022, soit exactement le montant nécessaire pour compenser en trésorerie le solde des autres régimes de base à cette même date. Difficile d'y voir une coïncidence.
On comprend mal la logique qui consiste à prélever le produit des cotisations AT-MP pour alléger la dette cumulée dans la protection contre d'autres risques. L'impératif de cohérence de notre système de protection sociale devrait, selon moi, conduire le Gouvernement à augmenter le taux de cotisation maladie et à baisser à due concurrence le taux de cotisation AT-MP, sans effet sur le coût du travail, comme ce fut déjà le cas les années précédentes. C'est d'autant plus vrai que la logique assurantielle de la branche est déjà minée par des transferts dont le poids croissant tend à remettre en cause la responsabilisation des entreprises. Ces transferts, d'un montant de 2,6 milliards en 2019, représentent désormais plus de 21 % des dépenses prévisionnelles de la branche et viennent accentuer la part mutualisée du taux de cotisation. Parmi ces transferts, figure bien entendu la prise en charge de l'indemnisation des victimes de l'amiante, au travers du Fonds d'indemnisation des victimes de l'amiante (Fiva), à hauteur de 260 millions en 2019, et du Fonds de cessation anticipée d'activité des travailleurs de l'amiante (Fcaata), à hauteur de 532 millions. Les dotations de ces fonds diminuent en 2019, respectivement de 4 % et 13 %, compte tenu de la baisse tendancielle des demandes d'indemnisation et du nombre d'allocataires. On peut en effet penser que le nombre de personnes atteintes par l'amiante va diminuer. Toutefois, le plafond des demandes potentielles d'indemnisation des victimes de l'amiante n'a pas encore été atteint. Le délai de latence des pathologies les plus graves liées à l'exposition à l'amiante, dont le mésothéliome, peut aller jusqu'à 40 ans, de sorte qu'un nombre plus important de dossiers d'indemnisation pourrait à l'avenir être déposé auprès du Fiva puisque l'utilisation de l'amiante n'est interdite que depuis 1997.
Le sujet principal des transferts reste celui du milliard d'euros reversé par la branche AT-MP à la branche maladie au titre de la sous-reconnaissance des maladies professionnelles. Pour la cinquième année consécutive, le montant de ce transfert est maintenu à un milliard d'euros, contre 137 millions en 1997. La commission chargée d'objectiver cette dépense, présidée par un magistrat de la Cour des comptes, ne publie son évaluation que tous les trois ans et ne propose généralement qu'une fourchette allant presque du simple au double : elle estime ainsi que le coût de la sous-déclaration est compris entre 815 millions et 1,53 milliard. Coup de chance, le Gouvernement a coupé la poire en deux... Cependant, nous ne pouvons nous satisfaire de ce montant estimé à la louche qui ne tient pas compte des efforts déployés par la branche pour améliorer la reconnaissance des maladies professionnelles : le maintien de cette dotation à un milliard d'euros entretient de plus en plus le sentiment d'un détournement des excédents de la branche AT-MP au profit du rééquilibrage de la branche maladie.
Outre la problématique de la sous-reconnaissance, les transferts continuent de comporter un certain nombre d'inconnues. Le coût des dispositifs de pénibilité que sont le compte professionnel de prévention et le départ en retraite anticipée en cas d'incapacité permanente devrait connaître une augmentation de plus de 130 % sur la période 2018-2021. Une autre inconnue réside dans l'indemnisation des victimes du chlordécone, à laquelle s'est engagé le Président de la République, d'autant que, selon Santé publique France, la contamination des sols aurait touché 90 % de la population adulte de la Guadeloupe et de la Martinique. Les méfaits de ce pesticide obligent à réfléchir aux conséquences sur la santé de nos agriculteurs et de leurs familles de l'utilisation des produits phytosanitaires dans notre agriculture. Je rappelle que le Sénat a adopté en février de la proposition de loi de notre collègue Nicole Bonnefoy, visant à créer un fonds d'aide aux victimes de produits phytopharmaceutiques.
J'en viens à l'article 44. Les rentes AT-MP et l'allocation de cessation anticipée d'activité des travailleurs de l'amiante sont incluses dans cet article qui prévoit la sous-revalorisation de prestations sociales. Il est pour le moins surprenant que les bénéficiaires d'une rente AT-MP soient pénalisés à l'heure où le Gouvernement revendique une politique privilégiant la rémunération de l'activité. Le pouvoir d'achat de ces anciens salariés se voit amputé alors même que leur rente est censée réparer, forfaitairement et non pas intégralement, un préjudice permanent subi sur leur lieu de travail.
En conclusion, nous déplorons que le Gouvernement ait décidé d'écarter une nouvelle baisse du taux de cotisation AT-MP, ce qui serait logique compte tenu de la situation financière de la branche. La détermination de ce taux relevant du pouvoir réglementaire, je ne pourrai déposer d'amendement, mais j'alerterai la ministre en séance publique en lui rappelant les fondamentaux d'une branche assurantielle. Sous ces réserves, je vous invite à vous prononcer en faveur de l'objectif de dépenses de la branche fixé à 13,5 milliards pour l'ensemble des régimes de base pour 2019.