Intervention de Amiral Christophe Prazuck

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 10 octobre 2018 à 9h45
Projet de loi de finances pour 2019 — Audition de l'amiral christophe prazuck chef d'état-major de la marine

Amiral Christophe Prazuck, chef d'état-major de la Marine :

Bonjour à tous, quelques mots d'abord sur les faits opérationnels marquants depuis que nous nous sommes vus cet été :

Comme je l'avais évoqué avec vous il y a quelques mois, nous avons depuis 2015, en permanence, une frégate de combat en Méditerranée Orientale, au large de la Syrie. Elle remplit deux rôles principaux :

- Un rôle de suivi de situation (tenue à jour de la situation tactique en mer, veille radio et radar au-dessus de la terre) qui contribue à notre autonomie d'appréciation de situation. Ce n'est pas le seul senseur sur le théâtre mais c'est une source indépendante précieuse pour reconstituer l'image complète du théâtre ;

- Un rôle de « pied dans la porte » : rester intégrés aux réseaux alliés (réseaux de commandement, liaisons de données tactiques, renseignement...) pour être capables à tout moment d'y intégrer une force navale de plus grande ampleur.

Cette permanence nous a permis de constater, en 3 ans, le changement d'environnement tactique : d'abord, quantitatif (25 bâtiments russes en Méditerranée début septembre) ; ensuite, en terme de posture (avec un marquage régulier de nos unités).

Actuellement c'est l'Auvergne qui patrouille en Méditerranée orientale. Vous avez tous suivi il y a quelques semaines l'engagement par méprise d'un Iliouchine 20 russe par la défense antiaérienne syrienne. Les missiles sont passés à quelques nautiques de l'Auvergne.

Je crois profondément que la conjonction de la présence de forces navales nombreuses de postures déclaratoires agressives et d'une image tactique extrêmement complexe et imbriquée rend la zone réellement dangereuse, et que le risque qu'une de nos unités soit, à l'avenir, la cible, volontaire ou non, d'un tir de missile, est bien réel.

Et ce n'est pas la seule partie du monde où ce risque existe. Dans le détroit de Bab-el-Mandeb, au sud de la mer Rouge, par exemple, une dizaine de bâtiments militaires et de commerce ont été attaqués. Nous devons nous réapproprier la réalité de cette menace ; ça veut dire que nous devons recompléter nos stocks de munitions, j'y reviendrai ; ça veut dire que nous devons changer notre politique d'entraînement au tir, c'est l'une des mesures du plan Mercator dont je vous dirai quelques mots à la fin.

Deuxième fait opérationnel marquant, c'est la saisie de 7,5 tonnes de haschich par la frégate Floréal il y a trois semaines dans le nord de l'océan Indien. Il s'agit d'une frégate basée à la Réunion, travaillant en tandem avec les Australiens, sous commandement interallié du CTF 150, comprenant 33 pays. La drogue vient probablement d'Afghanistan, elle atterrit en Afrique de l'Est, elle retraverse l'Afrique du sud au nord et une grande partie revient en Europe, en contribuant à entretenir, comme vous le savez, la criminalité armée tout au long de sa route.

Même si ça demande des savoir-faire très élaborés, avec du renseignement en amont, des commandos, des tireurs d'élite et tout un équipage bien entraîné, c'est quand même plus facile d'intercepter 7,5 tonnes en une fois que des millions de « barrettes » dans les rues.

Quand je dis « notre défense commence au large », c'est exactement ça. Quand je dis « une marine d'emploi » (j'y reviendrai), c'est exactement ça. Une marine d'emploi, c'est une frégate française, habituée de ces zones, habituée à travailler avec les Australiens et la coalition dans la TF 150, parce que toute l'année, depuis fin 2001, il y a en permanence un bâtiment français déployé dans cette zone du nord de l'Océan indien.

Une marine d'emploi c'est ça : c'est une frégate qui a l'endurance, le carburant, les appuis logistiques, les pièces de rechange, les munitions et les vivres pour passer 4 à 5 mois à des milliers de kilomètres de son port-base. C'est un défi de tous les jours. Nous avons connu des marines qui étaient des marines d'emploi il y a dix ans et qui ne le sont plus.

Troisième fait opérationnel marquant : le record absolu battu le 18 août dernier par un hélicoptère Dauphin de la marine nationale en Polynésie, pour porter secours à un homme signalé dans un état critique aux Tuamotu, qui a été ramené et soigné à Tahiti. L'hélicoptère a parcouru un total de 3 246 km en quatorze heures.

Cet exploit illustre d'une part les distances considérables que recouvre notre zone maritime, notamment dans le Pacifique Sud, et d'autre part le fait que, aux Tuamotu comme dans beaucoup d'autres endroits dans le monde, les moyens de la Marine nationale, et notamment les aéronefs, sont souvent les premiers et parfois les seuls à pouvoir mener ce type de mission d'assistance et de sauvetage.

Quatrième et dernier fait opérationnel marquant que je voulais vous présenter, c'est le retour, il y a quelques jours, de la 500e patrouille de SNLE. 500e patrouille depuis le Redoutable en janvier 1972. C'est une prouesse à plusieurs égards : opérationnelle, technique et humaine bien entendu. Je voudrais revenir sur l'aspect technique. C'est en réalité une double prouesse technique :

- d'abord, avoir construit successivement deux générations de SNLE, des programmes qui courent sur plusieurs décennies, leurs missiles, leurs infrastructures, sans aucune interruption, sans aucune baisse de performance opérationnelle, en toute autonomie ;

- ensuite, les avoir entretenus pendant 47 ans, sans faire aucun écart, aucun compromis, parce qu'à plusieurs centaines de mètres de profondeur il n'y a pas d'assistance, pas de hotline ;

- pendant 47 ans, ce sont des parlementaires comme vous qui ont soutenu la Force Océanique Stratégique, voté 47 lois de finances, 47 annuités de crédits d'équipements et de crédits d'entretien. Pendant 47 ans, ce sont des générations de parlementaires qui, dans 47 lois de finance successives, ont fait le choix du long terme et de l'indépendance nationale.

Venons-en maintenant à ce projet de loi de finances 2019. Première chose, il est conforme, à la virgule près, à la loi de programmation militaire.

Deuxième chose, il va nous permettre, très concrètement, dès l'an prochain, de combler des ruptures capacitaires : par exemple, un nouveau patrouilleur aux Antilles, la Combattante : c'était notre plus ancienne RTC, depuis 2010, Troisième chose, le renouvellement de nos moyens de combat, j'y ai déjà fait référence tout à l'heure, se poursuit : livraison de la FREMM n°6, la Normandie, et des deux premiers Atlantique 2 rénovés. J'ai choisi ces deux exemples parmi d'autres parce que le renouvellement de nos moyens de lutte sous la mer est aujourd'hui un enjeu absolument fondamental. En face, nos adversaires potentiels, eux aussi, renouvellent leurs capacités de lutte sous la mer à un rythme inédit depuis la guerre froide.

Quatrièmement, la préparation de l'avenir. Dès 2019, nous allons lancer les études pour un nouveau porte-avions. La construction du Charles de Gaulle a été lancée en conseil de Défense en 1980 ; il a été admis au service actif en 2001, 21 ans après : vous avez en moyenne une chance tous les 39 ans de voter le lancement d'un nouveau programme de porte-avions...

Bien sûr, nous allons continuer à mettre en oeuvre pendant plusieurs années des unités anciennes, dont l'entretien coûte plus cher et qui sont plus sujettes aux pannes et aux aléas. Bien sûr, nous allons continuer à faire des choix, comme celui de prolonger certains SNA de type Rubis ou certains patrouilleurs, parce que nous en avons besoin pour mener nos opérations.

Mais pour l'année à venir, je voudrais insister plus particulièrement sur deux points de vigilance.

Un, les munitions. Pendant plusieurs années, je dirais environ deux décennies, notre investissement dans les munitions, notamment les munitions complexes comme les missiles ou les torpilles, a reflété l'environnement stratégique dans lequel nous opérions : suprématie aérienne, absence de menace sous-marine.

Cet environnement a brutalement changé, je vous en ai parlé tout à l'heure : menace missiles, menace sous-marine, zones contestées comme au large de la Syrie.

Il va falloir des années pour remonter la pente, des années pour recompléter nos stocks, des années pour avoir en soute suffisamment de missiles pour que nos frégates puissent en tirer régulièrement, pour s'entraîner, s'aguerrir, se familiariser avec le tir. Pour vous donner un ordre de grandeur, aux Malouines, les frégates britanniques ont tiré en 100 jours 33 Sea Dart (l'équivalent de nos Aster 30 d'aujourd'hui) et une centaine de Sea Cat (l'équivalent de nos Aster 15).

Deux, les ressources humaines. C'est, je pense, notre plus grande vulnérabilité aujourd'hui. Je l'ai dit et répété ici, nos marines voisines sont en train d'être sérieusement fragilisées par le manque de marins. Mon premier chantier pour l'année 2019, c'est la fidélisation des marins. La fidélisation de ces marins que nous nous donnons tant de mal pour recruter et que nous formons si bien.

J'espère pouvoir attribuer dès 2019 une prime de lien au service, qui nous permettra de donner une prime compétitive pour fidéliser des spécialistes qui voudraient quitter la marine trop tôt.

Dès 2019, nous allons passer à deux équipages pour une frégate à Brest, l'Aquitaine, une frégate à Toulon, le Languedoc, et un patrouilleur à Cherbourg, le Flamant.

C'est une mesure indispensable pour retrouver l'attractivité de l'embarquement. Lorsqu'on me demande si cette mesure était indispensable, je réponds : j'avais deux choix : deux équipages ou zéro.

Une marine qui veille précieusement sur ses RH, une marine déployée sur toutes les mers du monde, une marine qui se prépare au combat de haute intensité, une marine qui prépare l'avenir à long terme. Voilà mes priorités. Maintenant que la loi de programmation militaire est lancée, voilà les quatre axes du plan stratégique qui va guider l'action de la marine pour les années à venir, le plan Mercator : une marine d'emploi / une marine de combat / une marine en pointe / une marine qui compte sur chaque marin.

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